Le tour du propriétaire
« Quoi de neuf, mon ami ? » Vernon Keenan salue un homme imposant à l’air timide nommé John Gibson, dans l’ascenseur principal du Bureau d’Investigation de Géorgie (GBI), alors que les portes s’ouvrent et que Keenan s’y engouffre. Le sommet de son crâne dégarni arrive à peine au-dessus des épaules de Gibson. « — Tout va bien, monsieur. Et vous, comment allez-vous ? — Tu t’es tenu à carreau ? » Les portes se referment. « — Oui, m’sieur. » — Cet homme ici présent opère dans un service entièrement composé de femmes », explique Keenan aux autres occupants de l’ascenseur. Puis, se retournant vers Gibson, qui travaille au service des archives des casiers judiciaires du GBI : « — Le seul homme là-bas, pas vrai ? — Oui, m’sieur. — Je compatis vraiment pour lui. Je ne sais pas comment il fait pour ne pas devenir fou. — Il m’a dit que si jamais il me voyait me jeter du toit, dit Gibson, il saurait pourquoi. — Je lui dis comme ça : “Va tout en haut de l’immeuble et saute dans le vide. Fais-ça bien.” » Tout le monde rigole, mais Gibson a l’air nerveux. Ding. Keenan quitte l’ascenseur et passe le bureau de la réception. Dans le hall, quelques employés regardent avec curiosité – peut-être mêlée d’inquiétude – le directeur du GBI accompagner un visiteur au parking.
Il se dirige nonchalamment vers une Chevrolet Tahoe blanche, garée sur l’un des emplacements les plus proches du bâtiment. Elle ne présente ni plaque personnalisée, ni insignes du GBI, ni chauffeur prêt à démarrer. « C’est ce qu’on a avec le kit du policier standard », commente Keenan à propos de son véhicule de fonction (sa voiture personnelle est une Toyota 4Runner de 2000 avec 300 000 km au compteur). « La seule différence, c’est que j’ai une radio encryptée à 800 MHz et une radio à haute fréquence dans celle-ci, qui me permettent de parler à tout le monde et à n’importe qui. Non pas que je les utilise souvent. » Il actionne un interrupteur et une bonne douzaine de lumières bleues s’illuminent à l’extérieur de la Tahoe. « Croyez-le ou non, je suis tombé sur un agent qui comptait plus de gyrophares que moi, dit Keenan. On a la même conception des équipements d’urgence. » « Ces pneus sont profilés pour la vitesse », poursuit-il, se penchant légèrement pour donner une tape sur l’épais caoutchouc. « Ils sont conçus pour du 250 km/h. Bien sûr, cette voiture ne monte pas jusque là, mais ces pneus ne crèveront jamais. J’ai aussi un alternateur haute performance, un refroidisseur d’huile à toute épreuve, des suspensions spéciales et un moteur 5,8 L. » Une voiture conçue pour la performance et la vitesse. À l’intérieur, la visite guidée continue : il y a des bouteilles d’eau, des vêtements propres pour trois jours, quatre parapluies, un extincteur dont Keenan s’est servi une fois pour éteindre un bus dont le moteur avait pris feu alors qu’il était en route pour donner un cours à l’université (« mon costume bleu marine était couvert de poudre grise »), une trousse de premiers secours (« à un endroit où je peux l’atteindre facilement »), un cric (« je viens en aide aux gens qui sont en panne quand je peux »), un gilet pare-balle standard (« si j’ai besoin de le mettre, c’est que les choses se gâtent sérieusement »), un défibrillateur (« je me suis retrouvé à côté d’un gars qui est mort parce qu’il n’y en avait pas »), un fusil à pompe (sans commentaire), et un coussin cylindrique (« pour mon foutu dos »). Il est quasiment tout le temps au téléphone lorsqu’il conduit ; et lorsqu’il raccroche, il écoute des livres audio à la place. Le dernier en date était Bloody Crimes, de James Swanson. Dans une vie aussi déterminante que celle de Keenan, il n’y a pas de place pour la musique, et la Tahoe reste toujours muette : « Comme disait Ulysses S. Grant, dit-il, je ne connais que deux chansons : l’une d’entre elles est “Yankee Doodle”, et l’autre non. » Pas le temps non plus pour les réseaux sociaux : « Sur l’autoroute de l’information, je suis un animal écrasé. Je ne fais rien à part envoyer des mails. » En revanche, il trouve le temps pour laver sa voiture à la main. « Je me suis toujours dit que, comme l’État me fournit une voiture, la moindre des choses est de l’entretenir. »
