Métier : éditeur
Les éditions Allia ont été créées en 1982…
Vous n’étiez pas né.
En effet. Et vous avez commencé par éditer des ouvrages libres de droit. Avec des projets numériques comme Gutenberg, est-ce que ce type d’édition a encore du sens ?
Pour moi, oui. Quand on lance des projets de livres numériques, la question qui se pose fondamentalement, c’est la destination : à qui on s’adresse, et comment fait-on pour toucher quelqu’un ? On a beau mettre tous les livres qu’on veut à disposition, ce n’est pas pour autant qu’ils arrivent entre les mains des véritables destinataires, c’est-à-dire des gens pour lesquels ces livres ont été faits. Ce que je constate, c’est qu’en ayant créé cette maison, qui maintenant a une certaine ancienneté, et une relative assise, nous avons une image de marque qui fait que des lecteurs vont voir ce qui se passe chez nous et dans notre catalogue, et trouvent des choses et achètent des livres qui parfois sont disponibles dans d’autres canaux, mais les prennent plus précisément chez nous.
« Je suis attentif, parce que s’il y a un mouvement de bouleversement dans la lecture, nous sommes prêts parce que nos livres sont numérisés ; mais d’un autre côté, dans la pratique, je ne vois absolument pas de changement réel. »
C’est un peu la tarte à la crème, ces histoires de livres numériques, parce que tout le monde en parle : je fais des livres numériques, toutes nos nouveautés depuis 3 ou 4 ans sont numérisées, ça ne représente pas 1% de notre chiffre d’affaires. Donc il y a tout un mythe, des bruits qui courent, que c’est l’avenir, que c’est tout ce que vous voulez, que le livre papier va disparaître, que tout le monde va lire sur des tablettes, j’entends et je n’entends pas : je suis attentif, parce que s’il y a un mouvement de bouleversement dans la lecture, nous sommes prêts parce que nos livres sont numérisés ; mais d’un autre côté, dans la pratique, je ne vois absolument pas de changement réel, on ne vend qu’une petite poignée d’exemplaires en numérique. Donc aujourd’hui, nous continuons à faire des livres papiers, toutes nos nouveautés papier sont doublées en livres numériques, que nous vendons moins cher que nos livres papier par rapport au prix moyen des livres. Mais on n’en vend quasiment pas. Et pourtant nous avons un distributeur, nous sommes sur toutes les plates-formes de vente d’ouvrages numériques – ça représente trois fois rien pour l’instant.
Pensez-vous qu’il est possible de faire une édition numérique de qualité, comme vous le faites déjà sur l’édition papier ?
Oui, bien sûr, par exemple vous prenez un livre comme les Leçons sur Tchouang-Tseu de Jean-François Billeter, qui est un sinologue suisse, dans notre catalogue depuis plus de dix ans : c’est un livre qui a très bien marché, c’est un livre avec des caractères chinois, des notes en bas de page etc., et la présentation est impeccable. Nous sommes en train de préparer un autre livre en numérique qui sera prêt d’ici un mois, c’est une grosse somme sur le mouvement punk, qui s’intitule Please Kill Me et qui est pleine d’illustrations originales. Toute la recherche iconographique a été faite en interne par une de nos collaboratrices, et toutes ces images vont être dans l’édition numérique. Donc je pense que c’est possible. Mais quand des gens font des livres papier avec leurs pieds, au moment où ils font des livres numériques, ça ne risque pas d’être mieux – quand on a l’œil ou un tant soit peu de goût, qu’on sait reconnaître une image, une mise en page, un caractère ou un interlignage, qu’on l’ait fait sur le papier avec du plomb ou en numérique. On a l’œil. Si on n’a pas l’œil, on n’a pas l’œil. Si on travaille comme des cochons, on travaillera comme des cochons dans le numérique aussi.
Vous ne considérerez donc pas que ce sont deux métiers différents, l’édition numérique et l’édition papier ?
