« Monte dans cet avion ! Ils sont dingues ici, tu le sais ! » crie le responsable de Kin Avia, une des rares compagnies aériennes relativement sûres de la République Démocratique du Congo. Il est presque 10 heures du matin à Kinshasa, et cela fait déjà plusieurs heures que nous essayons de régler les formalités administratives nécessaires pour nous envoler vers Bumba. En d’autres termes, nous devons passer l’immigration pour effectuer un vol domestique. L’aéroport de Bumba est le plus proche de Yambuku, notre destination. Ce village se trouve dans la province de l’Équateur, à environ 1 000 kilomètres de la capitale, dans le nord-ouest du pays. Je vais passer deux semaines dans ce pays pour fêter mon 65e anniversaire et remercier les personnes qui ont joué un rôle important dans ce qui allait devenir les deux expériences les plus déterminantes de ma vie : enquêter sur les premières attaques connues du virus Ebola en 1976 et découvrir une importante épidémie hétérosexuelle de Sida en 1983. Ma femme Heidi m’accompagne dans ce voyage ainsi qu’une équipe américaine de tournage. Ils souhaitent réaliser un documentaire consacré aux épidémies. Mes amis Jean-Jacques Muyembe, directeur de l’Institut National de Recherche Biomédicale (INRB) de la RDC, Eugene Nzila, un des pionniers du Projet Sida (fondé en 1984, c’est le principal projet de recherche consacré au Sida en Afrique) et Annie Rimoin, une épidémiologiste de l’université de Los Angeles sont également présents.
Atterrissage à Bumba
Quand j’avais 27 ans, alors que je n’étais pas encore tout à fait formé, j’ai eu l’opportunité dont tout aspirant microbiologiste rêve : découvrir un nouveau virus, enquêter sur son mode de transmission et empêcher sa propagation. Tout a commencé lorsque mon laboratoire à l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers a reçu un échantillon de sang en provenance du pays qui s’appelait encore le Zaïre. Cet échantillon avait été prélevé sur une nonne flamande, morte des suites de la fièvre jaune. Du moins, c’est ce qu’on pensait. Notre laboratoire a démontré que cet échantillon contenait un virus jusqu’alors inconnu. Une fois cette découverte validée par le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies, il fut nommé Ebola, en référence à une rivière située à 100 km au nord de Yambuku, le point de départ de l’épidémie. Ce virus allait être l’un des plus meurtriers que l’humanité ait connu. Mabalo Lokela, le directeur de l’école de Yambuku, mourut au début de mois de septembre 1976 des suites d’une fièvre importante associée à une diarrhée fulgurante et des saignements. Sa mort ébranla la communauté de la petite mission catholique. Bientôt, l’hôpital était rempli de patients souffrant des mêmes symptômes : ils moururent presque tous en moins d’une semaine.
Cet événement était en fait les premiers signes de l’épidémie d’Ebola, un virus dont le vecteur de contamination serait les chauves-souris. Quatre souches connues sont dangereuses pour les humains, la plus létale étant celle nommée « Zaïre » et dont le taux de mortalité atteint 90 %. La transmission entre individus s’effectue soit via des injections contaminées, le contact avec le sang et les liquides organiques, ou des rapports sexuels, et le virus se transmet probablement entre la mère et l’enfant. Environ une semaine après l’infection, les personnes contaminées développent une fièvre sévère, accompagnée de diarrhées et de vomissements. Ils saignent et souffrent de « coagulation intravasculaire disséminée » : des petits caillots se forment dans tous les vaisseaux sanguins de l’organisme et entraînent une perturbation du fonctionnement des organes. La mort survient une semaine après les premiers symptômes. À Yambuku, sur les 318 personnes diagnostiquées comme étant porteuses du virus, 90 % moururent. C’est-à-dire plus de la moitié de l’équipe médicale de l’hôpital ainsi que 39 personnes parmi les 60 familles vivant à la mission. La région entière fut dévastée et certains villages perdirent 1 habitant sur 11 uniquement à cause d’Ebola. Monter dans un C130 Hercules en direction de Bumba en 1976 était moins compliqué que d’effectuer un vol commercial en 2014, même si cela impliquait de charger dans l’avion-cargo un Land Rover, de l’équipement médical et des barils d’essence. Dans l’avion, il y avait avec nous un Zaïrois, un Américain, un Français