Ralentir l’actualité
Quand vous décrivez Au Fait sur votre site, vous répondez à la question « Pourquoi Au Fait ? » par un lapidaire « Parce que. », avant de développer votre positionnement. Pensez-vous que la presse lente ait besoin de se justifier aujourd’hui ?
Quand nous avons lancé Au Fait, nous avons postulé que l’avenir n’aurait de place que pour le très court ou le très long. Tout ce qui se trouve entre la brève et l’article long format va s’effacer par manque de pertinence, et donc de lecteurs. À côté de cela, la tradition française des hebdos est en train de disparaître, notamment avec l’émergence de niches et de propositions très spécifiques et anglées, soit sur la nature du sujet, soit sur le temps. Je crois que le rapport au temps est un élément déterminant. La technologie amène une lecture d’une extrême rapidité et paradoxalement, amène aussi à se poser. Alors soit l’on fait du décryptage, et du vrai décryptage, et là nous avons besoin de temps ; soit on fait de l’immédiateté, mais de la vraie immédiateté, celle qui dépend du service de l’information : tel match va avoir lieu, telle manifestation culturelle est annulée, etc.
Chaque numéro d’Au Fait contient une enquête de 60 pages et un long entretien. Comment organisez-vous votre programme éditorial pour les sortir à temps ?
Je vais peut-être vous parler du modèle économique : quelque part, cela répond à cette question. Quand nous avons constaté que seule la presse très lente et la presse très rapide pourrait subsister, nous nous sommes aussi rendus compte que le modèle de la presse devait évoluer. Beaucoup de rédactions sont aujourd’hui trop importantes quant au nombre d’employés : ce sont des héritages du passé. Mais plus que cela, il faut inventer des modèles économiques originaux : ne pas avoir le premier du mois tant de fiches de paie, mais davantage faire appel à des compétences spécifiques et soit des journalistes occasionnels qui connaissent très bien un sujet mais qui n’ont pas la place dans leur média pour le développer, soit des journalistes dont on connaissait la qualité et à qui l’on passe commande d’un article. L’idée est de se dire : nous n’avons personne en pied et personne à nourrir. Le journaliste devra nous proposer un sujet, puis le mois prochain un autre : nous avons une totale liberté de choisir les thèmes qui nous intéressent, environ six mois à l’avance.
« Je crois que dans les démocraties, le politique est totalement impotent. Il a l’illusion de son pouvoir mais en réalité, il n’en a aucun. Ce qui tire le système, c’est l’économique. »
Ce n’est pas pour jouer l’esthétique de la lenteur mais parce qu’il faut du temps pour faire une enquête solide. Dès lors, nous proposons du temps aux journalistes qui n’en ont plus. Après, pour choisir les sujets, il faut se demander lesquels font sens et lesquels disent l’époque. C’est notre maître mot : il ne s’agit pas de faire du bashing sur tel banquier ou tel système, mais montrer ce que telle ou telle enquête peut dire de la France d’aujourd’hui ou de notre monde. Cela peut être une fois financier et une autre fois sur un événement sportif, même si ces vingt dernières années, mon parcours me fait dire que les grands enjeux se jouent autour de phénomènes économiques et sociétaux qui sont des sujets peu enquêtés, voire pas du tout. C’est donc là-dessus qu’il faut se concentrer. Les Échos ne font pas vraiment leur travail : ils ont les moyens de savoir énormément de choses mais ils retiennent leur plume parce que les annonceurs sont ce qu’ils sont. Aujourd’hui, une grande enquête sur un personnage ou une grande entité, cela n’existe pas. Quand le journaliste va vouloir la faire, il va faire un livre. Un livre long parce qu’il faut faire les deux-cents pages — alors que cela peut n’en mériter qu’une soixantaine. Cependant, il faut du temps et un comité éditorial qui essaie de trouver quels sujets disent l’époque en ayant des éléments d’originalité. Tout cela en évitant de tomber dans l’écueil du superhebdo : à une époque, les hebdos faisaient des unes sur un certain nombre de sujets, maintenant ils ont plus tendance à coller à l’actualité pour rattraper internet. À nous de prendre plus de distance et de comprendre quel est le sujet le plus approprié à la problématique que nous avons déterminée. Cet angle socio-économique nous parait plus important que d’écrire l’énième article sur le PS, le PC, l’UMP, etc. Le point sur lequel on butte le plus, c’est quand il s’agit de trouver des journalistes capables de traiter ces sujets-là, parce que la culture française n’a pas amené les journalistes à faire de telles enquêtes. Les rédactions sont dans une logique de court terme.
Comme très peu de sujet sont traités à chaque fois dans le magazine, comment trouvez-vous le sujet à traiter qui va correspondre à l’actualité qui aura lieu dans six mois ?