C’est sûr que c’est différent – moi j’ai appris les blancs, les espaces sur une feuille de papier, dans un livre, à tourner les pages et à coudre des cahiers, mais mon temps a été mon temps, c’est un autre temps. Ou on regarde le temps contemporain dans lequel on intervient, ou on va se faire voir ailleurs. Il ne s’agit pas du tout d’avoir un discours passéiste du style « avant c’était mieux », qui est une grosse connerie parce que dans toutes les époques, il y a eu des changements et des esprits chagrins qui pensaient que tout disparaissait, tout le bien disparaissait et tout le mal allait arriver – ce sont des trucs de vieux schnocks, ça ne marche pas. Par exemple, pour déborder le cadre de notre entretien sur l’édition précisément et pour mieux comprendre ce que j’essaie de vous expliquer, je vais prendre un exemple tout à fait autre. Il y a des professions qui disparaissent. Alors tout le monde se dit « ah mais ces artisans qui disparaissent » : bien sûr que c’est très emmerdant de ne plus pouvoir réparer un fer à repasser ou un aspirateur, parce que maintenant un fer à repasser, on le prend, il casse, on le jette à la poubelle. Les artisans qui réparent, ça n’existe plus. Mais il y a aussi plein de nouveaux métiers qui apparaissent, et dans toutes les époques ça a été comme ça. Depuis la nuit des temps. Je veux bien regretter l’existence du maréchal-ferrant, mais je ne viens pas à mon bureau à cheval. Si je venais à cheval, il y aurait un maréchal-ferrant dans la rue Charlemagne, certainement, pour me ferrer mon cheval, si j’en avais besoin. Donc les choses tournent et on ne peut pas comprendre les choses si on se fige dans un moment de sa vie, de l’Histoire ou de sa propre histoire. Ce qu’on vit est un moment historique comme il y a eu d’autres moments historiques. Quand on réfléchit à un problème, il faut réfléchir à ça aussi, non pas cantonné à un corporatisme vulgaire mais à un mouvement historique, et comment c’était à d’autres époques, comment ce sera à d’autres époques, et comment c’était jusqu’à l’époque avant la nôtre, et voir comment les choses bougent et évoluent.
Quel que soit votre support, vous apportez toujours du soin aux matériaux que vous utilisez. Comment travaillez-vous avec les artisans du livre ?
Je ne travaille pas avec des artisans, je travaille avec des imprimeurs industriels. J’ai des fournisseurs qui fabriquent mes livres. Il y a une règle de base : tout ce qui concerne les livres est fait ici. Sa conception. Il est entièrement réalisé ici. Quand il est terminé, techniquement, on le sort d’ici : on exporte un .pdf et on l’envoie à l’imprimerie. Mon imprimeur imprime mes livres, qui sont extrêmement soignés comme vous le savez. Mais il imprime aussi des livres pour des éditeurs qui font des livres comme des cochons et qui sont des mauvais livres ! Donc ce n’est pas l’imprimeur qui est responsable de la qualité du livre, mais celui qui le conçoit. Alors il y a des gens qui veulent aller dans mon imprimerie parce qu’ils trouvent mes livres vachement beaux. Je veux bien. Et ils y vont ! Mais s’ils ne sont pas capables de le réussir, au point de départ, en ayant le sens, l’œil typographique, eh bien l’imprimeur va leur faire ce qu’ils demandent, c’est à dire ce qu’ils lui donnent. Donc on travaille avec des imprimeurs industriels, qui font des tirages à 3, 10, 15 000 exemplaires par livre. C’est tout un rapport économique régi par des lois d’un système capitaliste : nous recevons des factures, nous les payons, nous avons un crédit. C’est un mode de fonctionnement tout à fait normal, comme une entreprise qui fabriquerait des lunettes, des ordinateurs ou des téléphones.
Vous donnez quand même un cahier des charges à l’imprimeur qu’il doit savoir respecter…
« Si vous faites des choses, que vous croyez en ce que vous faites, et que vous avez envie de le faire, vous allez vous donner les moyens de faire un truc qu’au minimum on remarque. »
Nous choisissons tout. Pour être clair, j’interfère dans tout. J’ai des gens qui travaillent avec moi, qui font plein de choses, mais je regarde tout ce qui se fait. Et il faut que tout ce qui se fait me convienne au minimum et, dans le moindre des cas, me plaise, parce que je ne suis pas là pour faire des choses qui ne me plaisent pas ou dont je suis mécontent. Et puis je ne vais pas vous dire, si vous me montrez un problème dans un livre : « C’est pas moi, c’est mon collaborateur qui a fait cette connerie ». Non, c’est moi qui assume tout. Quand vous faites quelque chose, que ce soit une photographie, un article ou n’importe quoi, vous êtes responsable de l’article que vous faites, c’est vous qui êtes venu me voir, qui m’avez téléphoné, et donc vous devez vous démerder pour faire une bonne interview. Et pour faire une bonne interview, il faut que vos questions m’excitent suffisamment pour que je sois meilleur qu’à l’ordinaire. Si vous commencez par me dire, « comment vous avez eu envie de devenir éditeur ? », moi les bras m’en tombent, et je vais vous faire des réponses à la con qui ne vont pas vous faire faire un bon entretien. Si vous faites des choses, que vous croyez en ce que vous faites, et que vous avez envie de le faire, vous allez vous donner les moyens de faire un truc qu’au minimum on remarque. Sinon, c’est comme toutes les choses qui s’entassent, comme tous les livres qui se publient, comme tous les sites, comme tous les machins, les musiques, les trucs. Cela n’a aucun intérêt, mais ça existe.
