Environ deux milliards de palettes de bois sont utilisées pour la livraison aux États-Unis. À l’arrière des camions remorque, elles transportent des Cheerios, des huîtres, de la pénicilline ou tout ce à quoi on pourrait penser : pulls, câbles de cuivre, souris de laboratoire, etc. Elles sont empilées derrière les supermarchés ou sur les quais des ports de commerce. On peut les voir sur les sites de construction, sur les trottoirs, à la poubelle, dans la cave de notre voisin… Elles sont empilées dans des hangars et se déplacent à toute allure dans les couloirs des usines. La magie de ces palettes est une magie abstraite. Prenez n’importe quel objet que vous appréciez, mettez-le sur une palette et il devient, en un instant, une « unité de chargement » – standardisée, cubique et pensée de manière idéale pour être levée dans les airs par les dents d’un chariot élévateur. Cela permet à vos Cheerios et à vos huîtres d’être déplacées dans les chaînes d’approvisionnement avec une efficacité maximale ; les avantages sont si impressionnants, en fait, que beaucoup d’experts considèrent que la palette est l’innovation la plus importante du XXe siècle en termes d’outils de transport. Des études ont montré que l’industrie de la palette consomme 12 à 15 % de toutes les planches découpées aux États-Unis, plus que tout autre secteur à l’exception de la construction immobilière. Certaines palettes portent en elles des considérations esthétiques. Tout est question de géométrie : des lignes parallèles et des espaces négatifs, des planches et de l’air. Il y a aussi l’attrait du bois brut, non peint, le matériau le moins cher qu’on puisse acheter dans une scierie – « de l’écorce », appelle-t-on cela. Ces caractéristiques n’ont pas échappé aux artistes, architectes, designers et passionnés de Do It Yourself. En 2003, l’artiste conceptuel Stuart Keeler a présenté des piles de palettes lors d’une inauguration de galerie, baptisant son œuvre Les élégants plateaux de service de l’industrie. Plus récemment, Thomas Hirschhorn a intégré une construction géante faite de palettes dans son Monument Gramsci. Etsy possède des douzaines d’objets fabriqués à partir de palettes, des jardinières aux chaises longues, allant jusqu’à des artefacts plus idiosyncratiques comme ce crucifix décoratif bleu fixé à une palette. Si les gros conteneurs ont connu leur heure de gloire culturelle il y a une dizaine d’années, les palettes sont au sommet de la leur aujourd’hui.
Une origine mystérieuse
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la majeure partie des besoins en palettes des États-Unis a été garantie par des petites et des moyennes entreprises. Elles forment le cœur non pas d’une simple industrie, mais d’un écosystème tentaculaire et anarchique – un véritable monde, avec ses habitudes, sa langue, ses légendes, sa classe politique et ses médias. Ce monde est connu sous le nom de « Boisblanc ». On compte environ 40 000 citoyens à Boisblanc, des écumeurs (qui détruisent les palettes à la poubelle) aux recycleurs (qui réparent les palettes cassées et les remettent en état de fonctionnement), en passant par les constructeurs de palettes, les consultants en palettes, les chercheurs en palettes, les voleurs de palettes et les présidents d’associations de l’industrie des palettes. Sans oublier ceux qui arpentent le pays et vendent des machines pour réparer les palettes, prêchant pour des outils comme le Décloueur de la marque Rogers.
