Fauteur de troubles
John Laroche est grand, maigrichon, les yeux pâles, le dos voûté, d’une beauté sévère, bien qu’il lui manque les dents de devant. Il se tient comme un spaghetti al dente, aussi nerveux qu’un joueur de jeux vidéo assidu. Il a 34 ans et travaille pour la tribu des Indiens Séminoles de Floride, auxquels il installe une pépinière sur leur réserve, près de Miami. Les surnoms de Laroche en séminole sont l’ « Homme Blanc Fou », et le « Fauteur de Troubles ». J’ai rencontré Laroche l’été dernier, au nouveau tribunal du comté de Collier, à Naples, en Floride. Laroche était entendu lors d’une audience suite à son arrestation pour possession illégale d’orchidées sauvages en voie de disparition, arrachées au parc national de Fakahatchee. Les orchidées sauvages sont une de ses passions, et le parc national un endroit qu’il adore. Laroche n’était pas habillé pour l’occasion. Il portait des lunettes de soleil fourreau Mylar, une chemise de coton mixte imprimée de paysages, ainsi qu’un pantalon qui pendouillait en bas du dos. À l’audience, on l’avait appelé et on lui avait demandé de décliner son nom et son adresse, ainsi que de décrire son expérience de travail avec les plantes. Laroche s’est dirigé nonchalamment vers le centre du tribunal. Il a mis son menton bien en avant et a parlé d’une voix rauque et lente. Il a placé ses pouces dans les passants de son pantalon, et a dit : « Je suis horticulteur professionnel depuis environ douze ans. J’ai eu ma propre pépinière… J’ai une expérience poussée des orchidées, et de leur micropropagation asexuée en milieu aseptisé. » Il a grimacé, puis a déclaré à la Cour : « Je suis sans doute la personne la plus intelligente que je connaisse. »
Laroche a grandi à Miami. Selon lui, il était un enfant étrange, ce qui n’était pas si difficile à imaginer. Quand il a voulu un animal de compagnie, il a acheté une petite tortue, puis dix petites tortues, puis il a tenté de les accoupler. Il a alors commencé à vendre des tortues aux autres enfants, puis il a décidé que la vie ne valait la peine d’être vécue que s’il pouvait acquérir chaque espèce rare de tortue, y compris une tortue exotique de 150 kilos, en provenance des Galapagos. Mais soudain, une autre passion lui est tombée dessus. Il s’est concentré sur les fossiles de la dernière période glacière. Puis il a abandonné les fossiles et les tortues pour se focaliser sur la taille de pierres, mais il a encore une fois abandonné ce projet quelques temps plus tard pour collectionner et réargenter de vieux miroirs. Ses passions naissent brusquement et meurent rapidement, comme les tornades. En général, leur fin s’accompagne de déclarations tonitruantes. Quand il était adolescent, il a traversé une phase « poissons tropicaux », il possédait soixante aquariums chez lui. Il allait même plonger pour en attraper. Mais cela aussi s’est terminé. Il n’a pas seulement perdu son intérêt pour les poissons : il y a renoncé, comme s’il s’agissait d’une drogue. Il a déclaré non seulement qu’il ne collectionnerait plus jamais de poissons mais aussi qu’il ne mettrait plus jamais un pied dans l’océan. C’était il y a quinze ans. Il vit bien à quelques kilomètres de l’Atlantique, mais il ne s’en est jamais approché depuis. Laroche s’exprime à la manière d’une encyclopédie. Ce n’est pas dû à une éducation classique et rigoureuse. Il était au lycée à North Miami, mais il a surtout appris en autodidacte. Il est presque impossible de l’imaginer en salle de classe. Il se laisse parfois aller à la mélancolie quant à la vie qu’il aurait pu avoir s’il s’était efforcé de suivre un cursus conventionnel. Il pense qu’il aurait pu faire une école de médecine, et devenir neurochirurgien. Il aurait été remarqué et serait devenu riche. À la place, il vit chez son père, et il a principalement gagné sa vie de manière inhabituelle. Par exemple, il a vendu à une revue de paysagisme un article intitulé « Pourriez-vous mourir pour vos plantes ? ». C’était après qu’il se soit renversé des pesticides en granulés sur une plaie de sa main, un accident qui lui a provoqué des complications irréversibles au cœur et au foie, et lui a laissé l’impression durable que cela ferait une bonne histoire qui se vendrait bien. Pour le moment, il écrit un guide sur la culture des tissus biologiques de plantes pour la maison, qu’il compte promouvoir dans High Times, un magazine sur la marijuana. La publicité indiquera que le guide coûte cher, mais négligera de mentionner que la marijuana cultivée selon les méthodes précises de Laroche ne pousse jamais suffisamment pour développer des propriétés psychoactives. Il s’en défend en affirmant ainsi qu’il gagnera de l’argent, que les gosses apprendront à faire pousser des plantes, que cela les empêchera de planer, et que cela leur apprendra objectivement que le crime ne paie pas. La spirale logique combinant altruisme et anticonformisme et gravite autour d’une possible manne d’argent est une spécialité de Laroche. Juste quand vous vous dites qu’il est bien un escroc, il vous fournit de nouvelles raisons, aux principes aussi vertueux que lucratifs, quant au bien-fondé de son escroquerie. Il adore jouer la manière forte, si cela signifie pour lui qu’il obtiendra ce qu’il désire, et que vous vous demanderez comment il a bien pu s’en tirer. C’est la personne amorale au sens moral le plus élevé que je connaisse. Alors qu’il grandissait, Laroche et sa mère sillonnaient le Fakahatchee Strand et les autres marais de Floride du sud, à la recherche de choses peu communes. À cette époque, Laroche et ses parents habitaient dans le nord de Miami. Le père de Laroche, ouvrier dans le bâtiment, s’était cassé le dos en tombant d’un immeuble, et était handicapé. Laroche