Direction artistique
Vous me parliez de vos collaborateurs… est-ce que vous avez un directeur de création pour penser votre maquette ?
On a eu un directeur artistique fondateur, qui s’appelle Patrick Lébédeff, qui a conçu la couverture des livres, c’est-à-dire l’image extérieure des livres. Il est mort. C’est très emmerdant pour mille raisons, et en ce qui nous concerne c’est emmerdant parce que je veux rester fidèle à ce qu’il a fait, mais je ne veux pas rester figé dans ce qu’il a créé pour nous. C’est excellent et cela a été imité par plein de gens, mais cela fait que les gens qui travaillent avec moi ont une contrainte qui est extrêmement pénible, et en même temps très intéressante. Il faut qu’ils innovent mais ils ne peuvent pas tout balayer pour recommencer à zéro. Et ça, c’est quand il y a une histoire.
Vous avez un bâtiment, par exemple, vous ne pouvez pas le raser et reconstruire quelque chose d’autre si ce bâtiment n’a pas besoin d’être rasé. Si vous faites des modifications, des innovations, et que vous le remettez en état, vous vous devez de respecter les lois de construction de la chose, et d’y apporter une touche de rafraîchissement, d’innovation, de refondation, mais vous êtes obligé de faire avec les fondations. Et donc, pour les créatifs ici, c’est emmerdant, mais en même temps c’est très excitant parce qu’il faut qu’ils créent sur une création déjà existante et sans la gommer. Voilà pour les couvertures. Pour tout ce qui est de l’intérieur des ouvrages, la lecture : ça c’est moi, parce que je lis et je sais ce qui me plaît et ne me plaît pas, ce qui convient à mon œil et ce qui ne convient pas, et puis après c’est très simple, vous considérez que votre œil est universel, et vous faites de la façon qui est la meilleure pour vous. On ne fait pas des enquêtes d’opinion pour savoir quelle police de caractères on va utiliser, on est assez grands et assez responsables : nous, on fait les choix, on tente de les imposer publiquement et on se donne les moyens. Après, ça prend ou ça ne prend pas. On ne va pas demander à quatorze personnes : « Qu’est-ce que tu penses de ça ? ».Surtout qu’un lectorat, c’est plus que quatorze personnes.
Oui, heureusement pour nous, sinon on serait morts et vous ne seriez pas en face de moi à me poser des questions !
Tenez, d’ailleurs, comment se construit-on un lectorat en trente ans ?
Je ne connais pas les gens. Enfin, je les connais très peu. Par exemple vous venez me voir, je sais que vous vous intéressez d’une manière ou d’une autre à notre travail, donc je vous rencontre. Vous venez accompagné, je vois une personne qui fait des photos, j’ai une petite idée… Il y a un lecteur qui m’écrit, quelqu’un qui sonne à la porte, on fait un Salon du Livre… Il y a des gens avec lesquels on parle, mais précisément on ne les connaît pas et en même temps, comment vous dire… ce n’est pas plus mal. Je ne crois pas du tout à une tendance très contemporaine où il faut faire ce que les gens veulent. La création, ce n’est pas ça. Je considère mon lieu de travail ici comme un grand foutoir, c’est une espèce de cellule, un laboratoire expérimental où il se passe plein de choses, et une fois qu’on accouche de quelque chose, c’est comme un missile qu’on balance à l’extérieur et dont on est plus maître. On contrôle un peu, mais on n’est plus maître. Après, ce sont les gens qui l’attrapent, qui le lisent, qui en parlent et qui en font quelque chose, ou qui n’en font rien, et la chose peut mourir. Je ne pense pas du tout qu’il faille s’intéresser aux goûts des gens. Moi, ça ne m’intéresse pas du tout.