Toutes les palettes n’appartiennent pas au monde de Boisblanc. La plus importante catégorie d’entre elles – et l’antagoniste principal de Boisblanc – étant les palettes bleues. Ce n’est pas qu’une question de couleur ; elles sont également construites différemment et n’obéissent pas aux mêmes règles, et depuis 25 ans, le conflit entre les palettes bleues et les palettes blanches a été le thème central de la politique économique des palettes américaines. La personne la plus emblématique de ce conflit est un homme discret de la quarantaine, originaire du Kansas, du nom de Bob Moore. Pour l’heure empêtré dans une bataille juridique concernant un contrat ayant mal tourné, Moore est une figure singulière de l’industrie et un aimant à controverse. Lorsqu’il n’est pas à la Cour fédérale, on peut quelquefois le trouver aux commandes d’un avion à turbopropulseurs Mooney Acclaim Type S, qu’il préfère aux avions commerciaux. D’après lui, le Mooney est un endroit idéal pour se concentrer. Et il est important de se concentrer lorsqu’on représente le futur des palettes. L’origine de la palette est inconnue. D’après Rick LeBlanc et Stewart Richardson, co-auteurs de l’indispensable Pallets: A North American Perspective, un premier prototype aurait été utilisé pour aider à empiler des tonneaux de bois dans un entrepôt de Louisburg, en Nouvelle-Écosse, à la moitié du XVIIIe siècle. Mais l’histoire ne se précise réellement qu’au début du XXe siècle, lorsqu’une machine ressemblant à une lourde voiture de golf fit son apparition sur la scène des entrepôts américains. On appelait cet engin un « chariot élévateur », et il était pourvu d’une large spatule de fer à l’avant. Diverses proto-palettes, des « skids », étaient utilisées avec ces premiers chariots élévateurs. Certains des skids étaient faits en bois ; d’autres étaient faits en métal ; certains étaient pourvus de pieds en fer, qui permettaient à la spatule de fer de se libérer. Les pieds de fer s’évanouirent dans l’histoire – trop extravagants – et furent remplacés par une paire de poutres de bois appelées « chevrons », qui donnaient au skid près de 15 centimètres de haut. Puis la spatule se transforma en fourche à deux branches, et le skid, évoluant de concert, fut doté d’un troisième chevron le long de son épine dorsale. Autour de 1925, le skid fut pourvu d’un plancher, sous les trois chevrons, et cet ajout donna sa forme moderne à la palette. D’un point de vue fonctionnel, ce nouveau plancher stabilisait la palette, évitant que les marchandises empilées dans les entrepôts ne s’effondrent. Esthétiquement, l’effet fut saisissant : la palette était devenue une chose, vivante et complète.
L’armée mit à l’essai différents appareils de chargement, et le duo palette-chariot élévateur remporta haut la main la compétition.
Même si la technologie fut inventée dès la moitié des années 1920, les palettes ne furent pas unanimement adoptées jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, quand le défi d’approvisionner en permanence huit millions de GIs – « la plus énorme entreprise de distribution jamais accomplie dans le monde », d’après un historien – donna une importance nouvelle à la science du chargement de matériel. Durant l’été 1941, à Fort Wayne, dans l’Indiana, l’armée mit à l’essai différents appareils de chargement, et le duo palette-chariot élévateur remporta haut la main la compétition. Le quartier-maître général commanda un million de palettes, et l’industrie nationale de la palette était née. Les dépôts militaires commencèrent à palettiser des objets lourds et de forme régulière, tels que les conserves des rations alimentaires. Mais au cours de la guerre, ces dépôts, manquant de temps, d’espace et de main d’œuvre, palettisèrent de plus en plus d’objets différents. Le dépôt du quartier-maître de Jeffersonville, dans l’Indiana, qui occupait dix pâtés de maison, était particulièrement agressif de ce point de vue ; sur une période de six mois en 1943, les ouvriers mirent au point de nouvelles méthodes pour palettiser des matelas, des selles, des biens mis en balles, des tentes pyramidales et du cuir de vache tanné, parmi d’autres objets. À la fin de la guerre, Jeffersonville avait palettisé 98 % de son stock. Pour avoir une idée des gains de productivité qui ont été accomplis ici, il faut imaginer un matériau comme la toile de tente. Lorsqu’une cargaison de toile non palettisée arrivait à Jeffersonville, cela requérait neuf hommes, plusieurs camions et un chariot-élévateur et un chariot pour décharger – un long processus complexe. La situation changea « dans des proportions considérables » en octobre 1943, quand une méthode de palettisation fut trouvée qui requérait moins d’hommes, moins de machines, approximativement moitié moins de temps, et pas un seul chariot.
