Cela fait maintenant quatre ans que le FBI a arrêté Anna Chapman, l’espionne russe qui se prétendait agent immobilier à Manhattan. Son arrestation et celle de neuf autres agents russes a permis de découvrir le plus vaste réseau d’espionnage sur le sol américain depuis la Guerre froide. Les Illégaux, comme ils étaient appelés au sein du Département de la Justice, ont infiltré la société américaine en adoptant des noms anglicisés et en se faisant passer pour de parfaits cols blancs. Même longtemps après les faits, il reste difficile de comprendre ce que les espions ont bien pu apprendre ou faire d’important aux États-Unis lorsqu’ils y séjournaient, sur les ordres de Vladimir Poutine. Plus difficile à comprendre encore : comment ces agents ont-ils pu berner tout le monde en prétendant être des Américains d’origine alors qu’ils s’exprimaient avec un accent si prononcé ?

Les Illégaux

L’incident des Illégaux a eu si peu d’importance que Washington et le Kremlin ont procédé à un rapide échange de prisonniers sur un tronçon de tarmac de l’aéroport de Vienne, et se sont vite repliés dans leur neutralité respective pour ne plus jamais reparler de ce désagrément.

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Anna Chapman dans les pages de Maxim

Mais dans les médias, cet épisode a pris de l’ampleur, principalement grâce au magnétisme d’Anna Chapman, 29 ans, que ce scandale a fait passer du statut de parfaite inconnue à celui de pseudo-célébrité. Sa chevelure d’un rouge profond et ses traits délicats ont enflammé le web. Son ex-mari, un Anglais morose, s’était laissé convaincre d’épouser Anna Kushchenko, de son nom de jeune fille, afin qu’elle obtienne la nationalité britannique. Il a par la suite laissé filtrer sur internet une sélection de photographies de leur intimité. Une piètre revanche, qui n’a fait qu’ajouter à la popularité de la jeune femme. Chapman est rentrée en Russie depuis l’échange de prisonniers, où elle ne vit pas exactement incognito. Elle est devenue une vedette nationale, que j’ai réussi à rencontrer plusieurs fois et que j’ai pu regarder évoluer dans sa nouvelle vie de star russe. Au cours de l’un de nos rendez-vous, un soir de décembre 2010, j’ai rejoint Chapman au Soho Rooms, un club moscovite dans lequel il est terriblement difficile d’entrer, le videur mettant un point d’honneur à protéger les femmes s’amusant à l’intérieur des malappris. Chapman m’a tendu un t-shirt blanc floqué du célèbre portrait de Che Guevara portant un béret. Le visage du Che avait été remplacé par celui de la jeune femme, et tout en bas était écrit « Cha ». C’était un cadeau. Chapman savourait sa célébrité. Pendant la soirée, elle s’est penchée vers moi pour échapper à la musique tonitruante et m’a demandé si je savais intimement qui j’étais. J’ai acquiescé et lui ai répondu que c’était le cas. « Moi, j’essaie encore de le découvrir », a-t-elle dit, clignant de ses yeux verts. En janvier, j’ai fait la connaissance d’un ex-petit ami new-yorkais de Chapman au Subway Inn, sur East 60th Street. C’était un ancien Marine qui avait accès à un certain nombres de dossiers sensibles, et il était encore sous le coup de la trahison de Chapman, s’inquiétant des informations qu’il avait pu laisser filtrer pour lui plaire. Bill Staniford était immédiatement identifiable à son béret rouge. Le jukebox diffusait de la musique à un volume élevé. Des lumières rouges et vertes créaient une atmosphère de fêtes de Noël. À la télévision, un long touchdown run soulevait des cris dans les tribunes. Staniford et moi étions assis l’un en face de l’autre dans un box de vinyle rouge. « J’ai rencontré Anna le lendemain de son arrivée ici », m’a-t-il raconté. « Et on a continué à se voir jusqu’à ce qu’elle soit démasquée. » Un de ses amis du corps des Marines venait d’être tué en Afghanistan et il accusait le coup. « La mort, il n’y a rien de pire », a-t-il soupiré en prenant une gorgée de rhum Coca. Une jeune femme d’origine surinamaise était assise à côté de Staniford. Elle se nommait Diena Ganesh. Il l’avait présentée distraitement comme sa « responsable des relations publiques ».

« C’est un endroit où les gens viennent quand ils veulent pouvoir parler sans être entendus. » – Bill Staniford