et deux Belges : beaucoup de blagues commencent comme ça. Cependant, les pilotes étaient d’humeur exécrable. Ils n’appréciaient pas de devoir survoler une zone d’épidémie. Leurs collègues leur avaient-ils raconté que les oiseaux tombaient du ciel autour de Yambuku et que les cadavres étaient alignés le long des routes ? À l’atterrissage, l’avion s’est brusquement arrêté et les pilotes ne sont pas sortis de la cabine. Ils n’ont même pas voulu arrêter les moteurs. Ils voulaient décoller le plus vite possible et éviter tout contact avec les populations locales. Des centaines de gens, silencieux, nous regardaient sortir par la porte arrière de l’avion. Ils ont ensuite crié lorsque nous avons sorti le Land Rover. Nous étions les premiers à briser la quarantaine mise en place autour de la région et les gens étaient persuadés que nous allions arrêter l’infection, apporter de la nourriture et des médicaments. Sitôt l’avion déchargé, les pilotes crièrent « Bonne chance ! » et décollèrent. Une impression de déjà-vu me saisit lorsque nous atterrissons sur la piste en terre rouge de Bumba. Le pilote congolais se souvient de moi, il faisait partie de l’armée de l’air zaïroise en 1970. « Une nouvelle épidémie d’Ebola ? » me demande-t-il, anxieux. Avec les inévitables douaniers et le service d’immigration, seules quelques personnes sont présentes sur la piste. Un homme nous attend, tout comme en 1976 : le père Carlos Rommel, prêtre de la paroisse Notre Dame, qui travaille au Congo depuis 51 ans et principalement à Bumba. Il a arrangé les moindres détails pour nous, en plus de gérer de manière imperturbable un hôpital, une paroisse et quatre écoles dans un pays ou rien n’est jamais acquis pour de bon.
L’hélicoptère s’est écrasé dans la forêt 15 minutes plus tard et les trois passagers sont morts.
Notre convoi de jeeps s’élance vers la mission catholique de Bumba où nous resterons les prochains jours, comme nous l’avions fait quatre décennies plus tôt. Peu de choses ont changé : aucune route pavée ou goudronnée dans cette ville comptant 150 000 personnes et très peu de maisons faites en briques ou en ciment. Cette ville était jadis un port important sur le fleuve Congo, mais la guerre, les émeutes et la corruption sont passées par là. Même si le trajet jusqu’à Kinshasa peut prendre jusqu’à six semaines à la saison sèche, les bateaux sont toujours surchargés de gens, de voitures et de biens. Bien que située sur le mythique fleuve Congo, il n’y a pas d’eau courante à Bumba. Les filles et les femmes vont y chercher l’eau sauf dans les secteurs où le père Carlos a creusé des puits. Il semble être le seul à investir dans les infrastructures et les services sociaux de la ville, et il le fait même parfois avec son propre argent. La seule électricité produite vient d’un unique et bruyant générateur. La première chose que je vois lorsque je visite l’hôpital public est un énorme camion noir garé près de l’entrée. Le mot « Morgue » est écrit dessus. Pas très engageant. Du bétail paît entre les bâtiments. L’hôpital est presque entièrement vide puisque les patients doivent payer pour tout et n’ont que difficilement accès aux soins, ce qui inclut notamment les médicaments et les tests pour le VIH. L’État ne prodigue aucune aide depuis des années. Avec Muyembe et Rimoin, deux des plus grands spécialistes de la variole du singe, nous examinons une fillette de neuf ans qui a contracté cette maladie. C’est en RDC que l’on trouve le plus de cas de cette maladie qui ressemble à la variole, maintenant éradiquée. Cette affection est transmise non seulement par les singes mais aussi par d’autres animaux sauvages. De nombreux virus d’origine animale peuvent affecter les humains et même être à l’origine de véritables épidémies : le VIH et la grippe sont de ceux-là. Contrastant avec l’hôpital public, l’hôpital de Notre Dame dont s’occupe la mission catholique est propre et accueille de nombreux patients, mais le manque de médicaments s’y fait également ressentir. Muyembe et moi-même avons de longues conversations à propos des raisons de cette négligence totale de la santé d’un peuple et ce que nous pouvons faire en tant qu’universitaires. Il nous rappelle sans cesse la devise de l’Université de Kinshasa dont il a été le doyen en médecine : « La science n’est rien sans conscience. » C’est aussi la devise du lycée catholique de Bumba.