était le seul enfant de la famille ; sa sœur était morte très jeune. « Nous sommes une famille composée de douleurs et de peines », dit Laroche. Il décrit sa mère, décédée en 1998, comme obèse, mal fagotée, juive de naissance mais passionnée par des fois et croyances très diverses. Elle ne semblait pas être la candidate idéale pour traverser des coins perdus et poisseux, mais elle y passait ses journées avec John. Ils marquaient parfois des orchidées en fleur, pour revenir quelques mois plus tard et voir si elles étaient montées en graine. À une époque, la passion de Laroche était de photographier chaque variété d’orchidée en fleur trouvable en Floride ; sa mère et lui se traînaient avec des appareils photo à travers les marais pendant des heures. Après quelques années, Laroche est passé des photos d’orchidées aux fleurs elles-mêmes. Il s’est marié en 1983, à 23 ans, et la même année, sa femme et lui ont ouvert une pépinière dans le nord de Miami. Avant cela, il travaillait dans le bâtiment mais, comme son père, il s’est cassé le dos lors d’une chute et a été mis en arrêt maladie. Lui et sa femme ont appelé leur pépinière l’Arbre de Bromeliade. Les broméliacées sont des plantes piquantes qui généralement, comme c’est le cas des orchidées épiphytes, s’attachent aux branches des arbres au lieu de pousser directement dans la terre. Certaines poussent de façon incontrôlée à Fakahatchee. La pépinière de Laroche était spécialisée dans les variétés les plus rares et étranges. Il possédait 40 000 plantes, certaines étant les seuls spécimens en élevage. Laroche a confié qu’en 1990, il est arrivé à la conférence mondiale sur les broméliacées avec un stupéfiant présentoir de trois mètres par sept, constitué de broméliacées en forme d’étoile, de peintures fluorescentes, de lampes à rayons ultraviolets, et d’illuminations de Noël en forme de constellations d’étoiles.
Jour et nuit, des gens s’arrêtaient chez lui pour discuter horticulture et admirer sa collection. Certains lui donnaient des plantes en échange d’une visite du Fakahatchee, juste afin d’admirer une plante qui les intéressait.
La conférence a été un tournant pour lui. Il est devenu célèbre dans le milieu des horticulteurs, et il a commencé à passer des coups de téléphone dans le monde entier pour dénicher des plantes rares ; ses factures s’élevaient parfois à près d’un millier de dollars par mois. Beaucoup d’argent entrait et sortait, mais il n’en gardait presque rien. Il a dépensé une fois des centaines de dollars pour construire un caisson d’air conditionné adapté à une fougère rare héritée d’un ami dominicain. La fougère est morte mais Laroche n’a pas regretté les dépenses. Il avait accumulé une des plus grandes collections de cryptanthus, un genre de broméliacées brésiliennes, et possédait un sidérant anthurium veitchii de près de deux mètres de haut, aux feuilles ondulées, dont il disait qu’il était « d’une beauté époustouflante ». Il avait des dizaines et des dizaines d’orchidées. Il aimait particulièrement travailler à leur clonage et leur mutation. Il a aussi découvert comment cultiver certaines variétés qui n’avaient que rarement été cultivées en laboratoire. Jour et nuit, des gens s’arrêtaient chez lui pour parler d’horticulture et admirer sa collection. Certains lui donnaient des plantes en échange d’une visite du Fakahatchee, juste afin d’admirer une plante qui les intéressait. Un après-midi où je lui rendais visite à la pépinière séminole, il s’est mit à parler de la fabuleuse capacité d’adaptation des plantes, et indiquait que la plante à la fleur la plus large au monde, la rafflesia, était un parasite pour les racines d’un autre arbre, et finissait par dévorer son hôte. Il affirme qu’à l’époque où il disposait encore de sa pépinière, beaucoup de gens l’appelaient pour parler de plantes, mais qu’il pouvait deviner qu’ils étaient juste seuls et avaient besoin de parler à quelqu’un. Ou bien qu’ils étaient compétitifs et désiraient tester leurs connaissances face aux siennes. « J’avais l’impression qu’ils allaient me consommer. J’avais l’impression qu’ils étaient la plante parasite, et que j’étais ce gros arbre, cet hôte », m’a-t-il dit. Les orchidaceae sont une famille de plantes vivaces à étamine fertile, des fleurs à trois pétales qui, en fonction des espèces, vont de la petite tachetée à l’immense et voluptueuse. Généralement, les orchidées rendent les gens fous. Ceux qui les aiment en sont passionnés, mais la passion des orchidées n’équivaut pas forcément à la passion de la beauté. Il y a quelque chose chez l’orchidée qui en fait presque plus une créature qu’une fleur. Certaines d’entre elles sont d’aspect étrange, d’autres ont des formes bizarres ou présentent des combinaisons de couleurs détonantes, et toutes les orchidées sont plutôt laides tant qu’elles ne sont pas en fleur. Laroche m’a expliqué que de nombreuses espèces sont si banales que lorsqu’il les montre, on lui demande à chaque fois à quoi elles ressembleront quand elles seront en fleur, et il doit préciser qu’elles le sont déjà. Les orchidées se sont adaptées à presque chaque type d’environnement sur Terre. On peut les faire muter, les croiser, les cloner. Elles peuvent prendre la forme de structures architecturales complexes, ou bien donner l’impression de fleurs criardes, chics ou affriolantes. Sans surprise, les orchidées sont le sujet de toutes sortes de connotations sexuelles ; peu de fleurs ont un potentiel aussi érotique, que ce soit par leur aspect ou par les effets qu’elles produisent. Même d’autres créatures trouvent les orchidées attirantes. Certaines orchidées ont la forme exacte de l’insecte qui les pollinise ; l’insecte est ainsi attiré à l’intérieur, croyant pouvoir s’accoupler.