J’ai appris plus tard qu’elle était encore étudiante. Ganesh regardait nerveusement autour d’elle dans le bar. « Étrange clientèle », a-t-elle commenté. Staniford s’est expliqué : « C’est un endroit où les gens viennent quand ils veulent pouvoir parler sans être entendus. » Il a regardé par-dessus son épaule avant de se pencher en avant, pour détailler ses rapports avec Anna Chapman dans la discrétion. Staniford était le PDG d’une société du nom de PropertyShark quand Chapman est entrée dans son bureau, en janvier 2010. À New York, elle était à la tête d’un site internet de listing d’agents immobiliers, PropertyFinder. Elle et lui n’ont finalement jamais fait affaires ensemble, mais ils se sont engagés dans une relation plus intime. Il l’a emmenée à Las Vegas. Ils ont passé du temps dans son appartement de l’Upper East Side et chez elle, dans le centre-ville, où elle avait accroché aux murs des portraits d’Audrey Hepburn, de Marilyn Monroe et de Franck Sinatra. Ils allaient en boîte et au restaurant, vivant leur histoire au grand jour, sans se soucier de rien. Le FBI avait tout vu. Le Bureau prétend avoir commencé à surveiller Chapman dès l’instant où elle est arrivée aux États-Unis, et en particulier les contacts hebdomadaires qu’elle établissait avec le second secrétaire de la délégation russe aux Nations-Unies. D’après les documents du FBI, Chapman se rendait dans divers endroits de Manhattan – Starbucks, Barnes & Noble – d’où elle connectait son ordinateur portable en Wi-Fi à celui du représentant aux Nations-Unies, qui se trouvait dans un van garé à proximité. Robert Baum, l’avocat new-yorkais de Chapman, a confirmé ces informations. Le 26 juin 2010, un agent infiltré du FBI se faisant passer pour un Russe a contacté Chapman par téléphone et lui a donné rendez-vous dans un café du centre-ville. L’agent, qui se faisait appeler Roman, a enregistré leur conversation. Il a remis à Chapman un faux passeport américain et lui a demandé de le livrer à un autre membre des Illégaux. Au moment de remettre le passeport, elle devait dire : « Pardonnez-moi, mais ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés, l’été dernier, en Californie ? » La réponse attendue était : « Non, je pense que c’était dans les Hamptons. » « Êtes-vous prête à passer cette épreuve ? » a demandé Roman à Chapman. « Évidemment ! », a-t-elle répondu avec le même détachement qui lui avait fait accepter le passeport et peut-être même sa mission aux États-Unis. Les faux documents en main, Chapman a quitté le café et s’est rendue à Brooklyn, où elle a acheté un téléphone au nom d’Irine Kutsov. Elle a jeté le contrat dans une poubelle sans la moindre précaution, où il a été récupéré par le FBI. Chapman a alors appelé son père, qui était en poste au ministère russe des Affaires Étrangères et qui, visiblement, lui a expliqué comment gérer la curieuse situation dans laquelle elle se retrouvait.

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Chapman défile en espionne
Crédits : Luba Sheme

Le jour suivant, Chapman s’est rendue dans un commissariat de Manhattan et a remis le passeport à la police. Les agents du FBI n’ont pas tardé à arriver et les arrestations des Illégaux ont commencé. En quelques jours, trois représentants différents du gouvernement russe ont rendu visite à Chapman au centre de détention Metropolitan et lui ont ordonné d’accepter la proposition que la justice américaine lui avait faite. Quand Bill Staniford a lu le détail des arrestations effectuées par le FBI, il a paniqué. Il ne s’inquiétait pas uniquement de sa relation avec Chapman. Un autre membre des Illégaux, Lydia Guryeva, alias Cynthia Murphy, était sa comptable depuis 2000, l’année où il avait quitté les Marines. Au moment de son arrestation, Guryeva entretenait une relation avec Alan Patricof, qui a co-dirigé la campagne présidentielle d’Hillary Clinton en 2008. Guryeva vivait à Montclair dans le New Jersey, avec son mari Vladimir Guryeva (alias Richard Murphy), un Illégal lui aussi. Interrogé sur leur vie, un voisin a lancé cette phrase : « Ils ne pouvaient pas être des espions, elle arrangeait si bien ses hortensias. » Staniford a pris un deuxième verre, dans lequel se reflétaient les couleurs du bar. « Il est évident que j’étais une cible », a-t-il dit. « À mon avis, ils pensaient que j’allais finir à la CIA. » Dans les Marines, Staniford était linguiste cryptographe, spécialisé dans la Colombie, le Pérou, le Guatemala et Cuba. Son cousin, Gifford Miller, dont il se dit proche, était le porte-parole du Conseil de la ville de New York et l’un des candidats à la mairie lors des élections de 2010. En quoi Staniford pouvait-il intéresser les services secrets russes ? Quand le FBI l’a fait venir pour l’interroger, les agents qui ont mené l’interrogatoire ne connaissaient pas le niveau de sécurité auquel il avait accès, et il n’avait pas prévu de le leur communiquer. Au cours de leur conversation, Staniford a fait de vagues allusions et insinuations. « Anna n’aurait rien pu obtenir de moi car je n’avais rien qui aurait pu l’intéresser », a-t-il déclaré. « Et vous savez que je mens. » Si l’on se fie à ce qu’il a été dit sur le dossier des Illégaux, il semblerait que malgré leurs efforts, malgré les nombreuses années que beaucoup d’entre eux ont passées aux États-Unis, les espions n’ont jamais rapporté quoi que ce soit d’utile à Moscou. L’opération est considérée comme un vaste gâchis de moyens, une relique des manigances de la Guerre froide. Cependant, un rapport de contre-espionnage de la NSA obtenu et publié par Bill Gertz dans le Washington Times semble indiquer le contraire. L’enquête concerne l’assertion selon laquelle les services secrets russes (le SVR) auraient utilisé le réseau des Illégaux pour apporter un soutien à une ou plusieurs autres taupes russes censées infiltrer Fort Meade dans le Maryland, le quartier général de la NSA. Le bailleur de fonds des Illégaux, Christopher Metsos (un faux nom, puisque l’agent du SVR avait volé l’identité d’un Canadien décédé), s’est échappé des filets du FBI le 27 juin 2010. Deux jours plus tard, la police l’a arrêté à Chypre avec un mandat d’Interpol, alors qu’il embarquait sur un vol à destination de Budapest. Une cour de justice chypriote a très rapidement prononcé une libération sous caution, provoquant la colère des Américains qui suspectaient une intervention russe. Les géants du gaz et du pétrole russes Lukoil et Gazprom ont lourdement investi à Chypre, et pas moins de 15 milliards de dollars arrivent chaque mois de Russie dans les banques de ce paradis fiscal insulaire. Le président chypriote, Dimitris Christofias, seul dirigeant communiste de l’Union Européenne, qui a fait son doctorat en Union Soviétique en 1974, s’est offusqué des accusations de manipulation russe lancées par les États-Unis. Peu après avoir payé sa caution à la justice, Metsos a disparu de sa chambre d’hôtel à Chypre, laissant derrière lui des tongs et un arrière goût de Guerre froide.