Procès et espionnage
L’industrie de la palette explosa après la guerre, en même temps que le réseau routier inter-États, les camions longue distance, et la montée d’une culture nationale de la consommation. Les conserveries de la région de la vallée de Salinas furent très tôt palettisées, suivies par d’autres secteurs de l’épicerie, puis l’industrie automobile, et enfin tout le reste. En 1954, les fabricants de palettes quittèrent l’Association nationale de la caisse en bois pour fonder leur propre groupe industriel, l’Association nationale des palettes et des containers. Son slogan était : « Les palettes font avancer le monde. » À l’aube des années 1970, dans une émission de CBS News, John Kenneth Galbraith informa Dan Rather que les palettes étaient la deuxième industrie américaine sur le plan de la rapidité de croissance. « Qu’est-ce que c’est que les palettes ? » demanda Rather. C’est du moins ce que raconte la légende. Ce boom créa finalement un problème, car toutes ces palettes ne disparaissaient pas lorsqu’elles atteignaient leur destination. Elles s’empilaient : sur les quais de chargement, dans des salles de stockage, dans des décharges. À la fin des années 1970, des gens commencèrent à réaliser que ces palettes usées pouvaient avoir quelque valeur ; ainsi naquit l’industrie du recyclage des palettes. Il y avait beaucoup d’argent à se faire dans le recyclage, surtout aux premières heures. L’approvisionnement en matériau brut était peu cher, quand il n’était pas gratuit, l’investissement capital était minime, et la chose avait l’attrait de la simplicité : acquérir des palettes d’où qu’elles viennent, les réparer, les revendre aux fabricants. Le service que cette nouvelle génération du recyclage proposait se nommait la « logistique inversée ».
Mock avait amassé l’une des plus grandes collections du pays : 300 000 palettes, peut-être plus, entassés par groupes de 15 mètres de haut.
La plupart des recycleurs des débuts étaient des camionneurs, des agents d’entretien de la voirie et d’autres ouvriers qui travaillent à proximité des palettes. Un jeune home nommé Ricky Mock s’est lancé sur le marché à l’hiver 1983 : il en avait marre de couper des chênes dans la ferme familiale de Covington, en Géorgie, et il tomba sur une annonce dans un journal local, affirmant que si quelqu’un était prêt à débarrasser un lieu de ses palettes, il pourrait les emporter gratuitement. « J’ai dit à mon père : “Nous pourrions découper ces palettes et en faire du bois pour le feu” », se souvient Mock, “nous pourrions les utiliser pour réparer des grilles, construire des portes… des tas de choses !” » Vingt-cinq ans plus tard, Mock avait amassé l’une des plus grandes collections du pays : 300 000 palettes, peut-être plus, entassés par groupes de 15 mètres de haut, s’étalant sur plusieurs centaines de mètres carrés de béton. C’était une cité de palettes. L’avènement du recyclage a permis à l’écosystème de whitewood de croître en complexité. Les recycleurs s’arrangeaient pour laisser les caravanes vides sur les quais de chargement de leurs clients, qui les remplissaient de palettes et passaient un coup de fil pour qu’elles soient déplacées. Pendant ce temps-là, des individus solitaires commençaient à secourir des palettes des poubelles et à les emmener aux recycleurs, qui les payaient 50 cents à un dollar la pièce. Un peu plus haut dans la chaîne alimentaire, des courtiers en palettes honoraient des commandes en agrégant des livraisons de palettes de plus petits recycleurs. Un marché s’était alors développé entre les recycleurs, qui déplaçaient des palettes de différentes tailles et de différents genres. Le graphique des mouvements de palettes se complexifiait, des flèches pointaient désormais dans toutes les directions. Les palettes bleues sont quelques centimètres plus grandes, souvent plus propres et toujours plus uniformes que les palettes de whitewood. Plus important, les bleues n’ont pas de planche de soutien sur les côtés ; au lieu de cela, leur taille est obtenue en empilant en sandwich neuf blocs de bois entre la planche du haut et la planche du bas. Ce design permet aux chariots élévateurs d’attraper les palettes dans n’importe quel sens, quand la plupart des palettes à bords ne permettent souvent qu’une entrée par deux côtés, ou quatre côtés de manière limitée. Il y a approximativement 40 millions de palettes bleues dans le monde, qui circulent dans 50 pays. Sur les côtés de chacune d’entre elles est écrit « Propriété de CHEP ». CHEP, division de Brambles Limited, une multinationale australienne, est le plus grand business de palettes au monde. La société a gagné 3,5 milliards de dollars de revenus sur les pallettes lors de l’année fiscale 2013 et, sur plusieurs marchés, est en situation de monopole. L’histoire de CHEP s’enracine dans la Grande Histoire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, quand les militaires américains ont envoyé des millions de munitions en Australie, sur des palettes. À la fin de la guerre, ces palettes ont été abandonnées et CHEP a été formé sur la base de cette accumulation. Après quatre décennies de croissance et d’expansion, la compagnie est entrée sur le marché américain en 1990, ce qui ressemblait à peu près à une obscure histoire de retour militaire.