« Ce qui est important, c’est de saisir l’esprit du temps, d’essayer de comprendre ce qu’il y a confusément dans la tête des gens, pour essayer d’apporter des choses qui mettent un peu d’ordre. »
En revanche, ce qui est important, c’est de saisir l’esprit du temps, d’essayer de comprendre ce qu’il y a confusément dans la tête des gens, pour essayer d’apporter des choses qui mettent un peu d’ordre pour mieux comprendre ou avoir des éléments de réponse aux questions qu’on se pose. La fonction d’un livre, c’est servir l’état d’esprit suivant : « Je ne comprenais pas grand-chose, c’était un gros magma dans ma tête, et d’avoir lu ce livre, ce n’est pas que j’ai la réponse, mais je vois un peu plus clair, c’est un outil qui m’aide ». S’intéresser au goût des gens ? Mais si les gens veulent avoir un livre rose, moi ça m’emmerde ! J’ai rien contre le rose, mais un lecteur, ça se viole. Si je fais un album de musique et je réussis à fédérer un certain nombre de gens à travers l’innovation que j’ai opérée dans le son de cet album, tout le monde va se passer le mot dans un certain milieu, et paf j’ai du succès, on adore cette musique, c’est vachement bien. Le problème c’est que si je recommence deux fois, trois fois, on va se dire : il a refait la même chose. Ça ne veut pas dire qu’il faut innover tout le temps. C’est très compliqué, l’alchimie. Si vous me dites : « Est-ce que vous croyiez que ce livre allait marcher avant de le faire ? Ou n’allait pas marcher ? », je suis incapable de vous répondre. Et quand on fait des pronostics on se trompe tout le temps. En revanche, on fait ce qu’on pense être indispensable de faire. Si on fait ce qu’on croit indispensable de faire et que la chose que l’on a faite n’existe pas, au bout d’un an on est mort. Il n’y a plus d’argent, on ferme la porte, on ne peut pas payer les gens qui travaillent, on ne peut pas payer le loyer, l’électricité. Parce qu’on est totalement indépendants, on n’a pas de subside extérieur, on ne fait pas appel aux subventions, on n’est pas dans un milieu corporatiste, avec renvoi d’ascenseur… Les livres qu’on publie, on les publie parce qu’on pense qu’il faut les publier, on les choisit. D’ailleurs, tous les livres contemporains qu’on publie, à 95 %, arrivent dans le courrier, on ne connaît pas les gens. (silence). Ah déjà ça, ça vous frappe ! Ça veut dire que vous ne croyez pas que ça se passe comme ça ?
J’entends ! Quel est justement votre rapport à l’auteur ? Est-ce que vous signez un auteur, une œuvre ? Les deux ?
Il y a différentes hypothèses. Mais parlons des auteurs contemporains, que ce soit en littérature ou en essais. On reçoit 850 manuscrits par an que l’on lit. À 98 %, ce n’est pas bon, ou ce n’est pas pour nous. Mais très souvent, ce n’est pas bon du tout. On choisit un manuscrit, on contacte l’auteur et on signe un contrat avec lui pour ce livre-là. En plus, contrairement à la plupart des éditeurs en France, on ne signe pas ce qui s’appelle des « droits de suite ». Je publie votre livre que j’ai lu et que j’ai choisi, après advienne que pourra. Si vous faites un autre livre, vous me le soumettez si vous le désirez, je le lis mais je ne le publie pas automatiquement. Il faut pour cela que ça me plaise, que ça convienne à ma démarche, que ça corresponde à l’esprit de la maison.