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Le père de Vernon Keenan était un entrepreneur de pompes funèbres qui tenait boutique dans le sud-est de la Géorgie. Keenan a pour ainsi dire grandi là, au milieu des cadavres. L’un de ses plus vieux souvenirs est de se trouver avec son père à la morgue, tandis que celui-ci embaume le corps sans vie d’un enfant. Il se tient assis sur une chaise, à regarder, lorsque sa mère fait son entrée et lui explique que l’enfant a été victime de maltraitance. Alors âgé de sept ans, Keenan a été profondément marqué par ce moment, bien qu’il n’ait pas eu d’influence sur sa vie avant bon nombre d’années. Il est maintenant confortablement installé dans son fauteuil pivotant, dans la salle de conférence d’un bâtiment en briques de trois étages du comté de DeKalb : le siège du Bureau d’Investigation de Géorgie, où Keenan travaille depuis quarante ans. Derrière lui se trouve le parking du GBI et l’entrée de l’immeuble. Si un danger approche, il le verra. Il déteste les surprises, et être préparé à tout est une valeur qu’il place au sommet de son échelle personnelle. C’est pour cette raison qu’il emporte des vêtements estampillés GBI supplémentaires à l’arrière de la Tahoe : juste au cas où il se produirait quelque chose de grave quelque part en Géorgie – ce qui arrivera immanquablement – et qu’il doive y passer la nuit. Ses initiales, VMK, sont brodées dans la poche de sa chemise, au cas où quelqu’un aurait besoin d’un pense-bête : Vernon Mack Keenan Jr., directeur du GBI.
« Vernon m’a impressionné par son professionnalisme, il est continuellement à la recherche de la vérité. » – Sonny Perdue
Il porte des lunettes sans monture (il est hypermétrope), des cheveux coupés ras qui semblent fuir sa tête – tels des criminels capillaires –, et une bedaine qu’il a porté fièrement à chacune de ses douze participations au marathon de Peachtree Road. Il mesure tout juste 1 mètre 80 et ses bras courts reposent sur les bras de son fauteuil pivotant. « La meilleure chose qui me soit arrivée, déclare Keenan, s’est produite quand j’étais en fin de primaire : notre télévision a lâché. Papa n’avait pas d’argent pour la réparer, nous avons donc passé tout l’été sans télé. Et ma tante possédait tous les numéros de Reader’s Digests depuis 1935. Je les ai tous lus. » Le monde se révélait plus complexe – et empli de communistes – qu’il ne l’avait imaginé jusqu’ici. L’accent de Keenan lui vient de Waycross, en Géorgie, où il a grandi avec ses quatre frères et sœurs, préférant le scoutisme et les livres au sport et aux bagarres. Outre son apparence peu intimidante, son accent a contribué à ce que beaucoup le sous-estiment durant ses jeunes années. C’est un accent typiquement traînant : le mot « on » est prononcé « own », « killed » devient « keeled » et « siren » se change en « sigh-reen ». C’est ainsi qu’on parle dans le sud-est géorgien. L’Institut de Valdosta, l’Université de Columbus, l’Institut de Commandement de l’Association des Chefs de la Police de Géorgie… tous ces endroits où il a obtenu ses diplômes ne gomment pas l’accent d’un homme ou sa détermination : ils les renforcent. « Une sacrée veine », par exemple, est la façon qu’il a de décrire ce qu’il s’est passé à l’école élémentaire McNair de DeKalb en août dernier, lorsque Michael Brandon Hill s’est pointé avec un fusil d’assaut et près de 500 cartouches – mais que personne n’est mort.