Je lui disais qu’à Moscou, Chapman m’avait confié n’avoir été amoureuse qu’une seule fois pendant son séjour aux États-Unis.

Staniford s’est rendu compte qu’il était allé plus loin que des conversations banales et, même au Subway Inn, il continuait à regarder par-dessus son épaule. Il a soudain eu l’air de vouloir dire quelque chose de crucial. « Ils pourraient me tuer », a-t-il lâché. « Ils pourraient nous tuer tous les deux. » Difficile de savoir s’il était honnête. J’ai tenté de l’amadouer en abordant la discussion sous un autre angle. Je lui ai dit qu’à Moscou, Chapman m’avait confié n’avoir été amoureuse qu’une seule fois pendant son séjour aux États-Unis. À ces mots, la compagne de Staniford est intervenue. « Elle l’a probablement utilisé », a-t-elle affirmé, de l’intrigue plein les yeux. « Ensuite elle est tombée amoureuse, mais ce n’était pas prévu. » Staniford lui a jeté un regard dédaigneux. La soirée touchait à sa fin. J’ai sorti Staniford du bar, qui titubait à présent sur Lexington Avenue. En s’appuyant sur des palettes d’échafaudage, il a agrippé la manche de ma veste et m’a attiré vers lui. « Si tu me grilles, mec, je te tue », a-t-il menacé. « Et je suis très bon quand il s’agit de tuer les gens. »

New York – Moscou

Quand elle est arrivée sur le sol américain en 2010, Chapman a emménagé dans un appartement au 52e étage, situé à un pâté de maison au sud de la bourse de New York. Elle prétendait diriger une société d’immobilier en ligne pesant deux millions de dollars. Pourtant, ses activités américaines se résumaient principalement à rencontrer des hommes, à poster des photos touristiques sur son compte Facebook et à composer les rapports inutiles qu’elle fournissait toutes les semaines aux officiels russes, assise dans des librairies et des cafés comme tout new-yorkais qui cherche à tuer le temps. Après l’arrestation de Chapman, à peine six mois après le début de sa mission, sa vie fastueuse à New York a pris fin ; cela n’aura été qu’une imposture, une couverture tout juste assez convaincante pour faire illusion. Le tribunal de district a alors vérifié ses finances, l’a jugée incapable de se payer un avocat et lui en a fournis un commis d’office. C’est à ce moment-là que les choses ont mal tourné et sont devenues carrément étranges. Chapman se lamentait dans sa tenue orange au centre de détention Brooklyn’s Metropolitan quand l’idée de la célébrité, comme elle me l’a raconté, « lui est passée par la tête ». Son avocat à New York, Baum, lui livrait les journaux, dont le New York Post, qui a publié sept fois sa photo en une pendant ses onze jours d’emprisonnement durant l’été 2010. Elle a commencé à comprendre que sa vie allait prendre un nouveau tournant. « Je me souviens de ce moment », m’a-t-elle raconté, « et c’est un souvenir qui m’est très cher. »

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Anna Chapman en Russie
Crédits : Andrey Rudakov