Regarder dans la cour depuis notre chambre à la mission m’évoque l’un des moments les plus marquants de mon séjour en 1976. Tôt dans l’après-midi, un hélicoptère Alouette (cadeau du président Valéry Giscard d’Estaing au président du Zaïre Mobutu Sese Seko) est arrivé à Yambuku pour m’emmener rencontrer des hauts fonctionnaires américains à Bumba. Comme il commençait à faire vraiment sombre, et que je sentais que ces messieurs ne voulaient pas venir au plus près de l’action, j’ai décidé de ne pas y aller. Cela m’a sauvé la vie – l’hélicoptère s’est écrasé dans la forêt 15 minutes plus tard et les trois passagers sont morts, dont un salarié de la mission qui m’avait remplacé à bord afin de rendre visite à sa famille à Bumba. Je me suis toujours dit que le pauvre homme était mort à ma place. Trois jours plus tard, j’ai dû récupérer les corps gonflés qu’un chasseur avait trouvés, à deux heures de marche à travers une forêt quasi-impénétrable du village le plus proche. Etant donné qu’il n’y avait pas de cercueils, j’ai dû en fabriquer moi-même à l’atelier de la mission, à Bumba, qui était le seul endroit où trouver des planches en bois. Durant des années, je n’ai pas pu parler de tout cela, et aujourd’hui encore la vue d’une pile de planches dans cet atelier est extrêmement perturbante.
Voyage à Yambuku
Bumba, ce matin, m’évoque beaucoup de distractions ainsi que des souvenirs, mais je suis impatient de voir Yambuku. La route R337 est une piste de terre rouge qui traverse le feuillage vert et dense de la forêt équatoriale. C’est la saison sèche et pendant les quatre heures et demie de route sur plus de 100 km, nous apercevons deux camions chargés de marchandises et de passagers, quatre motos transportant bien plus de quatre personnes ou des vélos chargés de riz, de cacahuètes, de poisson séché et de viande de la brousse, de manioc, d’huile de palme et de bananes.
En descendant la route bosselée de Bumba à Yambuku, je me cramponne fermement à une poignée afin de ne pas être éjecté du siège avant, et ma tête résonne des souvenirs de ma première visite. La forêt est un peu à l’écart des villages maintenant, les arbres ayant été abattus pour servir de combustible au cours des années, et il y a bien plus d’enfants que dans mes souvenirs. Il y a aussi quelques nouveaux bâtiments en ciment dans plusieurs des villages que nous traversons – la plupart du temps un seul parmi les huttes en terre et les Salles du Royaume, lieux de culte des témoins de Jéhovah. Il y avait des plantations de palmiers à huile autrefois, la propriété d’Unilever, ainsi que des rizières, mais elles ont été abandonnées depuis, à cause des guerres et de la détérioration des infrastructures et des transports. Les derniers emplois ont disparu avec ces cultures, et beaucoup de gens vivent maintenant en autarcie – se réfugiant dans la forêt pendant des semaines lorsque divers groupes armés envahissent la région. En approchant de Yambuku, le conducteur désigne une zone reconquise par les plantes et les mauvaises herbes, qui faisait partie d’un village dont les habitants ont fui durant l’épidémie d’Ebola pour ne jamais revenir. Brusquement, la forêt s’ouvre et la route fait des boucles à travers des champs de café désertés et des bambous, avant que nous arrivions en vue de Yambuku. Nous sommes accueillis par le chef de secteur, Christophe Nzangolo, deux médecins et quatre sœurs congolaises, qui nous attendent depuis midi sur la terrasse de la mission. On nous sert de la bière tiède, on échange quelques banalités, et nous sommes accompagnés vers nos chambres. Celles-ci sont en piètre état, à l’image du reste du bâtiment. La mission catholique à Yambuku a été fondée par l’ordre de Scheut, dans les années 1930, avec le soutien d’une entreprise cotonnière dans ce qui était alors le Congo Belge. Des religieuses du Sacré-Cœur de Marie l’ont