Un flic modèle
Après avoir passé un an en tant qu’officier dans la police de DeKalb en 1972, il est devenu agent spécial du GBI au nord-ouest de la Géorgie, où il a travaillé sur des enquêtes aussi difficiles que n’importe quel autre agent, sans avoir à encadrer d’équipe. Trente ans et des centaines d’arrestations plus tard, ayant monté en grade – à défaut d’être satisfait par son travail – jusqu’au poste de directeur adjoint, Keenan faisait sa première croisière avec sa femme Joan lorsqu’on lui a demandé de gravir l’ultime échelon et de devenir le directeur en titre du Bureau. La requête s’est faite par téléphone. « Bon dieu, nous étions au milieu des Caraïbes, dit-il. Nous avons décidé que la meilleure chose à faire était de reprendre un verre. » Et puis Sonny Perdue, le gouverneur de l’époque, a officiellement nommé Keenan directeur du GBI en 2003. « Vernon m’a impressionné par son professionnalisme, il est continuellement à la recherche de la vérité, raconte Perdue. Il n’était pas là pour se pavaner ou partir en quête de gloire personnelle. J’ai senti qu’il avait à peu de choses près l’état d’esprit parfait pour se situer pile entre les deux, ce qui est exactement ce qu’il faut pour un représentant de la loi. » « Certaines personnes, confie l’ex-agent du GBI John Cagle, veulent attribuer le succès à l’aune de l’expérience que vous avez acquise, au nombre d’écoles où vous avez étudié ou aux cours auxquels vous avez assisté. Mais lorsqu’on en vient à ce qui fait le succès d’un policier, d’un agent du GBI ou de son directeur, c’est une question de volonté de travailler dur. Si vous avez cette volonté, vous remportez la mise. Vous ne trouverez personne qui décrira Vernon Keenan comme quelqu’un qui ne se bat pas pour gagner. »
Keenan et le GBI sont, par nature, le dispositif permanent de maintien de l’ordre de la Géorgie. Le GBI mène des enquêtes criminelles à l’échelle de l’État – souvent sur demande d’un commissariat local, comme un petit poste de police en une zone rurale – et utilise l’unique laboratoire qui inclut tous les services de police scientifique de Géorgie. Le laboratoire comporte six sections et huit départements, spécialisés dans des domaines comme les empreintes digitales, le suivi de preuves, la toxicologie ou la balistique. (Le labo de balistique possède environ 800 armes à feu – de tous modèles et de tous les calibres standards – et toutes les sortes de munitions communément disponibles. Un véritable rêve de milicien.) Avec l’aide de ces outils et d’autres, le GBI traque la corruption politique, les maltraitances, l’usurpation d’identité, la fraude aux assurances-vie et le mal fait aux enfants. Par ailleurs, 3 000 autopsies sont effectuées chaque année au laboratoire, un système d’historique des casiers judiciaires y est développé, comprenant 3,8 millions d’empreintes digitales – correspondant au nombre de personnes ayant été arrêtées en Géorgie depuis la création de la base de données en 1972. Le directeur encadre soigneusement cette agence vieille de 76 ans à la pointe de la technologie, fourmillant de 691 employés et dotée de 79,6 millions de dollars pour ses coûts de fonctionnement. Féru de livres étant enfant, Vernon Keenan n’imaginait pas à quel point résoudre des crimes impliquait de paperasse et de management, et il semble qu’il est un peu agacé par cet état de fait en tant qu’adulte. « Plus vous êtes proche de la rue, mieux c’est, dit-il. Chaque promotion vous éloigne un peu plus de l’enquête de terrain. » Il est comme l’entraîneur d’une équipe championne de baseball qui souhaiterait toujours être au beau milieu du match.
« Je suis convaincu que, pour que le système pénal fonctionne, chacun doit rester à sa place. La nôtre est l’enquête criminelle. » – Vernon Keenan