Chagrin d’amour
Les collections d’orchidées ont débuté dans l’Angleterre victorienne, comme un passe-temps pour les gens très aisés, ceux qui avaient assez d’espace pour abriter des serres et assez d’argent pour financer des expéditions jusqu’aux confins du monde, là où pouvaient se terrer certaines des variétés les plus rares. Ce passe-temps s’est avéré si prenant qu’on l’a surnommé à l’époque orchidelirium : les collectionneurs en étaient vraiment obsédés. Des gens ordinaires, qui une fois épris d’orchidées, tendent à ressembler de plus en plus à un John Laroche. À une exposition d’orchidées à New York l’année dernière, j’ai entendu en boucle la même histoire, comme quoi à partir d’une simple orchidée dans la cuisine, on pouvait en arriver à une dizaine, puis à une serre entière dans le jardin, voire dans certains cas, à de nombreuses serres et des voyages en Asie et en Afrique, le budget nécessaire à cette passion s’en trouvant démultiplié. J’avais parcouru l’exposition avec un collectionneur guatémaltèque. Il m’a confié que « la maladie vous prend. Vous pouvez aller aux alcooliques anonymes pour arrêter de boire, mais une fois pris par les orchidées, il n’y a rien à faire. » Collectionner peut être comparé à des chagrins d’amour. Si vous commencez à collectionner des êtres vivants, vous êtes à la recherche de quelque chose d’intrinsèquement imparfait, et même si vous parvenez à les trouver et les acquérir, il n’y a aucune garantie qu’ils n’en viendront pas à changer ou mourir. La complexité botanique des orchidées et leur mutabilité en font peut-être le sujet de collection le plus captivant et frustrant à la fois. Il existe plus de 20 000 variétés recensées d’orchidées, la plus grande famille de plantes à fleur au monde. De nouvelles orchidées sont créées en laboratoire ou bien découvertes tous les jours, d’autres n’existent qu’en quantité infinitésimale dans des endroits reculés du monde. Le désir pour les orchidées est insatiable. Le collectionneur qui en veut une de chaque espèce n’aura pas assez d’une vie pour y parvenir. En 1989, des gelées désastreuses ont détruit une grande partie des réserves de pépinières, y compris celle de Laroche, et en 1991, une épidémie de fongicides a tué des orchidées ainsi que d’autres plantes en serre dans tout le pays. Il ne restait quasiment rien à Laroche. Trois ans auparavant, un conducteur en état d’ivresse avait percuté sa voiture de plein fouet ; Laroche y a perdu ses dents de devant, sa femme a été plongée dans un coma de plusieurs semaines, et sa mère et son oncle ont été tués. Lui et sa femme se sont séparés plus tard parce qu’elle pouvait supporter l’écoute complète d’un album des Grateful Dead, ce qui n’était plus son cas, lance-t-il aujourd’hui. Et puis en 1992, l’ouragan Andrew a frappé. À l’époque, Laroche avait placé ses plantes restantes dans trois serres, à Miami et Homestead. Dans la tempête, deux des trois serres se sont complètement volatilisées. La troisième a plus ou moins explosé. En allant l’explorer, il est tombé sur le reste d’une de ses plantes ; elle se trouvait au milieu de la route, à trois pâtés de maison de l’emplacement de la serre. L’eau de mer charriée par la tempête a empoisonné le reste. À ce moment-là, cela faisait douze ans qu’il était dans l’horticulture. Ayant acquis une certaine renommée, Laroche a décidé qu’il allait mourir le cœur brisé s’il rouvrait sa pépinière.
La nouvelle passion de Laroche devint le droit des tribus indiennes.