« Si j’ai lu un livre qui est très bien, où il n’y a pas une seule virgule fautive, et qu’à l’arrivée, rien n’a changé dans ma tête, que ce livre ne m’a rien fait, je ne vois pas pourquoi je vais me fatiguer à le prendre en charge. »
Ce n’est pas parce qu’on a un auteur qu’on l’a pour toute la vie. On a fait découvrir beaucoup d’auteurs, puisque les gens qu’on publie sont parfois totalement inconnus, ils n’ont jamais été publiés ailleurs. Après, ils commencent à être un peu connus, et d’autres éditeurs les démarchent, leur proposent un peu d’argent, leur disent : « Voilà, on va faire quelque chose ensemble, etc. ». Ou si vous préférez, pour résumer ma position, nous avons une politique éditoriale, mais nous n’avons pas de politique d’auteurs. J’ai de très bons rapports avec les auteurs que je publie, mais l’auteur qui nous apporte un livre s’inscrit dans une démarche de préoccupation d’ensemble. On n’est pas simplement un fabricant de papier ou de romans. Ce que l’on fait est pensé : on ne dit rien, mais à travers ce qu’on publie, s’inscrit publiquement un discours politique. Mais nous n’ouvrons pas la bouche. Et à travers ce livre, plus ce livre, plus ce livre, il y a comme un puzzle qui se dessine, et on se dit qu’il se passe quelque chose. Je ne vais pas publier un bon roman parce que c’est un bon roman, même s’il y a une belle histoire, un bon sens de la psychologie, de la repartie dans les dialogues, un bon rythme, une construction romanesque, etc. Si j’ai lu un livre qui est très bien, où il n’y a pas une seule virgule fautive, et qu’à l’arrivée, rien n’a changé dans ma tête, que ce livre ne m’a rien fait, je ne vois pas pourquoi je vais me fatiguer à le prendre en charge. Il y a plein d’éditeurs pour le faire.
Les auteurs
Vous assimileriez cela à une ligne éditoriale ?
Tout à fait ! On a une politique éditoriale, mais pas de politique d’auteur. La ligne éditoriale est ce qui détermine tout ici, c’est notre image, notre pensée, notre façon de participer à ce qui se passe sous nos yeux au quotidien et d’interférer en tentant de changer un peu le cours des choses, en sortant un livre ici, un livre là. Dans des domaines divers et variés : nous n’avons aucune spécialité. Rien de ce qui est humain ne nous est étranger, à partir du moment où cela nous touche et que cela apporte quelque chose, eh bien on bouge !
Pensez-vous que certains de vos lecteurs découvrent des auteurs grâce au « label » Allia ? Est-ce qu’une maison d’édition peut devenir prescriptrice par son image de marque ?
Oui, absolument ! J’en suis convaincu. A travers un auteur, on découvre un autre auteur. La chose qui me préoccupe le plus, c’est la cohérence qui se dessine à travers un livre sur l’histoire du mouvement punk, de la philosophie chinoise antique ou des philosophes néo-platoniciens, d’un roman contemporain, d’un essai sur le SIDA et d’un ouvrage autour de l’alchimie, voire un essai en histoire de l’art. Ces différentes choses nous préoccupent toutes à des degrés divers et à travers tout cela, il y a toujours un même état d’esprit. Vous vous baladez, vous passez d’un champ à l’autre : cela ne veut pas dire que tout vous intéresse mais rien ne vous sera vraiment étranger si la sensibilité d’esprit vous interpelle, vous parle, vous provoque. Si vous sentez que c’est l’esprit vers lequel vous vous dirigez. Avec 600 titres au catalogue, cela n’est plus ni une petite maison, ni une jeune maison d’édition, même si l’esprit est très énergique : c’est institué, cela existe. A partir de là, si vous rentrez dedans, c’est rare que vous vous sentiez complètement étranger ou en opposition avec telle chose ou telle autre – ce qui ne signifie pas que vous allez prendre tous les livres, tous les lire et tous les apprécier. Un auteur du catalogue Allia est très rarement en très mauvaise compagnie avec un autre auteur du catalogue. Qu’ils aient trois ans d’écart ou dix siècles. J’aime bien cet esprit.
Avez-vous ce qu’on pourrait appeler un regret éditorial, un livre que vous n’avez pas pu éditer ?
Cela arrive, bien sûr. Mais quand on est dans le mouvement, c’est comme à la guerre, il y a des échecs, des réussites, des drames… c’est comme ça, c’est la vie. On est tout sauf statiques à Allia. En tout cas moi. Je ne pourrai pas concevoir de tomber sous mon bureau dans un état cataleptique de dépression profonde parce que je voulais faire un livre et ne l’ai pas fait ! On rebondit. Et puis il y a des raisons pour lesquelles une chose se fait ou ne se fait pas.
