Les éléphants étaient les chars d’assaut des champs de bataille de l’Antiquité. La charge d’un éléphant sur un groupe de soldats ou de cavaliers pouvait causer beaucoup de dégâts. Dans le meilleur des cas, l’impact psychologique de cette bête de guerre géante, toutes défenses dehors, chargeant et bramant telle une incarnation du malin, était susceptible de semer la panique dans ces mêmes rangs adverses. Réduire en miettes des fortifications, empaler des adversaires sur leurs défenses, les piétiner de toute leur masse avec leurs pattes gigantesques… Les éléphants avaient tout pour régner sur le champ de bataille. En plus de leur force brute et de leur impact psychologique sur l’ennemi, les éléphants se révélaient incroyablement précieux en matière de logistique. Car ils sont aussi très intelligents. Encore en 2004, l’armée américaine classait les éléphants parmi les bêtes de somme utilisables – écrit noir sur blanc sur le manuel d’instruction confié aux Forces spéciales – tout en précisant que ces herbivores géants « ne devraient pas être utilisés par le personnel militaire des États-Unis » en raison de leur statut d’espèce menacée et par le danger de les monter. Mais pendant 2 300 ans, les armées du monde entier ont eu recours aux éléphants en tant qu’appui militaire. Ils les ont employés pour combattre, pour transporter des équipements lourds ou pour participer à des chantiers. Les éléphants ont eu une longue et brillante carrière militaire, depuis les premières conquêtes jusqu’à l’époque moderne.
De Carthage à la Macédoine
S’il y a un général de l’Antiquité qui a fortement répandu l’usage des éléphants comme arme de guerre, c’est bien Alexandre le Grand. Ce roi de l’Antiquité a découvert les éléphants lors de sa conquête de la Perse au IIe siècle avant Jésus-Christ. Alexandre le Grand a pu habilement vaincre les Perses et leurs éléphants, mais il n’en fut pas moins fasciné par ces bêtes terrifiantes. Il fit sien les éléphants perses qui avaient survécu à la campagne et entreprit de constituer sa propre armée d’éléphants.
Alexandre étant toujours en mouvement, il n’a pas vraiment eu le temps d’entraîner ses éléphants pour en faire des unités de combats efficaces. Au lieu de cela, il les a surtout utilisés pour leurs prouesses logistiques et pour leur fort impact psychologique sur l’ennemi. Un changement s’est opéré alors qu’Alexandre marchait sur l’Inde pour affronter les forces du roi Pûru de Paurava, qui étaient équipées d’éléphants. Là, Alexandre a vu ce qu’un éléphant formé au combat était capable de faire. Ses troupes, armées de lances, les ont combattus en rang serrés – comme un porc-épic – et les ont repoussés moyennant un lourd tribut.
Quand Hannibal a dû affronter les Romains lors de la bataille de Zama, les éléphants se sont avérés inefficaces.
Après la mort d’Alexandre et l’éclatement de son royaume, les armées du monde antique remuèrent ciel et terre pour s’équiper du plus grand nombre possible d’éléphants de guerre. Ces animaux symbolisaient la richesse d’une armée, son statut et son pouvoir. Mais comme allaient le révéler les futures campagnes, ils avaient aussi leurs faiblesses. Plus d’un siècle plus tard, Hannibal de Carthage lançait son ambitieuse traversée des Alpes avec une armée d’éléphants. Hannibal, l’un des généraux les plus célèbres de l’Antiquité, espérait rencontrer son ennemi romain de front, sur ses bêtes de guerre. Ironiquement – puisque Hannibal est connu pour cela – sa prouesse s’est transformée en magnifique bourde. Les éléphants, qui ne sont pas connus pour vivre dans le froid et à haute altitude, se sont révélés peu appropriés pour une telle tâche. Beaucoup ont péri pendant la traversée des Alpes. Ceux ayant survécu à la marche en sont ressortis affamés, épuisés et malades. Quand Hannibal a dû affronter les Romains lors de la bataille de Zama, les éléphants se sont avérés inefficaces. Pour ne rien arranger, les Romains avaient développé des tactiques pour contrer les éléphants lors de leur précédente campagne contre l’Empire grec d’Épire. Hannibal aligna ses éléphants au premier rang de son armée : un écran de protection fait d’animaux broyeurs d’hommes, lourds de six tonnes. En réponse, le général romain Scipion l’Africain espaça ses propres rangs. Ainsi, lorsque les éléphants chargèrent, ils s’engouffrèrent dans ces espaces pour se diriger droit derrière les forces de Scipion. Les Romains esquivaient aussi les attaques des éléphants d’Hannibal grâce à des troupes équipées de javelots et par l’installation de pieux sur leurs chariots pour blesser les animaux. Ils allumèrent également des feux afin de les effrayer.