Après son escale en Autriche, Chapman est retournée en Russie enveloppée d’une aura de mystère, refusant de confirmer ou de nier les nombreuses rumeurs qui proliféraient à son sujet depuis son arrestation. Son père faisait-il du trafic d’armes en Afrique ? Était-elle proche du Prince William ? Était-elle un tireur d’élite confirmé ? Chapman se qualifiait elle-même d’entrepreneure, et c’est effectivement ce qu’elle est devenue en Russie après avoir échoué à New York. Dans ce changement de vie, elle a su tirer parti de ses appuis proches du pouvoirs. Au moment où je l’ai rencontrée pour la première fois, elle était rentrée en Russie depuis quelques mois et avait fait bon usage de son temps. Quand elle et les autres espions ont rencontré Vladimir Poutine en juillet 2010, peu après leur retour, l’ancien cadre moyen du KGB les a accueilli au son de chants patriotiques : « D’où vient notre mère patrie ? Du serment que tu lui as prêté dans ton jeune cœur », disaient-ils. Une personne ayant fait affaires avec Chapman m’a raconté qu’elle avait plus tard passé du temps avec les autres Illégaux dans la villa de Poutine sur la Mer Noire, mais qu’elle est la seule à avoir été invitée à faire un tour dans son sous-marin personnel, sous la surface du lac Baïkal. Le grand chef en aurait pincé pour Chapman. « Anna est la copine de Poutine », m’a confié son associé. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les Russes se moquent globalement d’avoir perdu la Guerre froide. Ils aiment les voitures étrangères et voyager sur le vieux continent. Ils adorent Louis Vuitton. Ils n’éprouvent aucune nostalgie pour le temps où il fallait laver ses chaussettes dans l’évier. Envie d’entamer une conversation sans fin ? Demandez à un Russe de vous parler des années 1990, la période pendant laquelle les États-Unis ont fait entrer le bloc de l’Est dans l’OTAN, vendu la Russie par des réformes crapuleuses du marché et de la politique, bombardé Belgrade… des événements que la plupart des Américains sont malheureusement bien incapables de comprendre. Quand Eltsin s’est sabordé, c’est à Poutine qu’est revenue la tâche de venger ce fier pays. Que faire alors des Illégaux, de leur échec médiatisé de l’autre côté de l’océan, un tel fiasco qu’il pourrait ternir la puissance du pays ? Il existait à ce problème une solution simple, comme me l’a expliqué un expert russe en sécurité, Andrei Soldatov. Il a récemment publié un livre, La Nouvelle noblesse, une enquête sur les liens indéfectibles entre le Kremlin, le monde des affaires russe et les anciens du KGB (dont aucun, il faut le noter, n’a été arrêté après la chute du régime communiste). « Ici, personne ne pense que l’opération des Illégaux est un échec », m’a raconté Soldatov autour d’un café, à Moscou. « C’est une victoire. Parce que cela prouve qu’on peut encore se mesurer à l’Amérique. Nous sommes une grande puissance. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons. » Mais pour que cette théorie tienne la route, il fallait faire de l’histoire d’Anna Chapman une success story, même après les faits. « Il fallait montrer aux Américains que Anna Chapman était une héroïne », a affirmé Soldatov. « Je peux rencontrer qui je veux. Même les PDG des plus grosses entreprises, si je le décide. » m’a-t-elle dit un soir alors que nous marchions dans une rue de Moscou après dîner. « Je n’ai qu’à les appeler et ils sont ravis de me recevoir. »

Les opportunités sont aussi venues du pays où elle a été incarcérée. L’actrice Jessica Alba souhaitait acheter les droits de son histoire pour l’adapter au cinéma.

Jusque-là, malgré cette assurance apparente, elle s’est tenue à l’écart des grosses affaires, préférant capitaliser sur sa « marque personnelle ». Elle développe une série de dessins animés de science-fiction dont l’héroïne est une fille aux cheveux rouges du nom d’Anna. Elle a sorti une application de poker pour téléphones mobiles et évoque parfois son idée de ligne de parfum baptisée Anna. Elle dit aussi vouloir trouver une plume, pour l’aider à écrire un livre sur le business. Le tout en gérant les centaines de demandes d’amis qu’elle reçoit chaque jour sur Facebook. Les opportunités sont aussi venues du pays où elle a été incarcérée. L’actrice Jessica Alba souhaitait acheter les droits de son histoire pour l’adapter au cinéma. William Morris Endeavor, l’agence de talents basée à Los Angeles, a contacté Baum, l’avocat de Chapman, pendant plusieurs mois, pour pouvoir représenter sa cliente. Vivid Entertainment lui a proposé d’apparaître dans un film pornographique. Et évidemment, d’après ce que m’a dit un contact dans la presse magazine, Playboy l’a appelée de Chicago en lui offrant plusieurs dizaines de milliers de dollars pour réaliser une séance photos. Mais ces contrats et ces offres se sont volatilisées quand les avocats ont pris connaissance du plaidoyer de marchandage de Chapman, qui lui interdit de tirer des bénéfices de son histoire. Techniquement, l’accord l’empêche de profiter de cette histoire en Russie également, mais c’est un contrat presque impossible à faire appliquer là-bas ; ce qui n’est pas le cas au États-Unis. Expulsée du pays avec rien de plus que les vêtements qu’elle avait sur le dos, Chapman aurait eu bien besoin de l’argent que lui auraient rapporté ces contrats. Mais cela n’a plus d’importance. Elle se promène aujourd’hui dans Moscou au volant d’une Porsche Cayenne noire.