CHEP ne vend pas ses palettes, il les loue. Ce qui signifie que contrairement au monde de whitewood, où une palette peut changer de propriétaire un bon nombre de fois, CHEP garde le contrôle de ses palettes jusqu’à leur destruction. Mais l’expérience de la société dans ce que l’on nomme dans l’industrie un circuit fermé ne s’est pas particulièrement bien adaptée au contexte américain, où les chaînes d’approvisionnement étaient plus longues, plus complexes et géographiquement plus dispersées. En 1995, CHEP a recruté Bob Moore, qui avait été l’un des dirigeants de PepsiCo pendant une vingtaine d’années, pour diriger les opérations sur le marché américain. Moore voulait s’étendre très vite ; il a donc assoupli le circuit de CHEP et des millions de palettes bleues se sont déversées sur le commerce américain. Après avoir terminé leur voyage, en revanche, un bon nombre de ces palettes ne retournait pas où elles devaient retourner, c’est-à-dire au hangar CHEP. Au lieu de cela, elles finissaient dans les prés des recycleurs de whitewood. Moore a alors envoyé des « spécialistes de la récupération des biens », d’anciens policiers ou des gros bras, pour faire le tour des chantiers de recyclage et réclamer les propriétés de CHEP. Ricky Mock, qui avait récupéré 40 812 palettes bleues en l’espace de quelques années a refusé de les rendre à CHEP sans une compensation financière adéquate. Après tout, remarquait-il, non seulement avait-il payé pour ces palettes, mais en plus, il avait investi de l’argent pour leur transport, leur tri et leur stockage. Comme d’autres recycleurs, Mock achetait des palettes usagées à la remorque, ce qui l’empêchait de n’acheter qu’un type de palette. Il reçut des lettres de CHEP, des coups de fils, des visites, toujours plus de visites. « Ils avaient décidé qu’ils allaient couler mon entreprise, me dit Mock, ils avaient des espions, ils ont engagé des détectives qui ont surveillé mes camions et mes déplacements. Ils avaient des gars de chez eux qui venaient s’asseoir dans les bois. Nous les avons attrapé une fois à l’orée du bois : CHEP a alors envoyé un hélicoptère. » Une bataille juridique a suivi. L’hélicoptère a permis à CHEP de récupérer des photographies aériennes des terrains de stockage de Mock, photographies qui ont été présentées comme des preuves lors du procès. La cour fédérale de Géorgie du nord a remarqué que CHEP a déployé des « efforts énormes » pour récupérer ses palettes « malgré le fait avéré que la plupart de ces palettes étaient très détériorées ». Elton Potts, vice président de CHEP responsable de la gestion des biens au moment du procès, est venu témoigner à la barre : « Nous avons utilisé la phrase suivante : ne jamais laisser une palette derrière nous. » Répondant à une question des juges, Potts a affirmé qu’il aurait préféré détruire une palette CHEP plutôt que de la voir tomber entre de mauvaises mains. Le tribunal décida que CHEP devait à Mock plus d’un demi-million de dollars, à peu près 14 dollars par palettes – si la société souhaitait retrouver ses biens. CHEP a fait appel : la rançon est tombée à cinq dollars, ce qui reste bien au-dessus de ce que CHEP avait déjà déboursé pour payer un recycleur. « Nous nous sommes battus pour ce que nous pensions juste pour notre industrie », a affirmé Mock au magazine spécialisé dans le commerce Pallet Enterprise, qui avait suivi le procès avec attention. « Nous avions confiance en Dieu. Nous l’avons couvert de prières. »
Grattes-ciel et class action
Il y eut d’autres batailles : à San Antonio, un recycleur qui avait refusé de rendre ses palettes à CHEP a été contraint de quitter son terrain, les mains menottées, ses montes-charge immobilisés ; et d’autres procès, qui n’ont pas toujours amené à des jugements concluants. Les tribunaux ont la plupart du temps affirmé le droit de CHEP à récupérer ses palettes, mais la compensation pour les recycleurs, si compensation il y a, dépendait des cas et des ramifications de la loi fédérale. CHEP paie aujourd’hui 1,25 dollars par palette retournée et 1,75 dollars si le recycleur transporte la palette dans un hangar CHEP. La plupart des recycleurs grognent mais finissent par accepter l’arrangement. Après tout, s’ils ne veulent pas d’une bataille, ils n’ont pas beaucoup de choix : ils reçoivent des palettes bleues, qu’ils le veuillent ou non, et s’ils les vendent sur le marché noir, qu’ils les réduisent en poussière ou quoi que ce soit d’autre si ce n’est les retourner à CHEP, ils risquent la colère des hommes de main de la société.