Cagle, qui connaît Keenan depuis trente ans maintenant, le compare à Joe Friday de la série policière Dragnet : « Un gars direct. Un enquêteur de premier ordre. Si quelque chose arrivait à votre famille, vous aimeriez avoir l’aide de Vernon. » Perdue acquiesce : « “Rien que les faits, m’dame.” Du chapeau fedora gris à ses pieds, c’est un inspecteur typique. Vous pourriez faire un film sur lui et il excellerait à jouer son propre rôle. » L’ex-porte parole du GBI John Bankhead, qui connaît Keenan depuis 25 ans, ajoute avec un petit rire : « Il est plus intelligent qu’il n’y paraît. » On ne peut pas trouver pire chose à dire de lui. « Je ne crois pas avoir déjà entendu Vernon mentir à propos de quoi que ce soit », remarque Moses Ector, un ancien agent du GBI qui le connaît depuis 42 ans. « Il n’a jamais changé ses principes d’un pouce. Nous l’appelions Monsieur Rigide. » Il n’insulte même pas les criminels – qu’ils soient meurtriers, violeurs ou pédophiles – quand il procède à une arrestation. Keenan ne se serait jamais douté qu’il enquêterait également sur des enseignants, ce qui s’est produit lors du scandale des fraudes des écoles publiques d’Atlanta. Il a même témoigné l’année dernière, au cours du premier procès de cette lourde épreuve – ce qui est très inhabituel pour un directeur d’agence. C’était le procès de l’administratrice Tamara Cotman, qui était accusée de subornation de témoin. Le procureur de l’État a envoyé à Keenan une assignation à comparaître, et lui a demandé des précisions sur l’implication du GBI dans l’affaire. « J’ai donné le nombre d’agents assignés à l’enquête, dit-il, et quelques autres détails liés. Le gouverneur a témoigné lui aussi. Je n’avais pas le choix ; ils m’ont cité à comparaître. Mais je n’ai jamais refusé un témoignage à un procureur qui avait besoin de moi, si c’est légitime. » En septembre 2013, Cotman a été reconnue non coupable. « Je ne suis jamais en désaccord avec les conclusions des jurys, dit Keenan. Je me demande parfois comment il est possible que certaines choses arrivent, mais je ne suis jamais contre les jugements rendus par le tribunal. Je ne m’oppose pas aux décisions d’un procureur. Je suis convaincu que, pour que le système pénal fonctionne, chacun doit rester à sa place. La nôtre est l’enquête criminelle. Ainsi, les choses restent simples. » À l’heure actuelle, Keenan supervise 238 agents du GBI – un chiffre en baisse par rapport aux 316 agents d’il y a douze ans. « Cela implique que nous procédions à moins d’enquêtes, dit-il. Cela chagrine les agents et le GBI de devoir refuser des demandes d’assistance, mais moins d’agents signifie moins de travail. Nos priorités sont les crimes commis sur les enfants, les violences et la corruption au sein de la fonction publique. » (Cagle commente : « Vous ne pouvez pas répondre à l’attente des gens, et c’est dur pour tout le monde, particulièrement pour le directeur. S’il y a un moyen quelconque de faire quelque chose, il enverra quelqu’un. Mais à un moment donné, il n’y a tout bonnement plus d’agents disponibles. ») Keenan modèle les agents du GBI restants à son image ultra stricte. Ils prennent en charge les pires des crimes dans un État qui compte 10 millions d’habitants – ceux qui, d’après lui, ont « un intérêt d’État primordial. C’est tout ce que nous pouvons faire pour répondre aux cas de meurtres. » Au cours d’un week-end normal, les agents enquêtent sur deux à cinq décès, « un nombre qui dépend, explique Keenan, du niveau d’animosité ambiant. » Et il est généralement considérable.
Les choses sérieuses
Prenons ce qu’il est arrivé à cette petite fille, Jorelys Rivera : elle a disparu à Canton en 2011. La police locale ne l’a pas retrouvée. Deux jours plus tard, à 22 h, ils ont fait appel au GBI. À 7 h le lendemain matin, il y avait soixante-dix agents sur le pont. « C’était comme un lâcher de chiens de chasse », dit Keenan. Le GBI a délimité un périmètre de sécurité autour de l’endroit où l’enfant a été portée disparue. Dans les cinq heures qui ont suivi, ils ont retrouvé son corps dans un compacteur à ordures alors qu’il était déplacé pour être fouillé. Plusieurs jours après, le GBI et les autorités locales ont procédé à une arrestation, qui a abouti à une condamnation. Rivera avait 7 ans, le même âge que Keenan avait lorsqu’il a vu l’enfant battu sur la table métallique à la morgue de son père.