Porsche Cayenne

Chapman, qui est née loin de la capitale, à Volgograd, n’a pas passé beaucoup de temps à Moscou et connaissait mal la ville. Il en allait de même pour son chauffeur, un garçon provincial perpétuellement en retard, perdu et insolent, mais pour qui Chapman avait une affection particulière. Quand on vit à Moscou, on s’aperçoit bien vite que tout le monde s’intéresse à tout le monde. Le pouvoir a décidé que le CV de Chapman manquait un peu de références locales : en octobre 2010, elle a donc obtenu un poste dans une institution financière, la Fund Service Bank, qui est en quelques sortes le bras financier de l’Agence Spatiale Russe. La banque a une réputation douteuse en ville. Il y a quelques années, elle a été impliquée dans un scandale de détournement de fonds avec la société des chemins de fer russe, Russian Railways. Des policiers en cagoule avaient pris d’assaut les bureaux. La Porsche colle bien au rôle ornemental que tient Chapman au sein de la banque.

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Souvenir de New York

« Les types de la banque m’ont dit que je pouvais avoir autant d’argent que je le souhaitais », a-t-elle rapporté à un ami. « Je leur demande et je l’obtiens le lendemain. » Pourtant, d’après la banque, elle mérite largement cette récompense. Elle ne fait rien de moins que protéger la planète de l’annihilation : « Chapman s’attaque à des sujets divers, comme protéger la planète des astéroïdes, des pluies de météorites et d’autres dangers qui menacent la civilisation et le Cosmos. » Forte de ces lettres de créance célestes, Chapman a obtenu ce qu’il fallait pour accéder aux clefs du pouvoir. On l’a vue à Baïkonour, le Cap Canaveral russe, bénir une équipe de cosmonautes s’apprêtant à traverser la couverture nuageuse kazakh. Elle a rencontré le président Dmitry Medvedev pour discuter de Skolkovo, la réponse russe à la Silicon valley. Peu après notre première conversation, j’ai compris pourquoi Chapman était trop occupée pour répondre à mes appels. J’étais simplement heureux de garder contact avec elle, et régulièrement, je recevais des SMS provenant de numéros inconnus, que je savais être envoyés sur ordre de Chapman pour me convoquer en divers endroits de la ville, où elle venait alors me rejoindre. Un après-midi, répondant à l’une de ces convocations, j’ai pris un taxi en direction du quartier moscovite de Kitai-gorod. En cherchant l’adresse, je suis passé devant un mélange post-industriel de salons de tatouage, d’usines soviétiques désaffectées, d’écoles de danses exotiques et de murs recouverts de graffitis. À l’étage d’un des immeubles, je suis entré dans ce que je supposais être un atelier, à la vue des machines à coudre et de l’indifférence générale qui y régnait. J’ai écarté un rideau et j’ai trouvé Chapman en train d’essayer un manteau rouge. « Je ressemble à un tsar ! » s’est-elle exclamée, en m’embrassant sur la joue, avant de se mettre à virevolter devant l’équipe qui tournait une vidéo pour son site internet, sur lequel on trouve des photos d’elle, des nouvelles de ses œuvres de charité et de toutes les autres activités liées à la « Chapmania ». Kirill Murzin, un designer, feuilletait son carnet de croquis et montrait les manteaux militaires, les chemises et les jupes qu’il avait prévu de fabriquer et de vendre sous la marque Chapman, provisoirement baptisée AC. Murzin m’a raconté qu’ils s’étaient rencontrés en jouant aux cartes. « Je suis un véritable artiste du poker », s’est-il vanté. « Mais Anna est une joueuse redoutable. Avec elle, votre première erreur peut aussi être la dernière. » Murzin avait l’air sincère. La plupart des autres personnes que j’ai rencontrées autour de Chapman semblaient être là par curiosité ou par opportunisme. Chapman m’a retrouvé devant un établi à dessin au centre de la pièce, sur lequel plusieurs femmes s’activaient avec des ciseaux. J’ai passé mes doigts sur une robe qu’il fallait encore assembler et j’ai demandé à Chapman de quelle matière elle était faite. Elle a touché le tissu et m’a répondu d’une mine découragée : « Je ne sais pas. » Quand j’ai quitté les lieux, Chapman était assise dans sa Porsche et lançait à l’équipe de tournage des : « Bienvenue ! Voici ma marque ! »

Chaque fois que j’ai abordé la question de ses activités d’espionnage, de son arrestation, ou de ses contacts avec des personnes importantes du Kremlin, le visage de Chapman s’est tendu.

Chaque fois que j’ai abordé la question de ses activités d’espionnage, de son arrestation ou de ses contacts avec des personnes importantes du Kremlin, le visage de Chapman s’est fermé. Elle m’a accusé plusieurs fois d’être un agent du FBI. Dès qu’elle commençait à douter de moi, elle cessait d’être légère sans être pour autant suspicieuse. Elle avait simplement peur et avait du mal à le cacher, me chuchotant comment des gens puissants lui avaient conseillé de se taire sur ces sujets. Mais qu’avait-elle vraiment fait aux États-Unis ? Qu’avait-elle appris qu’il pourrait être dangereux de raconter ? Personne ne le savait, visiblement. Rien n’a jamais filtré, rien n’a jamais été suggéré avec une once de sérieux. Après notre rencontre à l’atelier de confection, Chapman a décidé d’annuler notre rendez-vous suivant et a disparu de ma vie pendant un bon moment.