Ce qui est le plus exaspérant pour les recycleurs, c’est qu’ils pensent que l’accumulation des palettes bleues sur leurs terrains n’est pas un hasard, mais un choix stratégique de CHEP. Après tout, collecter ces palettes vagabondes demande beaucoup de travail, impose de parcourir plusieurs kilomètres et de louer des tas de camions. Mettez-vous à la place de CHEP : pourquoi faire ce travail soi-même si l’on peut trouver quelqu’un pour le faire à notre place, à un prix que l’on a imposé ? En 2008, un groupe de recycleurs a lancé une class-action contre CHEP, affirmant que la compagnie profitait de sa position de domination du marché et violait des lois anti-monopole, en transférant une partie de ses coûts sur les recycleurs. Les recycleurs ont ajouté qu’ils avaient été transformés par CHEP en « une armée de conscrits dédiée au ramassage ». Mais CHEP avait embauché de très bons avocats et l’affaire fut close très rapidement. Quelquefois, la société a affirmé que sa relation avec les recycleurs engendrait une situation de bénéfices mutuels. Le meilleur endroit pour étudier ces dynamiques est très certainement Hunts Point, un quartier industriel du Bronx qui est devenu la capitale des palettes de New York City. Il y a une demi-douzaine de terrains de recyclage dans ce coin de la ville, tous à courte distance des entrepôts de vente en gros où la plupart de l’approvisionnement en nourriture de la ville arrive. Ce n’est pas un hasard : si vous êtes dans une ville que vous ne connaissez pas et que vous cherchez des palettes, suivez les épiceries. Les terrains sont à ciel ouvert, fermés par de hauts murs de béton et remplis de tours de palettes, disposées en quartiers, comme des groupes de grattes-ciel. Au milieu de tout cela, on a l’impression de côtoyer des concepts architecturaux. Toute la journée, des conducteurs de monte-charge fourmillent entre les blocs, déplacent des empilements de palettes et les tours tombent et se reconstruisent.
C’était le genre de palettes que Stuart Keeler aurait apprécié : elles avaient acquis avec l’âge une histoire et un caractère.
Les plus grands terrains emploient des douzaines de travailleurs et quelques machines étranges. L’un des plus petits terrains, qui est aussi l’un des seuls dans le Bronx possédé par une famille de Dominicains, se nomme Palletteen Pallets. Palletteen est un espace d’à peu près la moitié d’un terrain de football, où une cabane sert de bureau. Un distributeur de friandises repose sur le trottoir, perché sur une palette, et cinq stations de réparation de palettes sont disposées çà et là, protégées de la pluie par une tôle. Le propriétaire, Gabriel Solis, m’a raconté que les affaires n’avaient pas été aussi mauvaises en dix ans. « Les palettes bleues sont un problème, dit-il, le plastique en est un autre. » Le neveu de Gabriel, Dari, m’a montré son monte-charge, sur lequel était peint son nom, tracé à la bombe sur la carlingue noire. Il déplace des palettes depuis le collège, m’a-t-il confié. Toute la matinée, des camions se sont arrêtés devant le terrain et ont déchargé des palettes sur le trottoir. Quelques-unes étaient bleues, l’une d’entre elles était rouge – propriété d’une petite compagnie de location, nommée PECO – mais la plupart étaient blanches, plus ou moins en état. Dari et ses oncles fusaient sur leurs montes-charge, découpant, divisant et combinant des empilements, jusqu’à ce que les palettes soient toutes triées par type. À un moment, Dari, Gabriel et son frère Henry ont levé des piles de palettes haut dans les airs et ont procédé à un tri aérien à trois partenaires. Une sorte de ballet de monte-charge. Henry a tourné la tête et m’a jeté un clin d’œil. Sur le terrain, des ouvriers travaillaient aux stations de réparation sur des palettes blanches, arrachant les planches abîmées, les remplaçant par de nouvelles. Dari faisait les comptes sur un petit carnet. Chacune de ces palettes se revendrait pour un prix compris entre 2,5 et 5 dollars, dit-il, selon l’état général de l’objet. Alors que le jour progressait, les piles de palettes réparées grandissaient à proximité de chaque station. Elles étaient marquées par des symboles cabalistiques et ponctuées de couleurs : une grosse ligne bleue, un chiffre 3 peint à l’aérosol. Les nouvelles planches, immaculées, ressortaient par rapport aux cadres composés de vieilles planches. Sur l’une des palettes était inscrit « Vincent Rutigliano, importateur et distributeur de spécialités italiennes » dans une police élégante. Je me disais que c’était le genre de palettes que Stuart Keeler aurait apprécié : elles avaient acquis avec l’âge une histoire et un caractère. Elles étaient des manuscrits palimpsestes. Tout à côté se trouvait une pile de bleues, blocs uniformes, attendant leur enlèvement par un camion de CHEP. Si elles avaient eu un jour une histoire, elle avait été effacée ou repeinte.