rejointe ensuite. Pendant des années, le village a été un centre fleurissant pour l’éducation, la santé et l’agriculture, et par certains aspects, cet endroit était une véritable image de carte postale. Mais l’épidémie d’Ebola de 1976, combinée à un sévère revers économique et des guerres à répétition, a mené à un déclin de toutes ces activités. La mission a d’abord été pillée par les soldats de Mobutu, et plus récemment par les rebelles de Bemba, qui combattaient l’actuel régime de Joseph Kabila et qui ont volé l’ambulance et la radio à bande latérale unique, le seul moyen qu’avaient les habitants du village pour communiquer avec le monde extérieur. (Il m’a fallu un certain temps pour me rendre compte que les nombreux petits trous dans les piliers de la terrasse du couvent étaient en fait des impacts de balles.) Depuis le départ des religieuses flamandes il y a de cela une dizaine d’années, seules des religieuses congolaises sont restées, et il n’y a pas eu d’argent disponible pour le remplacement ou le maintien en état des vastes bâtiments du couvent. L’austère maison pour les invités où nous résidons se désintègre lentement, les enfants à l’école primaire s’asseyent et écrivent à même la terre, et l’hôpital ne possède pas de médicaments, disposant uniquement de quelques matelas. Le puissant générateur que nous avions laissé en 1976 est toujours intact, mais il y manque des pièces essentielles, qui représentent en tout un coût de quelques centaines de livres seulement. Mais l’argent manque et, de toute façon, les religieuses n’ont aucune idée de l’agencement des pièces manquantes.
La jungle a envahi les plantations de café, qui poussaient bien autrefois, et qui employaient une portion importante de la population. Les gens survivent maintenant grâce à ce que la terre fertile, la végétation et le gibier peuvent leur apporter. Contrairement à Kinshasa, il n’y a pas d’obésité à Yambuku et, selon les médecins locaux et de ce que l’on peut en voir, pas de malnutrition non plus, en dépit d’un régime monotone composé de manioc, de bananes plantains frites, agrémenté occasionnellement de poisson ou de gibier de la brousse. Malgré toutes les difficultés et le manque d’emploi régulier, cependant, enfants et adultes s’habillent de manière impeccable. Lorsque nous partons pour une promenade matinale pour profiter de l’air frais avant que la chaleur écrasante n’enveloppe le village, nous pouvons voir les femmes balayer le seuil de leurs huttes de terres au toit de paille, ou aller chercher de l’eau et laver leurs enfants. Ils font partie du milliard de personnes les plus défavorisées du monde, luttant pour survivre avec ce que la nature a à leur offrir. Ils possèdent juste assez, mais n’ont aucun surplus pour faire face à une urgence.
Un jour de 1976
Quand nous sommes arrivés à Yambuku, le 20 octobre 1976, nous sommes allés directement à la maison d’accueil, qui se trouvait entre le couvent des religieuses et celui des prêtres. Trois sœurs européennes et un prêtre se tenaient à l’extérieur, une corde les séparant de nous. Ils avaient lu qu’en cas d’épidémie, il était nécessaire d’établir un cordon sanitaire, ce qu’ils ont interprété au pied de la lettre. Un message était suspendu à un arbre, il disait en langue lingala qu’il était interdit de s’approcher pour cause de risque de mort, et de laisser les messages à transmettre sur un morceau de papier. Lorsque les sœurs nous ont crié en français « N’approchez pas ! Restez de l’autre côté de la barrière ou vous mourrez ! », j’ai immédiatement su, à leur accent, qu’elles venaient d’une région voisine de la mienne en Flandres. J’ai sauté au-dessus de la barrière, disant en néerlandais : « Nous sommes ici pour vous aider et pour stopper l’épidémie. Tout va bien se passer. »
Sukato est l’un des rares survivants de l’épidémie d’Ebola ayant fait rage en 1976.