Colonel Cherkashin

Il y a un an, j’ai retrouvé Viktor Cherkashin pour déjeuner, près de l’université publique de Moscou. Lorsqu’il était chef du bureau du KGB à New York dans les années 1980, le colonel Cherkashin avait recruté Aldrich Ames et Robert Hanssen, les deux agents doubles américains les plus nuisibles de la Guerre froide. J’ai fait la connaissance Cherkashin il y a quelques années et j’ai toujours apprécié sa compagnie. Il a grandi dans l’atmosphère d’espionnage de la Guerre froide, à une époque où les lignes de fracture étaient claires et conféraient aux agents un sens aigu du dévouement et de l’allégeance. Quand on s’adresse à lui, il donne des réponses directes, contrairement aux agents secrets, espions et wannabes actuels, dépourvus de cause et jamais sûrs de bien savoir pour qui ou pour quoi ils combattent : le pays et sa population ou les oligarques et les politiciens dont ils semblent être au service. Soldatov a affirmé que Chapman, comme beaucoup d’autres dans la société russe, n’avait eu qu’à utiliser les contacts de son père (un ancien du KGB) pour se payer une vie de rêve oisive à Manhattan. Rien de plus. Cherkashin, lui, pense que Chapman était partie au départ pour une mission longue et sérieuse. Il m’a d’ailleurs conseillé de ne pas me laisser berner par son attitude en public.

Un expert en sécurité considérait Chapman comme un imposteur, alors qu’un maître de l’espionnage bien réel admirait sa technique.

« J’aime son apparence », m’a-t-il dit. « Personne ne la soupçonne. Cela signifie que c’est une vraie professionnelle. Elle est très intelligente. C’est quelqu’un de sérieux. » J’étais surpris. Un expert en sécurité considérait Chapman comme un imposteur, alors qu’un maître de l’espionnage bien réel admirait sa technique. Cherkashin m’a ensuite demandé d’organiser un rendez-vous pour qu’il rencontre Chapman – ce que je n’ai pas fait, la prudence prévaut en Russie. Debout sur le trottoir, après le déjeuner, j’ai senti que Cherkashin essayait de m’escroquer, sur un ton de conversation habilement travaillé grâce à des années d’expérience et d’une façon très amicale. J’avais eu le même sentiment au printemps de l’année précédente, quand j’avais interviewé via Skype des agents qui travaillaient depuis Kiev sur le cas des Illégaux. Ils m’avaient glissé être irrités par la façon dont les médias ont fait passer l’affaire pour une simple curiosité. À part cela, ils n’ont rien dit de très intéressant. Ils ont plusieurs fois affirmé qu’ils n’essayaient pas de m’extorquer d’informations sur Chapman ou sur les services russes. Leurs réponses étaient vagues, et ils ont systématiquement fini par me poser de nouvelles questions. Je ne saurai jamais pour quelle raison, mais un mois plus tard, Chapman a refait surface et m’a proposé un rendez-vous.

La fin d’un rêve

« Est-ce que je vous ai déçu ? » m’a-t-elle demandé en débarquant dans un restaurant grill près de son bureau. Nous avons pris une table et elle a tout de suite consulté son iPad. « La presse parle encore de moi », a-t-elle dit, feignant de s’indigner d’apparaître à nouveau dans les médias – en l’occurrence dans les pages du New York Post après le lancement de son application de poker. Elle parlait vite, passant d’un sujet à l’autre. Elle me racontait ce qu’elle avait fait dernièrement, comment elle avait inauguré une boutique de montres dans le centre-ville. Elle mentionnait l’homme riche qu’elle avait rencontré. Elle me disait aussi à quel point elle trouvait sa vie excitante. « J’ai développé une méthode de développement personnel pour le succès, en trois étapes », a-t-elle repris. « Vous voulez que je vous en parle ? »