« Qu’est-ce qui fait que je me lève le matin et que je continue à être là ? C’est qu’il y a des choses qui me parlent. »
C’est comme un corps humain, un cerveau : cela bouge dans tous les sens et même quand c’est au repos, cela travaille, rien n’est arrêté. Si cela s’arrête, cela veut dire que je suis mort. Même si je suis vivant. Si je commence à tourner en rond, c’est signe d’un cerveau arrêté : on le met dans un bocal, un musée, ce que vous voulez ! (rires). Qu’est-ce qui fait que je me lève le matin et que je continue à être là ? C’est qu’il y a des choses qui me parlent, qui me font bouger. Je sens qu’on peut bricoler quelque chose. Moi j’ai fait ça parce qu’à un moment de ma vie, je me suis lancé là-dedans, je ne viens pas de ce milieu, je n’ai pas d’accointances avec ce milieu. En plus, on a une politique presque arrogante d’indépendance.
Presque arrogante ?
Ce que je veux dire, c’est que si cela nous plaît, c’est bon, si cela nous plaît pas, ce n’est pas bon. Et on a cette attitude avec tout le monde, même avec la banque. On ressemble aux livres qu’on fait, quoi. Dans nos livres, il y a quand même un esprit de fronde : de quoi ça à l’air, si derrière, il y a des connards soumis qui cirent les bottes ?
Vous avez dû vous battre longtemps pour arriver à poser vos conditions ?
Oh, j’ai beaucoup souffert ! Oui, c’est évident. Quand vous arrivez quelque part, on ne vous déroule pas le tapis rouge pour vous dire « bienvenue au club ». C’est « dégage connard et prends pas ma place ». C’est une guerre. Je suis en librairie, il y a trois piles de mes livres, l’autre va passer et il va enrager parce que je prends sa place. On ne peut pas mettre tous les livres en avant. C’est évident. Moi ce qui m’intéresse, c’est de faire bouger les choses, de créer, d’inventer des genres. On a lancé une collection musique en 1998 : maintenant, vous avez trois ou quatre maisons qui en ont. C’est normal, mais moi, à ce moment-là, je fais un pas de côté et je fais autre chose. Je n’ai pas fait ça pour monter une entreprise, j’ai fait ça parce que je pensais qu’il fallait le faire.
Librairies en crise
Avez-vous beaucoup besoin des libraires ?
Vachement oui.
Leur situation n’est pas rose…
C’est un sujet sensible et délicat. Je vais essayer de dire ce que je pense en étant tout de même un peu réservé. Quand je fais des choses et que cela ne bouge pas autour de ce que je fais, cela m’est contre nature de chercher la raison chez l’autre. C’est-à-dire qu’il serait responsable de mon malheur. En général, je cherche chez moi, ce qui ne va pas dans ce que j’ai fait et pas du tout chez « ces abrutis de lecteurs qui ne comprennent rien », « ces libraires qui ne vendent que de la merde », « ces journalistes qui ne lisent les livres que quand on les invite à déjeuner » ou tout autre argument à la con. Si je fais quelque chose et que cela ne marche pas, le problème est chez moi. Après, peut-être que j’ai raison et que je suis en avance : mon livre pourrait trouver un écho dans quelques années. C’est une hypothèse de travail quand on analyse un état de crise. Les libraires pensent que leur malheur est de « la faute d’Amazon ». Bien sûr qu’ils n’ont pas tort, mais ils n’ont pas raison en disant cela. « C’est la faute du numérique », « c’est la faute des ordinateurs », « les gens ne sortent plus de chez eux »… quand c’est comme cela, on se pose des questions. Peut-être qu’il y a des évolutions comportementales. Peut-être que les gens ne se comportent plus de la même façon aujourd’hui qu’il y a vingt ans. A partir de là, je prends acte. « Avant, les gens venaient ici, maintenant ils ne viennent plus » ? Eh bien peut-être que j’ai déconné quelque part si les gens ne viennent plus chez moi… Tenez, un jour, j’étais dans une librairie, j’ai pris un livre, j’ai tourné trois ou quatre pages et il y a une libraire qui m’a dit : « Monsieur, on n’est pas dans une bibliothèque publique ici. » Je lui ai dit « excusez-moi », j’ai posé le livre et je suis parti. Après, c’est vrai que quand il n’y aura plus qu’Amazon, cela va être très difficile. Amazon va effacer les libraires, les distributeurs, les diffuseurs, c’est-à-dire toute la chaîne du livre classique. A ce moment-là, comment faire connaître un livre ? Pour moi, qui publie des auteurs inconnus, cela ne sera pas évident. Il faudra inventer de nouvelles choses. La situation est délicate, mais je me méfie des notions de « bien » et de « mal » et il suffit de vivre un peu pour savoir que la vie est un peu plus complexe que cela. Il n’y a jamais qu’une seule responsabilité dans la vie, elles sont multiples, secrètes ou visibles. On ne peut pas dire que c’est uniquement la faute d’Amazon. Qu’est-ce que je peux y faire ? Vous arrêter et vous mettre en prison parce que vous commandez vos livres sur Amazon ? Je ne peux rien y faire, c’est comme si je voulais revenir au temps d’avant la guerre de 14-18 ! On va dans le mur. C’est un temps révolu. Beaucoup de gens se posent les mauvaises questions. Des libraires se remettent en question et bougent, d’autres veulent de la protection juridique pour empêcher ce qu’ils n’arrivent pas à anticiper. Le syndicat de la librairie a été en procès pendant dix ans contre Amazon parce qu’Amazon ne fait pas payer les frais de port aux acheteurs. D’abord, l’acheteur dit que c’est super, que c’est un avantage. Déjà, vous allez avoir un discours que l’acheteur ne veut pas entendre.