Plutôt que de dresser une liste abstraite de ses devoirs en tant que directeur, Keenan préfère se servir d’exemples. Comme cette fusillade manquée à l’école McNair, en août 2013 – la dernière fois qu’il a allumé les gyrophares bleus de la Tahoe. Il considère cet épisode comme « plutôt typique de la façon dont se passent les choses pour moi ». Il s’est levé aux environs de 5 heures, comme d’habitude. Il a consulté ses mails, prenant note de ceux qui étaient importants ; il en reçoit près de cinquante par jour. (« Je ne m’occupe pas de tout ce qui n’est pas strictement d’ordre professionnel. Je ne lis pas un mail sauf si j’en connais l’expéditeur ou s’il provient d’une adresse IP du gouvernement. S’il m’arrive de manquer quelque chose, j’ai deux autres personnes qui s’en occupent. ») Il a parcouru l’Atlanta Journal Constitution pendant quelque temps, puis USA Today. Avant d’enchaîner avec un sujet d’actualité sur son iPad. Il n’a pas reçu d’appel vers 6 heures, heure à laquelle les personnes qui connaissent son emploi du temps tentent souvent leur chance. Mais il a lu certains documents pour préparer une réunion avant de se rendre au bureau vers 7 heures pour aller trouver Dan Kirk, le directeur adjoint du GBI, et Kris Sperry, le médecin légiste, pour discuter des ressources disponibles au laboratoire d’analyses. Au beau milieu de la conversation, Kirk a reçu un appel de Fred Mays, le directeur de l’OPS (Office of Professional Standards, équivalent de l’IGS français, ndt). « Eh bien, commence Keenan, Fred est assis dans un restaurant et mange à côté d’une table de policiers de DeKalb lorsqu’un appel du 911 rapporte la présence d’un tireur à l’école McNair. Peu importe le moment et l’endroit, lorsqu’il se produit quelque chose de ce genre, tous les policiers y vont. Il doit y avoir une intervention. La commune de DeKalb est dotée de l’un des commissariats les plus fournis en personnel de tout l’État, mais l’école est à moins de six minutes de chez nous avec les gyrophares allumés. Donc on s’y précipite. Dan fait l’erreur de monter dans la voiture avec moi, mais nous finissons par arriver là-bas. Ils venaient tout juste de placer l’individu en garde à vue. Le brigadier Cédric Alexander remontait la rue. Nous l’avons croisé et nous avons discuté, et puis Michael Truman, le directeur de l’école, est sorti. J’ai appelé le bureau du gouverneur, et nous sommes tous les trois montés dans la voiture du brigadier. » « Nous avons décidé que nous devions faire une déclaration à la presse. Donc nous nous sommes dit, bon, on a des bus scolaires qui arrivent pour faire évacuer les enfants de l’école – parce qu’on cherchait encore un éventuel second tireur ou des explosifs à l’intérieur de l’établissement. Ils ont établi un point de rencontre sur le parking du Walmart où les parents pouvaient venir chercher leurs enfants. Le plan A était que les bus procèdent comme ils le font d’habitude en se garant devant l’école, et que les enfants sortent par ordre de classes et y montent. Notre mission se résumait à faire sortir les enfants de là. C’est alors que le chef de l’unité de déminage de la police de DeKalb est arrivé et a dit : “Nous avons trois chiens différents qui nous ont alertés sur la présence d’une bombe dans le coffre d’un véhicule garé sur le parking devant l’école.” Truman a demandé : “Mais qu’est-ce que cela veut dire ?” Le brigadier et moi avons répondu d’une même voix : “Cela veut dire qu’on ne peut par faire sortir les enfants par le devant de l’école.” » « Nous avons donc élaboré un autre plan : couper deux clôtures et passer par les jardins des voisins, pour accéder à une rue parallèle où les bus peuvent passer. J’ai obtenu l’aide du FBI pour escorter les enfants jusqu’aux bus. J’ai appelé le QG du GBI et j’ai demandé au lieutenant de se rendre au parking du Walmart et de s’organiser pour permettre aux parents de récupérer leurs enfants. Parce qu’à ce moment-là, le problème s’est déplacé : le tireur n’était plus là, et nous avions sur les bras 800 enfants à rendre à leurs parents ou leur nourrice, d’une manière totalement différente de ce qui se fait d’habitude. Une telle situation est une aubaine pour les dégénérés. La police de DeKalb et les gars du GBI ont alors établi un plan : l’enfant est dans le bus ; un enseignant est présent avec un cahier d’appel ; la personne qui vient chercher l’enfant doit impérativement montrer une pièce d’identité à un agent ; celui-ci prend une photo du parent et de l’enfant ; alors seulement l’enfant peut partir. Ainsi, nous savions qui était avec qui. Voilà en quoi a consisté la journée. J’ai dû rater quelques réunions. »
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Il tapote sur la table avec ses doigts et lève la tête vers son assistant de presse. Nous sommes assis à la table de conférence depuis une heure environ. Durant ce laps de temps, quelqu’un, quelque part, a fait quelque chose de mal qui va nécessiter toute son attention. Il s’incline davantage dans sa chaise, se remémorant son âge : 63 ans. « En restant aussi longtemps, dit-il, vous devenez fatalement le directeur. »
Tous ces éloges ont contribué à dissiper l’image balourde qui collait à la peau de la police de Géorgie.