La tribu Séminole de Floride ne disposait pas de pépinière, mais l’idée d’en créer une faisait partie des nombreux projets de développement envisagés par la tribu. Les Séminoles possèdent près de 35 000 hectares en Floride. Le taux de chômage dans la tribu approche les 40 %. Le plan des Séminoles était d’engager un homme blanc expérimenté, le laisser installer la pépinière, enseigner aux membres de la tribu autant que possible, puis le remplacer par un membre de la tribu. Les Séminoles ont passé une annonce dans le journal. John Laroche l’a lue, y a répondue, et a été engagé par la tribu. Bien entendu, il était d’un tempérament peu enclin à employer la manière douce. Il a décidé de faire de la pépinière quelque chose de spectaculaire. Il voulait cultiver des choses exotiques – des épinards poussant sur des vignes, des citrouilles cultivées en treillis, des piments en forme de pénis, une centaine d’espèces qu’il appelait « des légumes zarbis ». Il voulait également construire un laboratoire pour cloner les orchidées. Il n’était pas intéressé par les bouquets de fleurs : il voulait cultiver les variétés rares et en voie de disparition, disponibles exclusivement au marché noir. S’il y parvenait, il provoquerait le chaos chez les trafiquants, une perspective qui lui plaisait, particulièrement s’il pouvait la mettre en œuvre de manière alambiquée, à la Laroche. Après avoir été engagé par les Séminoles, la nouvelle passion de Laroche est devenue le droit des tribus indiennes. Il a passé des heures à la bibliothèque de l’Université de Miami. Il a étudié l’affaire de l’État de Floride contre les Indiens Miccosukee, pour braconnage de feuilles de palmier. Il a appris l’histoire tortueuse de l’affaire de l’État de Floride contre James E. Billie, dans laquelle le gouvernement a tenté en vain de faire condamner Chef Billie, le président du conseil de la tribu Séminole, pour avoir tué, dépecé et consommé des espèces de panthères protégées. À la fin de ses recherches, Laroche était convaincu d’avoir trouvé une faille dans le code pénal de l’État, qui exemptait les Séminoles des lois sur la protection des plantes rares. Les orchidées se sont tout d’abord développées sous les tropiques, mais on en trouve maintenant partout dans le monde, répandues par les courants atmosphériques. Les graines d’une orchidée sont petites et sombres, aussi fines que de la poudre à canon ; un ouragan peut en emporter des millions à des milliers de kilomètres. Une grosse rafale et quelques graines en provenance d’Amérique du Sud pourraient exporter de quoi faire suffisamment de bouquets pour un bal de promo à Miami jusqu’à la fin des temps. Les vents soufflant sur la Floride drainent des graines dans les piscines, les barbecues, sur les autoroutes, les terrains de shuffleboard, les parkings d’hôtels et les toits d’immeubles de bureaux, ainsi que dans des endroits tranquilles, humides et chauds, où les graines peuvent germer et se développer. De nombreuses graines traversant le Golfe du Mexique périront probablement en route, mais celles qui restent et se retrouvent quelque part comme à Fakahatchee ont toutes leurs chances de survivre. Au début du siècle, le Fakahatchee était rempli de tant d’orchidées de variétés différentes qu’on aurait pu en faire un supermarché. Le dernier inventaire des plantes abritées à Fakahatchee remonte à 1987. Il listait 45 variétés d’orchidées. La Spiranthes lanceolata var. Paludicola, connue sous le nom de « Fakahatchee ladies’-tresses » [jeu de mot intraduisible signifiant à la fois « bouclettes de dames » et « détresse », NDT], y a été pour la première fois relevée. Dix variétés répertoriées n’existent nulle part ailleurs aux États-Unis : des Dendrobium, la campylocentrum, la dwarf epidendrum, désentortillées, l’orchidée de Gale, la Habenaria repens, la petite orchidée de l’île de Harris, l’orchidée cachée, la Maxillaria tenuifolia, et la Lamium maculatum. La plupart de ces dernières sont modestes, arborant de maigres racines, des feuilles étiolées et des fleurs chétives. Les gens qui aiment les grosses orchidées flamboyantes seront déçus de ces variétés. D’un autre côté, un vrai collectionneur, comme Laroche a pu le devenir aux yeux de tout le monde, les trouvera irrésistibles s’il tente de construire une collection complète ; elles peuvent également être croisées avec d’autres plantes en serre afin de créer quelque chose de jamais vu. La seule belle orchidée du Fakahatchee est « la fantôme ». Quand elle n’est pas en fleur, la fantôme, qui n’a pas de feuille, ressemble à une lanière verte et plate de la largeur d’une linguine. Une fois l’an, quand elle fleurit, la fantôme est superbe. La fleur est blanche comme une feuille de papier. On trouve au centre le labelle, caractéristique de toutes les orchidées. Le labelle de la fantôme est particulièrement prononcé et pulpeux, et chacune de ses deux extrémités s’étiole en une longue vrille flottante. Leur forme, la délicatesse et la sensibilité frémissante de ces vrilles élancées donnent à la fleur l’aspect d’une plume, de jambes de ballerine, ou bien de deux petits drapeaux. Parce qu’elle est dépouillée et pousse sur des arbres, et parce que les racines se mêlent au tronc ou au rocher qu’elle enlace, la fleur de la fantôme peut paraître en suspension, comme une créature en vol. La blancheur de la fleur procure un contraste saisissant avec les gris et les verts du marais. La variété n’en fait qu’à sa tête, se dissémine difficilement, est rarement cultivée, et reste dure à trouver à l’état sauvage. Une fois, alors que je me trouvais à Fakahatchee, un des gardes du parc a reçu l’appel d’une femme habitant l’État de Géorgie, prête à payer n’importe quelle somme afin de voir l’orchidée fantôme en fleur. Elle voulait savoir si le garde en avait vu, prêtes à fleurir. Après lui avoir parlé, elle a quitté son travail, a pris un avion pour la Floride, a loué une voiture et a traversé le marais le jour suivant. Aucune somme d’argent ne pouvait rien y changer, l’orchidée fantôme que le garde avait vue n’était plus en fleur, elle était une fois de plus redevenue un amas de racines sur un arbre. Carlyle Luer, l’auteur du livre The Native Orchids of Florida, le guide définitif sur le sujet, a écrit à propos de l’orchidée fantôme : « Si on a la chance de voir sa fleur, rien d’autre n’aura d’importance. »
Braconnage d’orchidées
Le 21 décembre 1993, Laroche et trois indiens Séminoles travaillant avec lui à la pépinière, Dennis Osceola, Vinson Osceola, et Russell Bowers, se sont rendus au Fakahatchee et ont longé les rives, ils ont dépassé les groupes de cyprès des marais, et se sont enfoncés dans la boue d’un marais plus profond, connu sous le nom de West Lake. Le 21 était un jour lourd. Les hommes laissèrent leur camionnette sur la route William Janes, un chemin de gravier qui débouche sur la route d’État 29 à quelques kilomètres de la prison d’État Copeland Road. C’était un endroit insolite pour se garer. Quand un garde en patrouille a vu la camionnette, il a décidé de s’arrêter et d’attendre le retour de ses occupants. Un certain temps s’est écoulé. Puis les quatre hommes émergèrent des bois. Ils transportaient avec eux plusieurs taies et sacs poubelles. Après avoir été stoppés, ils ont ouvert les sacs et les taies, afin que le garde puisse inventorier et photographier ce qui avait été pris dans le marais – 136 plantes, incluant Catopsis nutans (catopsis courbé), Tillandsia pruinosa (aérophyte crépue), Peperomia obtusifolia (peperomia de Floride), et des dizaines d’orchidées sauvages. Dans les taies se trouvaient des campylocentrum, des caledenias, des prosthechea cochleata, des orchis papillon, des orchidées marrons, de nuit, des orchidées entortillées et des orchidées aux feuilles brillantes, ainsi que quelques spécimens de la très rare, très admirée et très convoitée Polyrrhiza lindenii à fleur blanche, l’orchidée fantôme.