« Alors bien sûr, il ne faut pas applaudir tout ce qui arrive en disant « bravo », mais il faut bien ouvrir les yeux et si vous partagez un tant soit peu votre quotidien avec des gens qui travaillent avec de nouveaux outils, vous voyez que rester dans le passé, cela n’a pas de sens. »
Au bout de dix ans, le syndicat a perdu. Ils ont dépensé de l’énergie et de l’argent et ne se sont pas donné les moyens de concurrencer cela. Au-delà de tout ça, je pense qu’il y a des gens qui ne comprennent pas les modifications fondamentales qui existent dans la vie des hommes, dans la société, dans les structures sociales. Il y a de nouveaux types de rapport qui s’opèrent, de nouveaux moyens d’échange. Il y a des forfaits proposant des appels téléphoniques illimités et des gens s’envoient 300 SMS par jour : ils ne se disent pas que des absurdités, ils parlent, ils échangent des choses intéressantes. Je peux regretter mon bon vieux téléphone filaire ou la lettre que j’écrivais, mais cela servira à quoi ? À part à rester sur mon propre acquis, c’est-à-dire un acquis mort, cela ne sert à rien. Alors bien sûr, il ne faut pas applaudir tout ce qui arrive en disant « bravo », mais il faut bien ouvrir les yeux et si vous partagez un tant soit peu votre quotidien avec des gens qui travaillent avec de nouveaux outils, vous voyez que rester dans le passé, cela n’a pas de sens.
Est-ce que cette configuration actuelle permet encore de faire des coups éditoriaux ?
J’ai fait un best-seller à plus de 230 000 exemplaires. Cela a été ma plus grosse vente, mais j’ai fait aussi des ventes à 80 000 ou 50 000 exemplaires. On peut encore vendre des livres, créer la surprise. Quand je les ai faits, je n’envisageais pas le best-seller.
Cela se prépare, cela se sent ?
Cela dépend chez qui. Sentir, c’est fondamental. C’est avant la pensée. Dans ce que je fais, l’intuition, c’est la première condition. Vous pouvez avoir des connaissances philologiques, pratiquer plusieurs langues et avoir un bagage solide : ce n’est pas ça qui va vous faire faire un bon livre. En revanche, je sens les trucs. Et après, je réfléchis, ce n’est pas à programmer. Et encore, je le dis avec des pincettes, j’ai l’impression que c’est cela mais cela relève de l’intime, de l’inconscience, on ne peut pas affirmer tout cela catégoriquement. L’intuition est fondamentale dans le métier, oui, mais comme avec les gens : vous pouvez être assis à côté de quelqu’un qui vous horripile, qui dégage des ondes qui vous donnent envie d’être à des kilomètres. Ou le contraire ! Heureusement. Le fondement des rapports humains, c’est ça. Les idées, c’est pareil pour moi. La littérature, les manuscrits que je lis… je les sens. Je ne fais pas que sentir, je ne suis pas qu’un animal, mais je suis aussi animal et c’est une part que je n’aimerais pas trop effacer de moi. Il faut laisser ce côté barbare exister, accompagné de civilité. Dans les livres en tout cas, il y a ça, il n’y a pas d’école. Quand je vois les stagiaires des IUT des métiers du livre, quand on discute, cela se passe bien, mais il faut leur violer la conscience, leur dire qu’il faut oublier tout ce qu’ils ont appris et qu’il faut qu’ils regardent ce qu’on fait ici. Ils leur apprennent des trucs qui servent à rien ! Ils me demandent : « C’est quoi votre plan prévisionnel quand vous faites un livre ? » (Soupir.) Tout juste s’ils ne me demandent pas mon business plan… Je fais un livre, je sens qu’il faut le faire, j’y vais, on est excité, peut-être que je vais me ramasser, mais j’y crois tellement qu’il y a une énergie qui accompagne la chose.