C’est une simplification délibérée, qui atteste de l’humilité de Keenan. « C’est intentionnel », explique Dale Mann, un ancien directeur du centre d’entraînement des gardiens de la paix de Géorgie, qui connaît Keenan depuis des dizaines d’années. « Vous auriez tort de le prendre pour un péquenaud. Il cherche à vous rouler avec son charme sudiste. » Après avoir nommé Keenan directeur du GBI, déclare Sonny Perdue, « je n’ai plus eu à me préoccuper du département par la suite. Son honnêteté, son intégrité, sa transparence et son éthique professionnelle sont communicatives. » Keenan a reçu le trophée du chef de la police géorgien de l’année en 2008. Il a également été intégré au comité exécutif de l’association internationale des chefs de la police, ce qui a mis en évidence le travail des unités du GBI et leur a octroyé également plusieurs récompenses. Tous ces éloges ont contribué à dissiper l’image balourde qui collait à la peau de la police de Géorgie. « Les gens ont en tête des clichés de shérif bedonnant », ajoute Frank V. Rotondo, directeur de l’association des chefs de police de Géorgie. « Ils pensent à la série Shérif, fais-moi peur !. Alors quand le GBI obtient de la reconnaissance à l’échelle nationale, cela modifie l’attitude de tout le pays envers notre État. » Rotondo travaillait comme chef de la police à Helen, au début des années 1990. Il est passé d’un commissariat de 3 000 policiers à New York à cet avant-poste d’une vingtaine d’hommes. « Les agents ne savaient même pas comment prendre des dépositions, sans parler des empreintes digitales. » Rotondo en rit aujourd’hui, mais c’est l’une des raisons qui rend le GBI si important : montrer la voie en matière de méthodes et de procédures. Keenan a rencontré il y a deux ans l’unité dédiée aux personnes âgées du département des services sociaux de Géorgie, après le vote de la loi interdisant les maisons de retraite sans licence. Cette loi avait rapidement attiré l’attention de l’État sur les violences à l’égard des personnes âgées, et des vidéos de ce « crime caché » avaient été réalisées et envoyées aux départements de police. Il a également dirigé des formations pour que les policiers sachent gérer les personnes atteintes de maladie mentale, et il a défendu l’équité des communautés quand peu le faisaient avant lui. « J’ai été le premier Afro-Américain à accomplir autant de choses au GBI », raconte Moses Ector, le chef de la police de Hogansville, qui a gravi les échelons jusqu’à atteindre le poste de directeur adjoint du Bureau au terme d’une longue carrière. « Et à 90 %, cela a été grâce aux conseils de Vernon. Lorsque je suis arrivé ici, un an avant lui, c’était un service raciste. Il a joué un rôle très important dans l’évolution de la mentalité des gens du coin. » Pour commencer, il a exigé que les agents aillent à l’université et suivent des cours de management.
Bien entendu, tout ce qu’il dit ou fait n’est pas parole d’évangile. Son fedora gris par exemple, sa seule touche de style. « Lorsqu’il est devenu directeur adjoint du service d’enquêtes, dit Cagle, il a commencé à le porter. Nous nous sommes tous demandés : “Mais qu’est-ce qu’il fout ?” » Selon Keenan, ce n’est pas une question de soleil ni de coquetterie : « Les agents n’ont jamais à se demander où je suis passé lorsque nous sommes sur une scène de crime. » Il marque une pause. « Je ne rentrerais évidemment pas au QG pendant que quelque chose de sérieux est en train de se passer. » Nombre d’événements importants ont jalonné sa carrière, des Jeux olympiques au sommet du G8 à Sea Island. Mais ce sont les incidents plus personnels, comme l’affaire de Meredith Emerson, en 2008, dont il se rappelle. Emerson était une étudiante de l’Université de Géorgie (UGA) qui faisait de la randonnée sur Blood Mountain avec son chien, quand Gary Michael Hilton l’a assassinée et décapitée un jour de janvier. En se rendant au travail un matin, toujours bouleversé plusieurs semaines après la découverte du corps de la jeune fille, Cagle a reçu l’appel de l’aumônier du GBI ; Keenan lui avait pris un rendez-vous.