Le garde qui rédigeait le procès verbal et le procureur en charge du rapport officiel ne savaient pas si les Séminoles travaillaient pour Laroche ou l’inverse. D’un côté, Laroche avait été engagé par la tribu pour installer une pépinière sur la réserve, mais de l’autre Laroche était un pépiniériste ayant perdu son stock et ayant besoin d’en constituer un nouveau. Il savait où se procurer des plantes rares gratuitement, et il pouvait très bien avoir utilisé les Séminoles pour contourner la loi. Ce qui était sûr, c’était que les plantes récoltées par les quatre hommes étaient rares et de valeur, et qu’elles avaient été collectées avec attention. Celles de la variété épiphyte, qui s’attachent aux branches d’arbres, avaient été laissées sur leurs branches. Il était aussi évident que la personne connaissant la valeur de ces plantes et ce qu’on pouvait en tirer, c’était John Laroche. Le lendemain de l’arrestation, je me suis rendue au siège de la tribu, qui se situe à Hollywood, sur la deuxième plus petite réserve Séminole de Floride. À l’extrêmité nord de la réserve se trouve le parc à thème Santa’s Magical Village Holiday. On y trouve tout près la statue d’un Séminole luttant contre un alligator. Le sculpteur avait utilisé une de ses connaissances pour la pose, même si cette personne n’était pas d’origine indienne. L’artiste trouvait simplement que la personne avait une carrure similaire à celle d’un Indien. La statue datait des années 1950, et son modèle n’était autre que le père de John Laroche. La plus grande caravane au siège de la tribu Séminole appartient à Buster Baxley, le responsable de l’urbanisme et du développement. Baxley est un homme costaud, à la quarantaine. Il a les yeux marrons, les bajoues soyeuses et les cheveux roux. Il m’a mené à Seminole Gardens, la pépinière de la tribu, qui se trouvait à quelques minutes à peine du siège, en bas de la rue en partant de l’église baptiste Chickee de la Bible Indépendante. Le bureau de Laroche s’y trouve, dans une caravane fragile, à la limite de la pépinière. À part elle, rien n’avait encore poussé à Seminole Gardens.
Walter était un dingue de nénuphars, et il parcourait le monde entier en un clin d’œil s’il avait vent d’un nénuphar rare.
Tandis que Baxley et moi-même nous garions sur le parking, Vinson Osceola et deux autres hommes se trouvaient près de la caravane et contemplaient une pile d’arceaux en métal et de filets en nylon. Il n’y avait rien d’autre en vue, si ce n’est quelques tréteaux et caisses en bois, ainsi que des sacs de plastique bourrés de compost. Laroche était à l’intérieur, à son bureau, occupé à lire une carte postale qu’il venait de recevoir d’un ami nommé Walter. Il a expliqué que Walter était un dingue de nénuphars, et qu’il parcourait le monde entier en un clin d’œil s’il avait vent d’un nénuphar rare. Walter gardait de temps en temps la plante pour la cultiver chez lui, mais parfois il ne faisait que regarder. La carte postale venait du Botswana. Laroche a lu : « Les plantes vont bien. À bientôt. » Il a posé la carte avant d’ajouter que « Walter est assez dingue ». Baxley se tenait dans l’entrebâillement de la porte du bureau et ne prêtait pas attention à la lecture de la carte. Il a fait un geste en direction de la fenêtre, puis a demandé : « John, comment ces gars s’en sortent-ils ? » Laroche a répondu : « Bien, Buster. » Il a mis ses pieds sur le bureau et a commencé à se balancer d’avant en arrière sur sa chaise. Il portait un pantalon de camouflage, une casquette des Miami Hurricanes et un T-shirt des Chicago Blackhawks. « Tout le monde pensait que John exploitait ces jeunes Indiens pour braconner et se refaire une pépinière. Eh bien, c’est moi qui l’avait autorisé. Je leur ai demandé de m’amener ce dont ils avaient besoin. John m’a fait part de la loi de l’État de Floride, stipulant que les Indiens étaient exemptés des lois sur la collecte de plantes, et nous pensions que la pépinière devait proposer certaines plantes sauvages, pour leur dissémination et pour la frime. Je lui ai redemandé à plusieurs reprises, parce que je voulais être sûr, et l’ai découragé pendant près d’un mois parce que je voulais m’en assurer par moi-même », a expliqué Baxley. Laroche a fait une grimace de circonstance et a crié : « Buster ! Tu ne me croyais pas ? » Baxley a repris : « Puis, dans un premier temps, quand ils ont tous été arrêtés, on a pensé que c’était une attaque discriminatoire contre nous, contre la tribu. Je crois que si les gardes n’avaient attrapé que ces jeunes Indiens, ils les auraient relâchés. Ils ne veulent pas s’en prendre