« Je fais un livre, je sens qu’il faut le faire, j’y vais, on est excité, peut-être que je vais me ramasser, mais j’y crois tellement qu’il y a une énergie qui accompagne la chose. »
Alors je leur pose des questions sur le sens du texte, la concordance des temps, la justesse de la phrase, si elle leur plaît… évidemment, il faut de la technique dans ce que l’on fait, de la maîtrise. Mais si vous n’avez pas la fantaisie, cela ne va nulle part. Et si vous n’avez pas une idée propre qui se distingue de ce qui se fait couramment, pourquoi vous fatiguer à vouloir faire quelque chose ? Restez chez vous et faites-vous engager dans un boulot tranquille. C’est compliqué ce qu’on fait, c’est galère, il y a des risques. Quand j’ai commencé à faire des livres, je pensais que tous les livres qui se faisaient, c’était de la merde. Je suis arrivé en pensant que tout était de la merde et que j’allais inventer un truc absolument génial. Il n’y a que les gens qui font ça qui font avancer les choses. Regardez la musique, les gens qui en écoutent autour de vous vont dire que les trois-quarts de ce qui se fait, c’est complètement nul. Il faut fonctionner comme un groupe de rock : une association d’individus qui n’ont absolument rien à voir entre eux et qui sont associés par un point commun qui est la musique qu’ils font. Vous prenez quatre personnes qui font un groupe de rock, vous les mettez côte à côte et vous vous dites « qu’est-ce qu’ils foutent ensemble ? Ils n’ont rien à voir entre eux ! » Et pourtant, quand ils jouent, ils forment une unité. C’est comme cela qu’il faut faire, je crois. Et il faut une cohérence entre ce qu’on fait et ce qu’on dit, éviter les discours d’intention… j’aime bien que les choses ressemblent à ce qu’elles sont. Quand je parle avec vous, c’est comme quand je parle avec les gens qui travaillent avec moi.
Guy Debord
Puis-je vous poser une question sur Debord ?
Rassurez-vous, je ne suis pas son fils caché ! (Rires.)
Est-ce que vous pourriez expliquer la passion de Debord pour les grands auteurs de stratégie militaire ?
Quand il était adolescent, il jouait aux soldats de plomb. C’est un fait biographique avéré. Chez les auteurs de stratégie militaire, chez Jomini, Clausewitz, Sun Tzu, il y a une chose très importante à mes yeux, qui renvoie complètement au monde de la littérature et de l’écriture : chez ces auteurs, la notion du temps est capitale et elle est aussi la notion qui a bouleversé le roman du XXe siècle. Avec la Recherche du temps perdu de Proust par exemple, où l’écoulement du temps a complètement différé des romans tels qu’ils étaient écrits précédemment. Les auteurs de stratégie militaire ont en charge, à bon ou mauvais escient, des vies humaines. À la guerre, on meurt. Et on meurt plutôt vite. Les questions du temps, de l’écoulement du temps et de la place des êtres humains dans ce temps sont traitées de manière immédiate. Vous ne pouvez pas vous dire « l’ennemi est en haut de la colline » : pendant que vous vous dites cela et que vous, vous êtes dans la vallée, l’ennemi vous canarde et vous êtes mort. Il y a une contraction du temps et donc une accélération de la réflexion. Je crois que l’intérêt de Debord pour ces textes tourne autour de questions comme cela.
Qu’avez-vous pensé de la grande exposition spectaculaire à la BNF sur Debord ?
On attend le Lycée Guy Debord. Si la postérité d’un homme se mesure au nombre de mètres linéaires d’ouvrages écrits sur lui et commentant son œuvre, c’est une grande réussite. Mais est-ce que c’est cela la réussite ? C’est une autre question.
Couverture : Allia.