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Mother Russia

Je lui ai répondu que j’aimerais beaucoup. « Il faut être actif. Il faut être positif. Et il faut apporter de la valeur ajoutée. Cela m’est venu comme cela. Parfois, j’ai des révélations. Je me suis réveillée un matin et je savais. Ces trois éléments me correspondent tellement. Je suis active, positive, et j’apporte de la valeur ajoutée. » À partir de ce moment-là, notre relation a retrouvé sa dynamique, plus amicale et joyeuse que jamais. Une semaine après le rendez-vous au restaurant, j’ai accompagné Chapman à une avant-première. Elizaveta Boyarskaya, une actrice russe, l’avait invitée à venir voir son nouveau film, Ne Skazhu. Le titre, que l’on peut traduire par « Je ne vous le dirai pas », allait bien à l’espionne qui était arrivée au cinéma en retard car son chauffeur s’était perdu, évitant ainsi les paparazzi sur l’avenue Nastasinsky. Mais aussitôt après que la nouvelle de son arrivée s’est répandue, les photographes se sont rués dans la salle, alors que le film était en train de commencer. Les flashs des appareils photos crépitaient et illuminaient l’auditorium d’une lumière aveuglante. « Oh mon dieu », s’est exclamée Chapman, n’ayant nulle part où se cacher. Plusieurs hommes ont proféré des menaces à travers la salle et les photographes ont battu en retraite. Chapman ne pouvait pas être aussi surprise qu’elle le prétendait. Elle venait de faire la couverture de l’édition russe de Maxim. Elle y apparaissait en sous-vêtements, tenant un pistolet Beretta dans une main gantée de dentelle. D’après l’un des anciens associés de Chapman, Maxim l’avait payée 25.000 dollars pour poser sur les sept pages de photographies suggestives du numéro. Chapman m’a confié avoir rédigé elle-même les textes de l’encart de questions qui accompagnait la série. En voici une : « Quelle actrice jouera son rôle dans le film sur sa vie qui sortira immanquablement ? » « Vous me flattez… mais si c’est ce qui doit arriver, eh bien allons-y ! Ce n’est que le début », est la réponse qu’elle avait donnée à la question qu’elle avait inventée. C’était ce dont le pouvoir vertical du gouvernement avait peur depuis le début : que l’intérêt suscité par Chapman ne finisse par la dévaloriser. Après la publication du magazine, le Kremlin a donc décidé de renforcer sa mainmise sur elle. Chapman s’est vue rapidement nommée chef des Molodaya Gvardiya (la Jeune Garde), la section jeunesse du parti de Vladimir Poutine, Russie Unie. Ce groupe avait été entre autres accusé d’intimidation sur les journalistes dont les articles s’écarteraient de la ligne officielle. Il est lié par exemple au passage à tabac en novembre 2010 d’Oleg Kashin, un journaliste du Kommersant, un quotidien russe respecté. Lier publiquement Chapman au parti politique officiel faisait d’elle une personne de premier plan et contribuait à soutenir la thèse selon laquelle le gouvernement prenait son ancienne espionne au sérieux. À sa sortie du coma, Kashin avait dû se remettre d’une mâchoire brisée, d’un crâne fracturé, d’une jambe cassée et de l’amputation d’un doigt. C’est dans ce contexte que Chapman, nouveau membre du conseil public du Molodaya Gvardiya, s’est adressée au groupe réuni en congrès à Moscou : « Je voudrais que nous apprenions à être plus positifs », a-t-elle scandé à la foule. « Il y aurait moins de négativité dans notre société si nous souriions tous un peu plus. Soyons heureux ! » La positivité était une de ses qualités. Et elle avait alors de bonnes raisons de sourire. Malgré les efforts de ses puissants employeurs, Chapman a lancé sa propre émission de télévision. « Secrets du monde, avec Anna Chapman » serait à l’antenne toutes les semaines sur la chaîne russe REN-TV. Sorte de version russe du film Elvira, maîtresse des ténèbres, Chapman y parle du mystères des vampires, des chats noirs ou de l’apocalypse. Jusque-là, il n’a pas été question d’astéroïdes.

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À la télévision
Crédits : Facebook

Son image en Russie touchant à son apogée, Chapman, en héros national, a alors commencé à envisager son entrée en politique et convoitait un siège à la Duma depuis Volgograd. Elle était devenue un sujet de conversation incontournable, même quand la discussion n’avait à l’origine absolument rien à voir avec elle. Un matin de l’automne 2010, un jet Tupelov s’est envolé vers la Pologne avec à son bord le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, et sa délégation. Pendant le voyage, les assistants diplomatiques et les journalistes se sont faits passer un exemplaire du Maxim qui avait publié les photos de Chapman. Un peu plus tard, l’une de mes sources m’a raconté cette histoire à propos du vol : un journaliste s’est assis près de Lavrov, un proche allié de Poutine, et ils ont discuté de l’agenda du ministre pour les jours à venir. Mais la conversation a très vite glissé vers les Illégaux, Chapman et la médaille que le président russe Dmitry Medvedev lui avait récemment remise. « Quelle genre de médaille était-ce ? », a demandé le journaliste. « Celle de la bravoure ? Du courage ? » Le ministre a haussé les épaules. « J’ai feuilleté le magazine », a répondu Lavrov, « et je n’ai vu aucune médaille sur son cul. »

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Chapman et moi nous étions retrouvés à l’aéroport Domodedovo de Moscou. Quelques mois plus tard, un homme ferait sauter cinq kilos de TNT près du café où nous étions assis, se tuant lui et trente-cinq autres personnes. Nous étions en route pour Voronezh, une ville comptant près d’un million d’habitants dans le sud-ouest de la Russie, non loin de la frontière avec l’Ukraine. Chapman s’intéressait à l’achat d’une troupe de cirque installée temporairement dans cette ville. Chipotant sur nos plateaux repas sans intérêt, l’espionne et moi vivions dans la même illusion qui prévaut dans la capitale dans ces moments d’accalmie entre les attentats, l’illusion que l’homme sur l’écran de télévision de la cafétéria a apporté à la Russie un semblant de stabilité. Poutine est là, apparaissant et disparaissant au gré des passages de la serveuse. Domodedovo rappelait à Chapman des souvenirs déstabilisants. C’est ici qu’elle avait atterri après son expulsion des États-Unis. Mais ce jour-là, elle se réjouissait de regarder Poutine inspecter du matériel militaire devant les caméras.