En se disant justement que l’on est décalé de l’actualité. Mon rêve, c’est qu’à moyen terme, la marque soit suffisamment connue et qualifiée pour que quelqu’un qui ne connaîtrait rien au sujet et qui ne connaîtrait pas le personnage interviewé se dise : « Ces gens-là traitent de façon suffisamment intelligente et enrichissante les sujets pour que j’aille acheter le numéro de Au Fait alors qu’a priori je ne suis pas intéressé par le sujet traité. » La vision initiale du magazine, c’est d’avoir une politique exclusive de l’offre. Cela dit, il faut être réaliste : les premiers mois, nous ne pouvons pas faire les malins et s’extraire complètement de l’actualité. Quand on parle de Leclerc lors des fêtes de Noël, on sait que la consommation va être un sujet important à cette période.
On ne traite donc pas de Noël, mais de la grande distribution : cela dit l’époque et en même temps, on est raccord avec ce qui peut être intéressant, en regardant un simple calendrier de 2013. Cela peut-être des rendez-vous sportifs, des rendez-vous électoraux. Par exemple, on va avoir les élections municipales, les élections européennes, la Coupe du Monde, etc. Il y a des sujets intemporels que l’on passera quand on veut, mais on ne s’interdit pas de profiter d’un contexte d’actualité. En revanche, en aucun cas il ne s’agit pour nous de tomber pile poil sur un événement comme le centenaire de la déclaration de guerre de la France à l’Autriche-Hongrie, par exemple. Pour autant, comme je vous l’ai dit, le rêve est d’être hors actu et d’angler les articles pour qu’ils donnent envie d’être lus. Quand on titre sur « l’indécent système Leclerc », on le pense vraiment, mais on sait que c’est aussi une accroche possible pour un lecteur.Vous insistez sur le recul, en jouant avec la fable bien connue du Lièvre et de la Tortue. Pensez-vous que la presse lente effacera l’infobésité ?
Je pense que les deux coexisteront. Il y a une écume des choses sur le rapide et je pense que ce mouvement est porté par la technologie. Elle a cette formidable force qui nous permet de faire des choses incroyables. C’est vraiment sympathique et par définition, on fait du gras avec l’actualité, mais ce gras va se concentrer sur l’immédiateté et l’urgence. Le maigre, si j’ose dire, va plutôt être sur le lent. Nous avons vocation à continuer d’exister par les décryptages que l’on apporte, sur internet ou sur le papier.
« Du côté de la presse, on est sur de l’évolution alors que l’on devrait être en révolution. »
Imaginez un saucisson : vous appuyez au centre et d’un côté, le saucisson va rester fin — c’est la presse lente. Le milieu va disparaître. L’infobésité, en revanche, va grandir et s’entasser de l’autre côté. Je pense que cette partie restera le gros de la presse. Quant à la partie médiane, type Nouvel Obs, ce sont des astres morts dont on perçoit encore la lumière. Des phénomènes de niche qui ne sont pas intégrés sur le marché de masse vont monter, mais dans le même temps, les gros qui vont occuper la place de l’infobésité vont être confrontés à la recherche d’un modèle économique viable.
Vous pensez qu’une déshumanisation complète du métier de journaliste d’actualité pourrait arriver ? Que les journalistes pourraient être à terme remplacés par des programmes de mise en forme automatique de texte perfectionnés ?
Je ne suis pas d’un optimisme béat. J’aimerais me tromper. Encore une fois, il y a le modèle économique qui va derrière. Aujourd’hui, qui est prêt à dépenser de l’argent pour avoir de l’information ? La jeune génération considère que l’information est gratuite : c’est la réalité qui s’impose à elle. Vous allumez la radio ou la télévision, vous avez de l’info, vous ouvrez un navigateur, vous avez de l’info. Bref, tous les appareils permettent d’accéder gratuitement à l’information. Or, à part philosopher sur le « L’information n’a pas de prix mais elle a un coût. », il n’y a pas beaucoup de pistes. Quand vous entrez dans cette logique, vous arrivez à des choses complexes qui aboutissent souvent à un même constat : personne ne paie pour ce modèle économique-là. Alors quoi ? Ce sont Google, Amazon ou Facebook qui réussiront parce qu’ils sont des zones de trafic ? Parce que des gens viennent les voir ? Dans ce cas, demain, Google a sa propre rédaction. Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a déjà racheté le Washington Post : c’est l’histoire du Titanic qui rachète l’iceberg. Cette évolution est assez étrange. En revanche, je suis plutôt optimiste quant à l’idée de trouver un nouveau système. Quelque chose va se mettre en place : la nature a horreur du vide et nous sommes dans une vraie période de transition. Encore une fois, certains disparaissent, d’autres apparaissent. Un modèle va se mettre en place. De l’information de qualité se paie quoi qu’il arrive et le modèle qui va répondre à cette exigence n’est peut-être pas encore totalement né.