Elles se sont décomposées, se sont serrées les unes contre les autres et se sont cramponnées à mes bras en pleurant. Nous pouvions lire la terreur sur leurs visages, convaincues qu’elles étaient de leur mort imminente à cause de ce virus qui avait déjà emporté quatre de leurs compagnons et un prêtre, en l’espace de quelques semaines. Une fois installés, les sœurs nous ont préparé un copieux ragoût de bœuf pour le dîner et ont commencé à nous raconter l’histoire de l’épidémie. Elles ont décrit en détail comment leurs collègues étaient morts, qui étaient les premières victimes à la mission et dans d’autres villages, et qu’aucun traitement ne semblait agir. L’une des sœurs avait gardé des notes scrupuleuses sur chaque patient. Elles ont décidé que nous devions dormir sur le sol des salles de classe, car nous ne savions pas si les chambres du couvent étaient contaminées ou non. Mais je n’ai pas dormi beaucoup durant cette première nuit à Yambuku, un millier de questions me traversait l’esprit, accompagnant les sons de la forêt au dehors. Il a rapidement été clair que quelque chose n’allait pas à l’hôpital. L’enquête épidémiologique menée par notre équipe a confirmée les soupçons : les gens étaient infectés à l’hôpital par des injections réalisées avec des seringues et des aiguilles contaminées (seulement cinq seringues et aiguilles étaient distribuées aux infirmières chaque matin), et le personnel de l’hôpital tout comme ceux qui étaient présents aux enterrements étaient infectés à leur tour via l’exposition aux fluides corporels infectés par le virus. De plus, il semblait y avoir transmission des mères à leurs bébés. La fermeture de l’hôpital (qui, de toute façon, avait été déserté par les patients terrifiés) a été l’action décisive qui mit fin à l’épidémie d’Ebola, et la dernière victime est morte le 5 novembre. En termes simples, de mauvaises pratiques hospitalières avaient tué des centaines de personnes. Les missionnaires faisaient indiscutablement un travail précieux pour l’éducation et le développement de la communauté, mais la gestion d’un hôpital (sans médecin, puisqu’ils n’avaient pas pu en trouver un pour travailler dans un endroit si reculé) était au-delà de leurs compétences. Le 16 décembre 1976, la quarantaine a été levée après quatre longs mois. L’avion de transport militaire qui est venu nous ramener avec nos précieux échantillons, l’équipement laborantin, et la Land Rover a été notre seul contact avec le monde depuis notre arrivée trois mois plus tôt. Il a été presque assailli par tous ceux qui voulaient quitter la région.
J’ai eu une discussion animée avec les pilotes, qui remplissaient l’avion de paniers et de matériel appartenant au général Bumba, leur supérieur ultime, et permettaient à d’autres gens qui avaient versé un pot de vin de monter à bord. Il restait à peine de la place pour nous et notre matériel. Rien ne pouvait être considéré comme acquis au Zaïre ! J’ai parlementé, juré, plaisanté, et nous sommes finalement tous monté dans l’appareil. Je me suis soudainement rendu compte que j’étais devenu sûr de moi. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. L’avion Buffalo était surchargé, et la charge était mal répartie. Les pilotes ont décollé droit vers une gigantesque tempête tropicale. Nous avons touché la cime de quelques arbres et avant d’atteindre notre altitude de croisière, et l’avion a plongé durant ce qui a semblé plusieurs centaines de mètres. Il n’y avait pas de ceintures et de lourdes caisses s’envolaient et nous percutaient. Nous avons tout de même atteint Kinshasa sains et saufs, mais mes jambes tremblaient quand nous sommes sortis de l’avion. Pour moi, voler a été plus dangereux que m’occuper des patients ou manipuler des échantillons de virus.
Les causes du désastre
Des dizaines d’années plus tard, c’est une immense joie de voir Sukato Mandzomba marcher doucement dans ma direction. « Comment allez-vous ? », demande-t-il simplement. « Comment va la famille ? Ma femme et moi sommes tellement heureux que vous soyez revenu. » Il sourit timidement, comme si nous nous étions rencontrés quelques jours plus tôt. Sukato est l’un des rares survivants de l’épidémie d’Ebola ayant fait rage en 1976. En tant qu’infirmier de 24 ans, il a été infecté pendant qu’il prenait soin des patients souffrant de fièvre hémorragique, mais il n’a jamais développé la forme sévère et mortelle qui provoque des hémorragies et un choc septique. Sukato faisait partie des premières personnes que nous avons vues à notre arrivée à Yambuku en 1976, et après s’être remis de la maladie, il s’est engagé comme volontaire pour prendre soin des patients et nous assister dans nos travaux cliniques et épidémiologiques.