La troupe de cirque s’appelait Krakatuk, Casse-noisette en français. Chapman voulait la transformer en une sorte de Cirque du Soleil.

Je lui ai alors demandé : « Comment va votre ami ? C’est un type bien ? » « C’est un type fantastique ! » s’est-elle exclamée. Elle était en train de manger. Entre deux bouchées, elle a décidé de conclure sur un ton plus patriotique : « Et c’est un grand leader. » « Comment cela ? », lui ai-je demandé. « De toutes les façons possibles. » Sur l’écran de télévision, Poutine entrait dans le cockpit d’un jet de combat. Je lui ai demandé : « Il chante bien ? » Chapman est devenue amère. « Je ne veux pas en parler », a-t-elle tranché. La troupe de cirque s’appelait Krakatuk, « Casse-noisette » en français. Chapman voulait la transformer en une sorte de Cirque du Soleil, qui en mettrait ensuite plein la vue aux pays dont elle était dorénavant exclue. L’avion ressemblait typiquement à ceux qui étaient susceptibles de s’écraser : exigu, moisi et usé. Chapman était occupée à ranger son manteau dans le compartiment à bagages lorsqu’un homme assis derrière nous et qui ressemblait à un représentant de commerce, a tenté une approche : « Vous me plaisez », lui a-t-il dit. Chapman a pouffé de rire. Elle savait comment gérer ces situations désormais. Une fois en vol, elle m’a donné un coup de coude pour me montrer le magazine de bord qu’elle tenait dans les mains. Elle pointait du doigt une annonce pour un club de strip-tease du nom de Casanova. « Ils ont de belles filles », a-t-elle remarqué. « J’aime bien celle-là. » Elle désignait une petite brune accroupie. « Elle a de belles fesses. » Chapman a refermé le magazine et m’a regardé, le visage grave. « Qu’est-ce que tu préfères ? Les fesses ou les seins ? » Laissant derrière nous l’excitation de Moscou, nous volions vers le sud, l’une des pires régions russes. Voronezh est une des innombrables villes sombres que compte la Russie, et mis à part le cirque, la vie n’y est pas très joyeuse. Toutes les villes de Russie ont leur cirque. Ici, au cirque de Voronezh, les acrobates s’entraînaient en sous-vêtements au moment où Chapman a fait son entrée. Les artistes se complimentaient et s’encourageaient mutuellement, leurs voix résonnant dans cet espace vide et ovale, dont la grandeur et la décrépitude rappelait les arènes de gladiateurs. Il ne leur a pas fallu longtemps pour convaincre Chapman de glisser ses mains dans un système de câbles et de poulies qui l’ont élevée dans les airs. Elle s’est balancée et a tournoyé à dix mètres du sol avant de crier en riant : « Je veux descendre ! » Ce soir-là, après le dîner, nous avons pressé le pas dans le froid, passant devant des gens qui s’étreignaient pour trouver un peu de chaleur sous un arrêt de bus, des rangées d’affiches, et des boutiques vendant de vieux remèdes. L’endroit était désert. J’ai interrogé Chapman sur le fait que la plupart des pays occidentaux ne la laisseraient plus entrer sur leur territoire, signifiant qu’elle serait probablement confinée à l’ex-URSS pour le restant de sa vie. « Ces entraves à ma liberté sont douloureuses », a-t-elle soupiré. « Surtout pour quelqu’un comme moi. J’ai une grande soif de liberté. »

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Qui est-elle vraiment ?
Crédits : Facebook

Chapman avait écrit sur sa page Facebook : « Tu peux devenir tout ce dont tu peux rêver. » Le mensonge de la vie moderne en Russie prétend que le succès est facile à atteindre. On peut être une femme d’affaires sans faire de bénéfices, une espionne sans rapporter de renseignements de valeur, ou l’amie de Poutine sans aucune raison particulière. Elle a raison. Ce rêve est bien là, dans la banqueroute de cette société fondée sur les hydrocarbures, rongée par la nostalgie et appuyée sur un système politique à parti unique, où le travail honnête est réservé aux idiots. J’ai été de ce côté-là du miroir, et c’est une grande fête amusante. Mais après quelques temps, cela érode l’âme. Mon téléphone a sonné le lendemain matin, me réveillant dans ma suite. Chapman et moi avions prévu d’aller revoir le cirque l’après-midi même. Ensuite, nous devions prendre un vol retour pour Moscou. C’est elle qui appelait. Sa voix était suave et me réchauffait l’oreille. J’ai roulé sur le côté, confortablement installé pour écouter le secret qu’elle voulait partager. « Bonjour mon lapin », a-t-elle dit. « J’ai fait un rêve affreux. »


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « The big Russian life of Anna Chapman, ex-spy », paru dans Capital New York. Couverture : Sin City, de Robert Rodriguez (2005).