à nous, se frotter au droit des minorités indiennes. Nous sommes proches de la nature ! Nous ne sommes pas comme ces non-Indiens qui dépouillent la nature pour faire du fric. Nous ne chassons pas pour le plaisir. Nous chassons pour survivre ! L’État de Floride n’a pas intérêt à venir questionner mes droits. » Il a gonflé la poitrine avant de poursuivre : « Sinon, je vais aller là-bas et embarquer chaque être vivant du Fakahatchee. » Laroche a cessé de se balancer et il est retombé contre son bureau. Il a froncé les sourcils et a dit : « Oh, ça va maintenant Buster. » Baxley a porté son regard sur lui, puis sur moi, avant d’affirmer que « les gardes n’avaient que faire des Indiens. C’est John ici-même dont ils voulaient la peau. » Baxley est retourné à son bureau, pour traiter de la paperasse concernant une entreprise commune de verger d’agrumes entre les Séminoles et des investisseurs japonais. Laroche et moi sommes allés à sa camionnette. Il voulait revoir certaines plantes qui avaient survécu à l’ouragan et qui avaient été vendues à une pépinière, Tropical Paradise. Dehors, le ciel était diaphane, et l’atmosphère était lourde. Les travailleurs avaient empilé certains des arceaux métalliques pour mettre en pot. Vinson Osceola est venu nous voir, une bêche à la main. C’était un jeune homme aux cheveux longs et brillants, aux épaules solides et au regard timide, presque au bord des larmes. Lui et Laroche ont discuté quelques minutes du projet de construction. Il a mentionné que Dennis Osceola s’était blessé et ne travaillait pas à la pépinière pour le moment, et que Russell Bowers, l’autre accusé dans l’affaire de braconnage des orchidées, était actuellement « hors de la réserve ». « Je ne vais pas beaucoup vous parler », m’a dit Osceola. « Ça n’a rien de personnel. C’est la culture indienne. »
Laroche a parlé en route. « Au départ, les Indiens voulaient juste dénicher des trucs sur la réserve et les vendre. Je leur ai donc expliqué le concept de la pépinière. Je leur ai dit : “Vous pouvez dénicher des trucs et les vendre, mais il vaut mieux cultiver les plantes.” Je leur ai expliqué qu’on pouvait cultiver les tissus des orchidées, les cloner, et avec une seule en créer des milliards. J’ai toujours été pour la culture. J’aimais aussi beaucoup les mutations de plantes, pour le plaisir et pour le profit. » « Vous exposez des tissus à des radiations ou des produits chimiques et vous obtenez des trucs chouettes qui n’ont jamais été vus sur Terre », confirme-t-il. « C’est vraiment un super passe-temps, la mutation des plantes. Vous compressez l’évolution d’une vie sur une période d’un à deux ans. Je crois qu’il faudrait promouvoir l’activité comme un passe-temps. Il y a tellement de vies gâchées ici-bas, et tellement de gens désœuvrés. Pour moi, la mutation est la réponse à tout. Vous êtes-vous déjà demandée pourquoi certaines personnes étaient plus intelligentes que d’autres ? C’est parce qu’elles ont muté quand elles étaient bébés. Je crois être une de ces personnes. J’ai dû entrer en contact avec quelque chose qui m’a fait muter, et je suis désormais incroyablement brillant. Je suis une des cinq ou six personnes dans tout le pays à pouvoir cultiver l’orchidée fantôme en laboratoire. » « Mon plan est d’arracher quelques orchidées à la nature, d’en vendre certaines tout de suite, de cultiver le reste dans le laboratoire en cours de construction dans la pépinière, et d’en avoir des milliers à vendre d’ici quelques années. Pour l’instant, il existe un marché noir pour ces orchidées, spécialement pour la fantôme, parce qu’elles sont inaccessibles », avance-t-il. « Il y a beaucoup d’argent à se faire. Elles ont beaucoup de valeur dans des endroits comme l’Australie, où les gens adorent les orchidées mais n’ont pas accès à ces variétés. Le prix baisserait pour chaque plante individuelle, mais nous pourrions en vendre des millions si on les cultivait, et on se ferait tout de même un bon paquet. » Il continue : « Mes amis horticulteurs disaient : “Si John a un peu de terre et de l’argent, faites gaffe.” Bon, les Indiens avaient besoin d’un pépiniériste, et j’avais besoin de terres et d’argent, j’ai étudié le droit et réalisé qu’il était très vague quant aux possessions des Indiens sur les parcs protégés. Je crois que la loi est mal foutue et devrait être changée, parce que je ne pense pas qu’il soit bon qu’on ait un tas d’Indiens courant dans le Fakahatchee avec des plantes sous le bras, mais en même temps, quelqu’un va profiter de la faille dans cette loi, alors autant que ce soit moi. »
Alligator alley