La fin de l’âge d’or
Mais la campagne d’Hannibal a révélé encore d’autres faiblesses. Les éléphants, lorsqu’ils sont soumis à état de stress important, peuvent devenir indociles et très difficiles à manœuvrer. Quelques-uns des éléphants mâles les plus agressifs peuvent s’en prendre à leur prochain, provoquant d’importantes perturbations et mettant également en danger les troupes alliées les entourant. Après Hannibal, les Romains ont eux aussi adopté – façon de parler – les éléphants à l’occasion de leur campagne pour conquérir le royaume de Macédoine de feu Alexandre. Pour autant, l’âge d’or des éléphants de guerre touchait à sa fin, du moins en Europe.
Au Moyen-Âge, les éléphants ont été moins sollicités. Charlemagne, roi des Francs, possédait un éléphant blanc asiatique nommé Abdul-Abbas – offert par Haroun al-Rashid, calife de Bagdad. Ce malheureux animal de compagnie a péri pendant la marche vers le nord entreprise par son maître, lors de la guerre contre le roi Godfried du Danemark. Les historiens débattent encore pour déterminer si Charlemagne avait vraiment eu l’intention d’utiliser Abdul-Abbas au combat ou s’il était uniquement présent en tant que symbole. En Asie, où les éléphants sont plus répandus, les Khmers les ont enrôlés avec succès lors de leur annexion du Royaume de Champa, au XIIe siècle. En marchant sur le Sud-Est asiatique, les mongols ont affronté de nombreux éléphants au moyen d’archers, à l’instar des lanceurs de javelots romains. L’avènement de la poudre à canon a rendu encore plus rare la présence d’éléphants sur le champ de bataille – étant donné leur vulnérabilité aux salves de mousquets. À la fin du XIXe siècle toutefois, l’armée siamoise a utilisé les éléphants contre les troupes coloniales françaises, en les faisant même parfois monter par des mousquetaires. Mais l’effet de surprise ne jouait plus. Alors que le monde découvrait les guerres modernes avec mitrailleuses, véhicules blindés et armes chimiques, les éléphants n’ont soudainement plus paru si terrifiants. Pour autant, cela ne veut dire que les armées du monde entier ne leur ont plus trouvé aucune utilité.
Les éléphants dans la guerre moderne
Les grandes offensives menées par des éléphants étant révolues, ces derniers ont continué de prouver leur utilité en tant que bête de somme, pour les aspects logistiques et les fonctions d’appui. Lors de la Première Guerre mondiale, les armées se sont appuyées sur quelques éléphants de cirque pour transporter l’équipement lourd et l’artillerie. Mais c’est durant la Seconde Guerre mondiale qu’un homme appelé James Howard « Elephant Bill » William allait montrer au monde ce dont les éléphants étaient capables. William était un vétéran britannique de la Première Guerre mondiale et un officier d’infanterie en charge de la supervision des mules et des chameaux. Après la guerre, il a déménagé en Birmanie pour travailler à la Bombay Burmah Trading Corporation, devenant superviseur des éléphants de la compagnie. Ces derniers étaient utilisés pour le transport de produits lourds et de marchandises à travers la jungle. Après l’invasion japonaise et le retrait des Alliés de la Birmanie, William s’est porté volontaire auprès des Alliés et a été conseiller pour le Corps des Ingénieurs Royaux. Son expérience avec les éléphants et sa pratique courante du birman ont fait de lui un précieux atout. Les éléphants se sont révélés incroyablement utiles.
Les Américains les ont utilisés, une fois, pour mener une opération de sauvetage visant à atteindre un avion qui s’était écrasé dans la jungle.