Publicité
À ce sujet, vous refusez toute forme de publicité dans votre magazine. Pensez-vous que cette relation entre presse et annonceurs soit à l’origine du dérèglement actuel du travail de journaliste ?
« J’ai créé le magazine que j’avais envie de lire, j’ai envie qu’il soit beau parce que je pense qu’il y a un vrai rapport entre le fond et la forme. Avoir une belle maquette et un beau papier, c’est du respect pour le lecteur. »
Oui, je le pense. La publicité était quelque chose d’assez formidable qui permettait aux rédactions d’avoir les moyens de se développer. Aujourd’hui, les médias sont sous une forme de dépendance totale. Je crois que dans les démocraties, le politique est totalement impotent. Il a l’illusion de son pouvoir mais en réalité, il n’en a aucun. Ce qui tire le système, c’est l’économique. À partir du moment où c’est lui qui est au centre, il n’a pas envie de se faire mordre les mollets. Et donc le journaliste, s’il est un vrai bon journaliste, va s’intéresser à ce qui ne va pas, il va poser des questions. Si vous regardez les États-Unis, c’est édifiant : le nombre de gens qui travaillent dans la communication monte tandis que le nombre de journalistes baisse. Si vous voulez avoir des informations sur une grande entreprise, vous êtes complètement verrouillé. Et si vous ne l’êtes pas, soit vous êtes en autocensure et vous vous dites que cela ne passera jamais à cause de la publicité, soit un chef va le faire pour vous. Je force un peu le trait, on peut continuer à dire pas mal de chose dans la presse, mais c’est vrai aussi que la publicité est un élément assez réducteur de la capacité des journalistes à aller chercher des informations. Sur l’histoire de Leclerc, par exemple, vous n’imaginez pas le nombre de gens qui refusent de parler et qui refusent de nous reprendre en se disant que s’ils parlent de ça, il peut y avoir des conséquences pour leurs publications. Entre autocensure et capacité à ouvrir des robinets qui délivrent de tous petits filets de revenus qui maintiennent en vie des supports qui ne vont pas bien… Vous imaginez la suite, d’où l’idée de ne pas avoir de publicité du tout sur Au Fait. Il y a l’idée objective selon laquelle la publicité peut être un vecteur de censure et l’idée subjective, vis-à-vis de nos lecteurs, d’une posture qui rajoute de la crédibilité au magazine. Je ne veux pas que le lecteur ait une once de soupçon à ce sujet ni qu’il puisse croire qu’un dossier sur Leclerc n’aurait pas pu être un dossier sur Carrefour parce que ce dernier aurait été l’un de nos annonceurs. Il y a un problème de vraie crédibilité. Le dernier point qui me vient à l’esprit, c’est que la pub, c’est moche. Très souvent. Comme on essaie d’avoir un beau produit et une belle maquette, on ne peut pas se faire couper par une publicité.
Vous travaillez d’ailleurs avec un directeur artistique pour la réalisation de vos numéros. Pensez-vous que le magazine en tant qu’objet doit être quelque chose de beau ?
Je pense que oui. Je n’imagine pas offrir à des gens un cadeau que je n’aurais pas plaisir à avoir pour moi-même. J’ai créé le magazine que j’avais envie de lire, j’ai envie qu’il soit beau parce que je pense qu’il y a un vrai rapport entre le fond et la forme. Avoir une belle maquette et un beau papier, c’est du respect pour le lecteur.
Est-ce transposable à la presse numérique ?
Oui, même s’il y a des sites qui laissent à désirer. Sur internet, il y a plusieurs choses à considérer : à la fois l’ergonomie, la visibilité, la navigation. Ce n’est pas la même chose que simplement tourner des pages. Il faut avoir l’intelligence de se demander comment le lecteur va fonctionner sur un site internet ou sur une tablette. Et partant de cela, on peut faire des choses formidables. Notre version tablette n’est pas la numérisation d’un fichier PDF : C’est un enrichissement. Tous les jeunes illustrateurs qui habillent nos articles voient leurs créations animées, par exemple. Quand les gens voient l’application, ils sont impressionnés.
Et vous considérez la tablette comme le futur du kiosque à journaux ou comme un média à part entière ?
Je n’ai pas de religion sur le sujet. Quand j’ai lu le manifeste de Saint-Exupéry dans XXI, j’ai trouvé cela inadapté : ce n’est pas le média numérique contre le média papier. On fait un bel objet papier, mais le numérique a une vraie vocation qui va sans doute monter en puissance. On pourrait imaginer que nos entretiens soient filmés, édités et diffusés. L’enquête peut être amendée de manière récurrente, comme je l’ai déjà évoqué. Le numérique est formidable pour cela. Peut-être que dans dix ans, il n’y aura plus de papier et que l’on gardera l’impression pour une collection de dix entretiens que l’on vendra au moment de Noël ou que l’on fera un livre des enquêtes qui ont le plus marqué.