Il dirige maintenant le rudimentaire laboratoire de l’hôpital, avec comme seuls équipements un microscope et une centrifugeuse manuelle. Comme on peut s’y attendre venant de Sukato, les registres du laboratoire sont impeccablement tenus et il me montre le bacille caractéristique, présent dans les prélèvements de crachats de nombreux patients infectés de la tuberculose. L’hôpital n’a pas changé par rapport à mes souvenirs, même s’il accueille beaucoup moins de patients alors qu’il dispose maintenant d’un médecin compétent. La raison principale qui fait que les gens s’en tiennent éloigné est le manque de médicament à bas prix (le gouvernement n’en a envoyé aucun depuis deux ans) et leur pauvreté extrême, qui les empêchent de payer les frais demandés – puisqu’il n’y a aucun système d’assurance maladie. Les médicaments sont achetés au marché hebdomadaire des environs de Yandongi et ensuite vendus avec un bénéfice pour subventionner l’hôpital. Dans la minuscule pharmacie de l’hôpital, on peut trouver six vélos, de l’huile de palme et quelques sacs de riz, laissés comme rétribution par des patients qui ne pouvaient pas payer leurs médicaments. La « zone sanitaire » de Yambuku couvre 14 000km² et 260 000 habitants, mais n’a pas d’ambulance, aucun moyen de communication, presque aucun médicament et un unique frigo pour entreposer les vaccins. Les deux médecins et les infirmières tentent de trouver des solutions sans aucun soutien de leur gouvernement ou de la communauté internationale. Beaucoup auraient laissé tomber mais ils sont des modèles d’engagement professionnel et de dignité parmi l’extrême pauvreté, l’État ayant renoncé à assumer la moindre responsabilité. Depuis cette première visite, des épidémies de fièvre hémorragique Ebola se sont déclenchées plus de vingt fois, toutes en Afrique, exceptés quelques cas développés en laboratoire. Cette année, et pour la première fois, le virus Ebola a causé une épidémie dans toute l’Afrique de l’Ouest, apparu originellement en Guinée-Conakry. Les humains sont un hôte providentiel, puisqu’un virus qui tue son hôte en quelques semaines ne pourrait pas survivre dans la nature. À l’heure actuelle, la façon dont le virus est arrivé dans cette partie du continent n’est pas claire, même si son génome a été retrouvé dans des chauves souris frugivores du Gabon. En règle générale, Ebola est une maladie courante en cas de pauvreté et de contact fréquent avec la faune sauvage, mais elle est également courante dans les hôpitaux dysfonctionnels qui peuvent devenir le centre de contagion du virus au travers d’injections croisées entre patients ainsi que du manquement aux règles d’hygiène de base. Le personnel de santé est d’ailleurs le premier touché et la plus affectée des populations. En théorie, il est très simple de contenir les épidémies d’Ebola : avec des gants, un lavage des mains dans les règles, l’utilisation d’aiguilles stériles, l’isolation des patients, se débarrasser rapidement et hygiéniquement des corps des malades tués par Ebola ainsi que le suivi et l’observation des anciens patients pendant quelques semaines. Mais en réalité, les infrastructures de santé où Ebola surgit sont habituellement très pauvres et la panique mène à la propagation de l’infection, les gens qui n’hésitant pas à fuir les zones touchées, comme c’est le cas en ce moment en Afrique de l’Ouest.
Tant que les services de santé ne seront pas satisfaisants, il continuera d’y avoir des épidémies occasionnelles d’Ebola dans les régions du continent où le virus est tapi dans certains animaux. En théorie, il n’y a aucun besoin d’envoyer de nombreux experts externes puisque les mesures de contrôle sont très simples et peu onéreuses, en plus de pouvoir être mises en place par des professionnels locaux et des volontaires. Cependant, la réalité est qu’à cause du caractère contagieux et hautement mortel de la maladie, ainsi qu’avec l’actuelle facilité des gens à traverser les frontières, les épidémies d’Ebola et d’autres virus dangereux doivent toujours être considérées comme une menace globale qui justifient amplement la recherche et l’aide internationales. Le prix de la panique générale et de la perturbation au sein de la société peut être conséquent, avec ce personnel de santé disproportionnellement touché faisant que l’impact de la maladie dépasse largement le nombre de morts habituellement dû à Ebola.