Les Alliés comme les forces japonaises en ont déployé beaucoup sur le terrain. Ils pouvaient se déplacer facilement dans l’épaisse jungle et traverser des rivières dans lesquelles les véhicules s’embourbaient. Ainsi, les éléphants ont joué un rôle majeur pour transporter rapidement des équipements lourds et du bois pour les chantiers. Ils ont participé à la fabrication des ponts et des routes nécessaires pour faire progresser les tanks et les véhicules blindés jusqu’au front. En dehors de la jungle, les forces aériennes américaines ont utilisé des éléphants sur les terrains d’aviation en Inde. Ces animaux tractaient les cargaisons et aidaient à charger les avions avant leur voyage harassant à travers l’Himalaya. Les Américains les ont utilisés, une fois, pour mener une opération de sauvetage visant à atteindre un avion qui s’était écrasé dans la jungle, un avion éclaireur relayant ses instructions aux troupes d’éléphants montés au sol. William Slim, haut gradé de l’armée de l’air britannique, a fait les louanges de la participation des éléphants, dans la préface de l’autobiographie d’Elephant Bill : « Ils nous ont construit des centaines de ponts, ont aidé à bâtir puis mettre à l’eau plus de bateaux qu’Hélène ne le fit pour la Grèce », écrit Slim. « Sans eux, notre retraite de la Birmanie aurait été bien plus compliquée et notre progression pour sa libération plus lente et difficile. » Mais le plus célèbre éléphant de cette campagne reste de loin Lin Wang – un éléphant ayant servi dans chacun des deux camps. Lin Wang a débuté son service en tant que bête de somme pour une unité de l’Armée impériale japonaise. En 1943, les forces nationalistes chinoises, commandées par le légendaire général Sun Liren, ont capturé Lin Wang et l’ont enrôlé pour le transport de provisions. Lin Wang a servi sous le général Sun pendant des années. Les forces chinoises ramenèrent l’animal en Chine – avec plusieurs autres éléphants – pour participer à des projets de construction. En 1947, le général Sun part à Taiwan et emporte avec lui les trois éléphants restants, dont Lin Wang. Les deux autres moururent à la suite d’une maladie. Et en 1952, l’Armée nationaliste fit don de Lin Wang au zoo de Taipei où il vécut jusqu’en 2003, mourant à l’âge de 86 ans.
Les années 1960 marquèrent la fin de l’utilisation des éléphants de guerre. Ils furent réquisitionnés par les rebelles sur la piste Hô Chi Minh – d’abord par le Viet Minh pendant la guerre d’Indochine puis par l’armée populaire vietnamienne et les Viet Cong durant la Guerre du Vietnam – afin de transporter les munitions lourdes et les provisions. Au début de la guerre, les unités sud-vietnamiennes ont parfois utilisé des éléphants lors de patrouilles de contre-guérilla. Il leur est arrivé d’engager des dresseurs d’éléphants locaux pour traverser de profondes rivières ou porter de lourds équipements lorsqu’ils ne disposaient pas de transports conventionnels. Une des actions militaires les plus bizarres impliquant des éléphants a été l’Opération Bahroom, lorsqu’un groupe de commandos américain a parachuté deux éléphants depuis un hélicoptère CH-53 en 1968. Les éléphants étaient destinés à une tribu locale de la région des montagnes centrales, au Vietnam, pour des tâches agricoles. Oui, le film Opération Dumbo Drop avec Danny Glover et Ray Liotta est basé sur une histoire vraie. Aujourd’hui, les éléphants se font rares sur les champs de bataille. Les camions et les hélicoptères sont plus rapides et les véhicules amphibies traversent plus facilement les rivières. Quand la situation exige vraiment l’utilisation d’animaux, les mules sont généralement moins chères à obtenir, plus sûres à manipuler et plus simples à entretenir. Hélas, les éléphants peuvent encore être pris pour cible dans les guerres modernes, même si les armées ne se livrent pas bataille sur leur dos. De nombreux groupes armés se sont lancés dans le commerce de l’ivoire, décimant les populations d’éléphants restantes et participant au financement de milices qui œuvrent à l’extermination d’êtres humains. Lorsque les éléphants et la guerre ont été associés, les premiers en ont trop souvent été les victimes.
Traduit de l’anglais par Daisy Lorenzi d’après l’article « Battle of the Dumbos: Elephant Warfare From Ancient Greece to the Vietnam War », paru dans War is Boring. Couverture : Hannibal traversant les Alpes à dos d’éléphant, probablement peint par Nicolas Poussin, 1625-1626.