Perte de contrôle
En 2002, il y avait dix millions de palettes bleues perdues aux États-Unis, non réclamées, et un rapport du Crédit Suisse a prévenu les investisseurs que la division américaine de CHEP était en train de « perdre le contrôle de son parc de palettes ». Moins d’un mois plus tard, Bob Moore quittait la compagnie. Et malgré ces palettes perdues, CHEP continuait de grandir. En 2010, l’industrie était sous le choc : Cosco a annoncé qu’ils n’accepteraient plus que des livraisons sur des palettes CHEP. Elles cassent moins, les contrôles qualité sont plus stricts et la possibilité de les lever depuis leurs quatre côtés permet d’optimiser le temps de chargement et de déchargement des camions. Panique à whitewood. « Si nous ne faisons pas quelque chose immédiatement, nous allons perde notre marché », affirmait John Swenby, le président de Paltech Enterprises au magazine Pallet Enterprise.
Swenby et d’autres ont lancé une industrie collaborative, nommée 9Bloc, qui visait à créer un nouveau parc ouvert pour les palettes whitewood, dont les spécificités et les contrôles qualité équivaudraient à ceux de CHEP. Mais comme les palettes composées de piles de planches coûtent plus cher à produire que celles à limon, l’économie favorise les entreprises qui les louent. Pendant ce temps, d’autres perturbations menaçaient whitewood. En 2006, une start-up nommée iGPS a déclaré que le futur de la palette était arrivé : elle ne serait plus ni blanche ni bleue, mais en plastique. Ces palettes de plastique étaient plus chères à produire, mais elles portaient en elles les promesses d’une solidité à toute épreuve, de l’uniformité, de la propreté et de la localisation précise par une puce radio intégrée. L’homme qui avait conçu le business plan, l’avait vendu à des investisseurs, et qui dirige aujourd’hui iGPS, n’était nul autre que Bob Moore. Moore, dans son nouveau costume, a déclaré la guerre au bois. iGPS a commandé des études qui ont trouvé que les palettes de bois transportaient E. coli et d’autres bactéries, ce qui représentait, dans la bouche de Moore, une menace importante pour l’industrie agroalimentaire. Une série d’incendies relatés par la presse ont donné à la compagnie de nouveaux arguments. Le président de NWPCA de l’époque, Bruce Scholnick, était furieux, et quand une livraison contaminée de beurre pour le Texas a fait la une, il a affirmé que les palettes en plastique étaient seules responsables. iGPS a alors attaqué en justice NWPCA pour diffamation et l’affaire a fini par leur être favorable. « Ce sont des racketteurs, a confié Scholnick au Wall Street Journal, c’est très clair pour moi, ils sont derrière toute cette histoire. » Des sites web dont la provenance demeure incertaine, comme PalletTruth.com, ont fait leur apparition, informant le grand public que les berceaux faits à partir du bois recyclé des palettes pouvaient empoisonner et tuer les nourrissons et que les salons aménagés avec des meubles faits des mêmes matériaux pouvaient spontanément s’embraser. Aujourd’hui, iGPS ne semble plus être le futur de la palette. Après avoir engendré une vague d’inquiétude pour l’industrie du bois, dépensé 500 million de dollars pour créer un parc de dix millions de tablettes en plastique et gagné des contrats avec General Mills, ConAgra et d’autres grandes entreprises, iGPS a perdu un million et demi de palettes dans la nature, malgré les puces RFID. En juin dernier, la compagnie a déclaré faillite. Moore, qui avait été démis de son poste de PDG à la fin de l’année 2010, s’est engagé dans une bataille juridique avec les investisseurs de la compagnie. « Tu es trop vieux Bob. C’est fini », a dit l’un d’entre eux à Moore, d’après un procès verbal. « Tu ne travailleras plus jamais dans ce secteur. »