Le chemin du retour
Ma dernière visite à Yambuku était en 1986, dix ans après la première épidémie d’Ebola. Avec des collègues américains du Centre pour le Contrôle et la Prévention des Maladies, nous avions alors testé pour les anticorps du VIH des échantillons de sang collectés en 1976 et avions alors trouvé que 0.8 % étaient infectés – 5 ans avant même que les premiers rapports sur le Sida soient publiés aux États-Unis. J’y étais retourné pour savoir ce qu’il était advenu des individus séropositifs et aussi pour voir si cet autre virus majeur dans ma vie s’était répandu plus loin dans la région. Nous avions appris que trois de ces personnes étaient mortes mais aussi que deux hommes et deux femmes vivaient avec le VIH depuis au moins dix ans et semblaient en bonne santé. Le taux de prévalence du VIH dans la population était toujours de 0.8 % même s’il montait à 11 % parmi les prostituées de la région. Au même moment, la prévalence parmi les adultes de Kinshasa était de 6 % (aujourd’hui, la présence du VIH dans la capitale est retombée à 3 %).
Nos recherches ont montré que non seulement des gens peuvent vivre au moins dix ans avec le VIH, mais aussi que le virus existait déjà à faible échelle depuis des années en Afrique centrale. Avec les études génétiques qui allaient suivre sur des souches de VIH venant de partout dans le monde et la découverte que les chimpanzés pouvaient aussi être infectés avec un virus très proche de celui de l’immunodéficience humaine, ces découvertes ont aidé à élucider les origines du VIH. Lors de notre dernier jour à Yambuku, l’équipe de tournage tient à me filmer devant le porche du couvent. Il est désormais barricadé pour des raisons de sécurité mais lorsque j’étais là durant l’épidémie, c’était mon endroit favori pour travailler et réfléchir pendant que je regardais les gens se promener. C’est avec des sentiments partagés que je dois quitter ce bel endroit rempli de magnifiques individus. Un rêve auquel je fais référence dans mon autobiographie est devenu réalité : je suis revenu à Yambuku, le ground zero d’Ebola, un endroit et une expérience qui ont changé ma vie. Mais je reste avec de nombreuses questions sans réponse : comment les gens vivent, survivent et meurent ici ? Quelles sont leurs aspirations pour leurs enfants ? Il est terrible d’observer la détérioration des conditions de vie et des infrastructures, réduisant les gens à leur plus basse condition. Comme j’étais assis à côté du Père Carlos lors du voyage de retour vers Bumba, je lui ai demandé ce qui le poussait à faire tout cela. Il m’a répondu alors que sa véritable religion était de combattre la pauvreté et l’injustice. Et il s’est soudainement tourné vers moi en me disant : « Tu m’as lancé un défi en 1976 : pourquoi n’ai-je pas fait davantage pour la vie quotidienne des habitants de Bumba, en dehors des pratiques religieuses ? C’est suite à cela que j’ai décidé de construire un hôpital. Tu as vraiment changé ma vie. » Deux jours plus tard, de retour à Kinshasa, nous avons pris notre première vraie douche depuis une semaine avant de nous rendre à un concert de la superstar Papa Wemba, avec plus de 20 anciens collègues avec qui j’avais travaillé sur le virus du Sida dans les années 1980 et 1990, au sein du programme nommé Projet Sida. Comme toujours, la rumba et le soukouss sont libérateurs pour moi. Le dynamisme exprimé par la musique congolaise reflète la créativité et l’amour de la vie que ce peuple porte en lui. De nouveaux virus continueront inévitablement d’apparaître, surtout là où les animaux vivent à proximité de la civilisation, mais la guerre, la corruption du pouvoir et l’avidité sont des désastres créés par l’homme, et ils peuvent être évités.
Traduit de l’anglais par Alexandra Le Lay d’après l’article « My journey back to Ebola ground zero », paru dans le Financial Times. Couverture : Les premières victimes d’Ebola.