Nous roulions sur un chemin gravillonné bordé de gros palmiers. Un vent humide soufflait par ma fenêtre ouverte. Le soleil perçait à travers les feuilles des palmiers et dessinait de grandes zébrures sur la route. Il m’a raconté : « Je me suis dit qu’on tirerait ce dont on a besoin du Fakahatchee et en même temps que nous attirerions tellement l’attention sur cette loi, que le corps législatif la changerait. J’ai calculé pour que cela tombe à l’approche d’une session législative. C’est ce que je veux dire au tribunal. Je veux dire que l’État doit se protéger. » Il a haussé un sourcil à mon intention. « Je compte bien me protéger aussi. » On a buté contre des rails de chemin de fer en les traversant. Laroche s’est tourné vers moi et a dit : « Je travaille pour les Séminoles, mais au fond, je suis du côté des plantes. La loi ne devrait laisser personne s’approcher d’ici et partir avec ces satanées plantes. Ce que j’ai fait, était-ce éthique ? Je ne sais pas. Je suis sacrément judicieux. Je pourrais faire un bon criminel, être un grand arnaqueur, mais il est plus intéressant de vivre sa vie en respectant la loi. Les gens se penchent sur ce que j’ai fait et demandent, est-ce moral ? Est-ce la chose à faire ? Eh bien, toutes les grandes choses ne sont-elles pas le résultat de ce questionnement ? Pensez à l’énergie atomique. Elle peut être diabolique ou bien une bénédiction. Bonne ou mauvaise. C’est là que ça se passe. À la frontière de l’éthique. C’est là que j’aime vivre. » À Tropical Paradise, Laroche a tenté de persuader le propriétaire, Joseph Fondeur, de le laisser lui racheter les plantes qu’il avait vendues à Fondeur après l’ouragan. Les plantes en question étaient d’énormes hoyas aux feuilles caoutchouteuses et au pied sinueux. Fondeur a répondu qu’il n’était pas intéressé par l’offre, mais Laroche a indiqué qu’il avait désormais une grande pépinière sur la réserve, et qu’il pouvait de nouveau offrir un habitat adapté aux hoyas. « Pas intéressé », a répliqué Fondeur, en caressant une feuille de hoya. « Je suis revenu pour elles », a dit Laroche. « Allez, Joseph. » Fondeur a caressé une autre feuille. « Non. Je les aime maintenant. Désormais, elles sont à moi, plus à toi. »
« Les amoureux de fougères sont peut-être pires, mais les amoureux d’orchidées sont trop… Vous savez. Ils se croient supérieurs. » — Joseph Fondeur
Ils ont parlé un moment. Fondeur a accepté de donner des boutures à Laroche quand les plantes se seront reproduites avant de mentionner qu’il aimait une grande variété de plantes, et qu’il gardait l’inventaire de ses orchidées à un minimum. « Les amoureux d’orchidées sont trop dingues », a-t-il dit. « Ils achètent l’orchidée et la tuent. Les amoureux de fougères sont peut-être pires, mais les amoureux d’orchidées sont trop… Vous savez. Ils se croient supérieurs. » Il a regardé Laroche et a dit : « Tu collectionnes quelque chose en ce moment ? » Ce dernier a répliqué : « Non, je ne veux rien collectionner pour le moment. Je dois faire attention avec les plantes. Même maintenant, j’ai toujours cette sensation. Je vois quelque chose et j’ai cette sensation. Je me dis, doux Jésus, elles sont intéressantes. Mon gars, je suis sûr que tu peux en trouver un paquet. » La Société américaine des orchidées s’enquérait de cette affaire de braconnage ; si Laroche et les Séminoles étaient déclarés innocents, cela pourrait déclencher une vague de braconnage d’orchidées un peu partout. Le siège de la société se trouvait à West Palm Beach, à près de 250 kilomètres du tribunal de Collier County, le long d’Alligator Alley, une autoroute. Les panthères de Floride se baladaient jadis sur les voies de circulation d’Alligator Alley. Avant que Chef Billie n’abatte sa panthère, la dernière à ne pas être morte de causes naturelles en Floride du sud avait été heurtée par un véhicule sur Alligator Alley. La société comptait près de 30 000 membres. Au bureau, il était possible d’obtenir une carte Visa de la société des orchidées, sur laquelle était imprimée l’image d’une Brassolaeliocattleya jaune, au labelle rougeoyant aussi plein à craquer qu’un sac à main. On y admirait également des planches couleur d’orchidées primées à 50 dollars, y compris certaines des orchidées les plus recherchées au monde – par exemple une Phragmipedium besseae, dont les pétales sont rouge sang et le labelle cramoisi. Pour acquérir cette orchidée, il était possible d’en acheter une pour quelques centaines de dollars ; il y a dix ans, avant qu’elle ne soit cultivée en pépinière, la Phragmipedium était extrêmement rare et aurait coûté 5 000 dollars.