« C’est l’un des rares objets qui a presque atteint sa perfection dès sa première incarnation. » — Robert Bush
J’ai rencontré Moore l’été dernier, quand il était à New York pour une audience à propos de la controverse iGPS et nous avons parlé pendant des heures : à propos des avantages et des inconvénients du pin jaune du sud, à propos du temps moyen qu’une palette CHEP passait dans ce qu’ils appelait l’hôpital des palettes, à propos de la fois où il agit de manière folle et désespérée pour protéger le compte de Procter & Gamble. Il m’a montré des images d’une palette modulaire en plastique transparent qu’une compagnie canadienne était en train de concevoir. Cela ressemblait à une collection de pièces de Lego de couleurs vives, avec une panoplie de pièces électroniques cachées dans ses entrailles. « C’est la meilleure palette que j’ai pu voir de toute ma vie, disait Moore, ils me veulent pour lancer le parc. » Mais Moore ne souhaite pas diriger une autre société de palettes en plastique. À la place, il a de nouveaux projets, fondés sur une idée qu’il a prise il y a quelques années à un pilote de course australien à la retraite : prendre des palettes en bois et les renforcer avec une résine de plastique. La palette hybride qui en résulterait, explique Moore, serait peu chère et simple à réparer, comme une palette en bois typique, mais sans les défauts du bois. Cela ne prendra pas feu, par exemple. Moore souhaite que son nouveau parc de palettes hybrides compte un milliard d’unités. Mais plutôt que d’acheter un milliard de palettes, Moore projette d’utiliser le travail de whitewood pour servir ses intérêts. Il va vendre aux recycleurs des seaux de résine, leur offrant l’opportunité de transformer leur stock de palettes existant en palettes du futur. Avec la résine viennent des puces RFID. Si tout fonctionne pour le mieux, cela permettra à la compagnie de Moore, PalletWorks, de traquer les palettes hybrides tout au long de leur existence. Que whitewood devienne une station géante de peinture pour le nouveau projet de Moore reste encore à confirmer. Pour plus d’une moitié de siècle, les futurologues des palettes ont annoncé la prochaine révolution, seulement pour constater que les palettes en bois, de différentes variétés, restaient le cœur de l’appareil logistique. « Beaucoup de gens ont essayé d’inventer une meilleure palette », affirme Robert Bush, un professeur de Virginia Tech, membre du Centre des Emballages et du Design des Unités de Chargement de l’université. « Nous en voyons à peu près tous les jours au laboratoire. Mais c’est plus difficile que l’on ne le croit. C’est étonnamment difficile, même. C’est l’un des rares objets qui a presque atteint sa perfection dès sa première incarnation. » Cela n’aide pas forcément whitewood dans son état actuel. Créer un parc viable de palettes construites sur des blocs sera une bataille de grande envergure, nécessitant un haut degré de coordination et des dépenses majeures. Pendant ce temps, des commandes pour des palettes à limon sont passées et sans de nouvelles injections de palettes dans le système, la santé de tout l’écosystème est en jeu. L’inventaire de Ricky Mock n’est pas le dixième de ce qu’il avait été auparavant. Si personne ne pense que whitewood va disparaître sous peu, l’organisation va continuer à perdre des parts de marché. Gabriel Solis, le propriétaire de Palletteen Pallets, affirme que Dieu a fait de tout pour tout le monde. Dari a récemment abandonné son monte-charge et cherche du travail à UPS.
Traduit de l’anglais par Julien Cadot d’après l’article « Whitewood Under Siege », paru dans Cabinet. Couverture : Palettes en feu, par Riccardo Palazzani.