Le droit chemin
Le directeur du GBI a seulement deux centres d’intérêt en dehors du maintien de l’ordre public : lire des livres d’histoire, en particulier sur la guerre de Sécession (il a envisagé d’enseigner), et l’encadrement d’images. Il a réalisé lui-même les cadres de la salle de conférence du GBI, et beaucoup d’autres un peu partout ailleurs dans les locaux. Cette passion lui est d’abord venue par souci d’économie en 1980 : il avait décidé qu’il était trop coûteux de faire encadrer une photographie d’un Boeing B-17 Flying Fortress avec laquelle il voulait décorer son bureau. Un ami gendarme, qui tenait un petit commerce d’encadrement en parallèle de son activité, lui a transmis quelques notions. Il a donc investi cent dollars dans du matériel, et n’a pas cessé depuis. Keenan tient maintenant un atelier d’encadrement de niveau professionnel dans sa cave. Il aime encadrer des tirages d’images militaires dans des cadres traditionnels en bois. Il s’occupe de la sorte, confie sa femme, car quand il est absorbé par sa tache, il ne pense pas au travail. Ou, du moins, il ne devrait pas y penser : il a dû se rendre deux fois aux urgences car il était distrait en manipulant du verre. Sa devise ? « Je peux tout encadrer, sauf toi. » Il rit de sa propre blague. Keenan aime également conduire. Il conduit vite, peut-être même dangereusement, habituellement dopé au café – il saute volontiers des repas, mais ne fait jamais l’impasse sur sa dose de caféine –, et se perd facilement malgré le GPS présent à bord de la Tahoe. Heureusement qu’il lui reste la sirène pour se frayer un chemin à travers la circulation, et le plus souvent quelqu’un qu’il a persuadé de s’installer à la place du mort pour l’aider à arriver à bon port. Durant près de 25 ans, cet homme, c’était John Bankhead, qui a pris sa retraite du GBI en avril dernier.
Les deux hommes étaient pour ainsi dire inséparables : ils allaient courir ensemble pendant la pause déjeuner et en sortant du travail (« Il me donnait son cours d’histoire pendant que nous faisions notre footing », raconte Bankhead), et ont acheté le même barbecue (« Il fait d’excellents steaks »). Lors de l’enquête sur le meurtre d’Emerson et l’arrestation de Hilton qui s’ensuivit, ils ont partagé un mobil-home pendant plusieurs nuits ; Bankhead a emprunté un pantalon et une chemise à son patron. Un jour, alors qu’ils étaient en route vers le lieu d’une fusillade dans le centre de la Géorgie, ils se sont disputés à propos d’un Frappuccino : « Il roulait à environ 200 km/h, raconte Bankhead, et j’ai eu l’idée lumineuse de baisser ma vitre et de le balancer par la fenêtre. » La voiture était sens dessus-dessous. « Il y avait tout son matériel électronique, les papiers qui volaient dans tous les sens, et il a essayé de tout remettre en ordre pendant la fin du trajet. » Keenan conclue : « La morale de l’histoire, c’est qu’il ne faut pas ouvrir une fenêtre quand on roule à cette vitesse. » Quand selon Cagle : « La seule chose à faire, c’est de garder espoir et de prier. » Le directeur dit parfois des choses que les agents ne voudraient pas qu’il dise, ou qui contredisent la politique du GBI en matière de communication. « Je lui ai fait remarquer une fois, dit Bankhead, et il a répliqué : “C’est ma politique, bordel !” Il peut faire ce qu’il veut. » Et il tient à garder la population informée. Ainsi que la presse : il a insisté pour que soit publié le Guide du gardien de la paix pour la transparence des dépositions en Géorgie, un manuel qui a été distribué à des centaines de policiers à travers l’État. Dans sa quête visant à protéger et informer le public, Keenan ne s’est jamais vraiment montré préoccupé par sa sécurité personnelle. Bankhead se rappelle avoir roulé dans tout Athens en sa compagnie en 2011, pendant la poursuite du tueur de flic Jamie Hood. Ils sont arrivés sur les lieux, à l’extérieur d’une résidence où Hood était supposé se cacher, et « sans qu’on ait eu le temps de s’en rendre compte, se souvient Bankhead, j’ai vu Vernon derrière l’équipe d’intervention du SWAT. Ils étaient tous équipés d’armures et de gilets pare-balles. Vernon portait juste son chapeau. » D’après Rhonda Cook, une journaliste de