L’affaire du braconnage des orchidées est arrivée finalement à terme, non pas à cause des orchidées, mais des arbres sur lesquels elles poussaient. Ce que tout le monde – Laroche, Baxley, le procureur et les gardes du parc Fakahatchee – reconnaissait comme n’étant pas un point crucial, mais pourtant le seul clairement défini à l’égard de la loi. Telle que cette dernière était écrite, les Indiens étaient probablement immunisés des lois de protection des plantes en voie de disparition, que ce soit dans les parcs nationaux, les jardins ou sur la réserve séminole. Si Bowers et les Osceola n’avaient pris que des espèces en voie de disparition, ils auraient pu bénéficier d’une immunité complète, et les accusations portées contre eux auraient été abandonnées. Mais la plupart des orchidées récoltées par Laroche poussaient sur des arbres, et il voulait les emporter avec les branches qui les supportaient afin de ne pas abîmer les racines. Les arbres sur lesquels les orchidées aimaient pousser, l’Annona glabra et autre arbres habituels des marais, n’étaient pas en voie de disparition. À l’audience, la Juge Brenda C. Wilson a refusé de rejeter toute la plainte sur la base de l’immunité, mais les Séminoles ne furent pas condamnés pour possession d’espèces en voie de disparition. En un sens, Laroche avait raison. Il avait révélé une faille contradictoire dans la loi. Sa seule erreur a été d’avoir pris excessivement soin des orchidées en les récoltant. Quelques semaines plus tard, les trois Séminoles ont décidé de ne pas contester l’accusation, basée sur le code administratif de Floride 16D-2.003 (6), interdisant la collecte des plantes dans les parcs nationaux, pour avoir coupé des arbres et collecté des plantes sur le parc national. Laroche n’a bénéficié d’aucune immunité. Le juge a décidé que l’immunité accordée aux Indiens ne s’étendait pas aux employés non-indiens de la tribu. Il devait donc choisir entre poursuivre l’affaire devant le tribunal, ou bien ne pas contester l’accusation de collecte d’arbres et de fleurs, ce qu’il a fait. Il a dû payer une amende ainsi que les frais de justice, et a été placé en conditionnelle pendant six mois, durant lesquels l’accès au Fakahatchee Strand lui a été interdit. Il avait gagné, mais aussi perdu. Il y avait bien une faille dans la loi, mais il avait perdu le jugement. Il avait trouvé les orchidées, mais perdu le droit de les conserver. Il s’était rendu célèbre, mais également quelque peu mal vu. Il m’a confié s’être senti crucifié et semblait habité par la tension créée par les événements. Le fait qu’il ait à la fois tort et raison le plaçait sur cette étroite frontière éthique qu’il considérait comme son endroit favori. Ce qu’il avait aussi perdu, du moins pour l’instant, c’était le Fakahatchee. Un autre de ses lieux favoris. Il faut véritablement vouloir quelque chose pour aller le chercher au Fakahatchee. Le parc est une réserve côtière de 25 000 hectares de basse terre, à 40 kilomètres au sud-est de Naples, dans cette région du comté de Collier où les pelouses soyeuses et les parcours de golf se fondent aux herbes folles, aux bords tranchants comme des faucilles. Le Fakahatchee est à la fois un marécage profond, une forêt de cyprès, un bois humide, un estuaire marécageux ou bien encore une prairie inondée.
Le Fakahatchee dégage une beauté étrange et sauvage. C’est également un endroit hautement inhospitalier.
Dans l’ensemble, la région du Fakahatchee est un paysage sans reliefs. Les trous et les cavités se remplissent rapidement d’eaux souterraines. Les butées et les plis se repèrent facilement. La majeure partie des terres est comprise entre un et trois mètres au-dessus du niveau de la mer. Une portion est même totalement engloutie par les eaux. Le Fakahatchee dégage une beauté étrange et sauvage. C’est également un endroit hautement inhospitalier. D’ailleurs, les heures que j’ai passées sur les pas de Laroche ont certainement été les plus affreuses de toute ma vie. La partie marécageuse du Fakahatchee est chaude, humide et bosselée, couverte de mocassins d’eau, de diamantins, d’alligators, de tortues-alligators, de plantes venimeuses, de cochons sauvages et de toutes autres choses qui viennent vous piquer, vous voler dans les yeux et dans le nez. Traverser les marais est une vraie bataille. C’est aussi facile que de traverser à pied une station de lavage de voiture. Au milieu du marais, certains trous sont remplis de près de trois mètres d’eau stagnante, et l’air est lourd comme du velours mouillé. Les arbres semblent en sueur. Les feuilles sont baignées d’humidité. La boue vous aspire et tente de vous retenir ; à défaut, elle se contentera de vos chaussures. L’eau du marais est noircie par les tanins des cyprès, si corrosifs qu’ils peuvent attaquer les cuirs. Tout ce qui n’est pas mouillé est désolé au Fakahatchee. Le soleil frappe les prairies dénuées d’arbres. L’herbe s’assèche tellement que la friction avec une voiture peut l’enflammer, et les flammes embraser la voiture. Le Fakahatchee est couvert de carcasses de voitures, abandonnées par des aventuriers dépassés. Un botaniste ayant traversé le Fakahatchee dans les années 1940 s’est souvenu en interview avoir été surtout surpris par les variétés d’écureuils, et par le nombre de Ford modèles T carbonisées. Avant de quitter la Floride, je suis allée dans les marais avec les gardes, qui ont replanté les orchidées que Laroche désirait tant. Certaines des plantes étaient placées dans des crevasses rocheuses, ou des fourches d’arbres. Les sections des branches sur lesquelles les orchidées étaient attachées avaient été ficelées au bord des arbres. Les orchidées mettent longtemps à se développer, et longtemps à mourir. Il faudra du temps avant que quiconque puisse dire quels plants dérobés survivront, s’il y en a. Ces orchidées fantômes ne fleurissaient pas, alors j’y suis retournée le lendemain, marchant des heures pour en trouver une qui soit plus qu’une pauvre tige verte fixée à un arbre. J’ai bien vu des racines, mais il semblait que la floraison était passée. J’ai appelé Laroche pour le lui dire, et il a répondu : « Ce n’est pas vrai. Elles y sont. Je le sais. Je sais où elles se trouvent. » Le silence s’est installé un moment, il s’est éclairci la voix, avant d’ajouter : « Vous auriez dû y aller avec moi. »
Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « Orchid Fever », paru dans le New Yorker. Couverture : Une orchidée, par Alessandro Chiarella.