l’AJC qui écrit sur Keenan depuis vingt ans, il ne laisse pas transparaître beaucoup d’émotions, « mais on sait qu’elles sont là ». De temps à autre, la carapace se fissure. C’est lui qui a engagé la première artiste judiciaire du GBI, Marla Lawson, qui a pris sa retraite l’été dernier. Comme cadeau d’adieu, Lawson lui a offert un portrait. « J’étais en train d’interviewer Vernon, dit Cook, quand Marla est entrée avec le portrait. Il était évident qu’il était ému. » Keenan raconte : « Marla m’a pris par surprise. Je ne suis pas du genre sentimental, à avoir besoin d’être cajolé. Je n’aime pas que les gens fassent des choses pour moi ; j’aime faire des choses pour eux. Et puis qui voudrait d’une image de moi ? » Il ne l’a pas encore accroché. Cela lui donnerait l’impression de prendre sa retraite, de raccrocher. « De toute façon, c’est l’équipe d’intervention SWAT de DeKalb qui devra déloger Vernon du QG, dit Cagle, il ne partira jamais de lui-même. » (Avec la bénédiction du gouverneur, il a « pris sa retraite » pour une journée en 2007, et il est revenu aussitôt, percevant à la fois la pension qu’il a accumulée après toutes ses années de service, ainsi que son salaire. Il a gagné 147 722, 88 dollars l’année dernière.) Il n’a aucune envie de faire quoi que ce soit d’autre ; il veut rester en Géorgie à poursuivre des criminels et manger les biscuits et les gâteaux que sa mère continue d’envoyer au GBI.
Sans son passage en prison, a-t-il confié à Keenan, il aurait tué quelqu’un ou été tué lui-même.
Il voyage aussi, de temps à autre. Il a discuté de la guerre de Sécession avec un inspecteur chinois à côté de la tombe de Mao Tse-Tung. En juillet dernier, il a été à Tbilissi, en Géorgie, pour la troisième fois. Lui-même, Dale Mann et Louis Dekmar, le chef de la police de LaGrange, ont encadré la formation de commandement des dirigeants de la police nationale géorgienne. « Il employait énormément ses expressions paysannes, se remémore Dekmar, comme : “Il n’y a pas qu’une façon de dépecer un chat”, qui signifie : “Il y a plusieurs moyen d’arriver à son but”. Le traducteur a commencé à traduire, avant de s’interrompre et de demander : “Pourquoi voudrait-on dépecer un chat ?” » Keenan a éclaté de rire. Son allure rustique et ses blagues ne servent pas qu’à amuser la galerie et à faire tomber les barrières : au fil des ans, cela a servi à tenir le cynisme à bonne distance – un danger qui guette nombre de personnes dans son domaine. « Plus j’avance dans le métier, dit Keenan, plus je me rends compte qu’il y a peu de gens vraiment mauvais dans le monde. La plupart des criminels ont fait les mauvais choix. Ou ont succombé à l’avidité. Ou étaient stupides. Mais cela ne les rend pas mauvais à proprement parler. J’en ai rencontré sans doute cinq ou six qui l’étaient véritablement dans ma carrière. » L’un a tué cette enfant à Canton. Un autre a tué Meredith Emerson. « Mais je reste persuadé qu’ils sont l’exception. » En 1975, Keenan a participé à l’arrestation d’un homme nommé Jimmy Dean Hester pour l’incendie criminel du tribunal de Forsyth. Hester a été condamné à quelque chose comme quatorze ans de prison. En 2012, Keenan a reçu un appel de l’accueil des bureaux du GBI : un homme du nom de Hester voulait lui parler. « J’accepte de parler à toute personne douée de raison, explique Keenan. J’ai donc dit : “Amenez-le moi.” » Jimmy Dean Hester est entré dans la salle de conférence et a déclaré, selon Keenan : « Vous vous souvenez de moi ? Vous m’avez envoyé en prison. » Keenan a alors répondu : « Oui, c’est exact. » Et Hester de rétorquer quelque chose d’encore plus surprenant : « Merci. » L’ex-détenu lui a dit qu’il était sorti de prison, s’était marié, avait fondé une famille et était devenu électricien. Sans son passage en prison, a-t-il confié à Keenan, il aurait tué quelqu’un ou été tué lui-même. La prison lui a permis de reprendre le droit chemin. Keenan a marqué une pause, se replongeant dans le souvenir de cette conversation inhabituelle. « Je pense qu’il était sincère. »
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait d’après l’article « Lawman », paru dans Atlanta Magazine. Couverture : Vernon Keenan par Christopher T Martin.