Dans sa Divagation sur la musique, Mallarmé répond au XIXe siècle à qui lui dirait qu’il est trop abscons que « ses contemporains ne savent pas lire, sinon dans le journal ». La déconsidération de la presse n’est donc pas nouvelle. Pourtant, pensez-vous qu’elle s’est accentuée ?
Quand on voit les sondages qui sont faits régulièrement, les journalistes sortent comme étant les gens les plus mal considérés, à peu près au niveau des hommes politiques. Les gens se disent donc, à l’aune de ce qu’ils connaissent : « S’il écrit de telles conneries sur des sujets que je connais bien, je n’imagine pas ce que ce doit être sur des sujets que je ne connais pas ! » Je crois qu’il y a un manque de professionnalisme dans la presse, dicté par l’urgence. L’urgence conduit à faire des bêtises, à aller vite et à annoncer des choses qui ne sont pas vraies. Je crois aussi qu’on a un vrai souci, plus grave, qui relève de l’éducation. Il faudrait être certain que lors de l’apprentissage des fondamentaux, on donne des bases qui permettent de comprendre le monde et de le critiquer. Je ne suis pas certain que ce soit le cas.
« Après, la stigmatisation du monde journalistique est assez récurrente, mais aujourd’hui, la critique porte aussi sur la vitesse : les journalistes transmettent des informations sans faire attention, parce qu’il faut passer à autre chose. »
Il y a pourtant un vrai travail de fond à faire du côté des journalistes, qui devraient vraiment balayer devant leur porte et se demander comment ils peuvent exister dans une logique de l’offre et non de la demande. D’un autre côté, il y a la nécessité dans l’éducation d’apprendre à avoir une vraie sensibilité culturelle, une appréhension des médias, de ce que c’est qu’une démocratie et de la critique des différentes positions pour que les choses évoluent. Après, la stigmatisation du monde journalistique est assez récurrente, mais aujourd’hui, la critique porte aussi sur la vitesse : les journalistes transmettent des informations sans faire attention, parce qu’il faut passer à autre chose. En contrepartie, comme le flot va vite, les informations erronées ont moins d’importance. Avant, quand un journaliste écrivait quelque chose qui était une erreur, cela restait plus longtemps qu’à l’ère du numérique.
Imaginez-vous possible, aujourd’hui, la constitution d’un groupe de presse aussi imposant que Le Monde ou Le Figaro, s’installant dans un building parisien ou la tendance est-elle aux petites structures spécialisées ?
Aux États-Unis existe ProPublica, un pure-player numérique qui fait des enquêtes au long cours. Ils sont financés par des fondations, que ce soit Ford ou des philanthropes. C’est quelque chose qui n’existe pas en France. Ils produisent soit pour eux, soit en tant que prestataire de service pour des médias comme le New York Times ou autre. Sauf erreur de ma part, il y a dix ans, cette agence de presse n’existait virtuellement pas. Aujourd’hui, ils emploient une bonne centaine de personnes. Les marques traditionnelles ont une force, Libération, Le Monde, Nouvel Obs : la meilleure chose qu’ils peuvent faire est d’en profiter rapidement pour capitaliser sur la marque et réinventer un modèle économique. Autrement, ils sont morts. Des choses en train de s’inventer monteront, et peut-être qu’en France, elles n’ont pas encore été imaginées. Mais je ne suis pas pessimiste sur notre capacité à inventer de nouveaux modèles avec des rédactions qui pourraient se regrouper, qui deviendraient des correspondantes d’une entité globale dans laquelle elles se retrouvent philosophiquement et pourraient travailler dans un même lieu quelques mois, puis partir pour un temps. Un mélange de nomadisme et de présence physique. Ce n’est pas en améliorant la chandelle que l’on a inventé l’électricité. Je crois vraiment qu’il faudra inventer des choses radicales.
Futur des médias
Que pensez-vous du futur média de Glenn Greenwald, financé à hauteur de 220 millions de dollars ? Est-on dans un type de rédaction à l’ancienne ?
J’aurais tendance à croire que c’est de la queue de comète plus que de l’avant-garde. Je n’ai pas l’impression que demain soit encore sorti. Le demain inquiétant, c’est peut-être plus Google qui pourrait être tenté de faire de la presse. Ou Facebook. Le côté big data leur donne accès à énormément d’informations sur leur lectorat potentiel. Demain, ils pourraient éditer quelque chose à partir de cette base de données. D’un point de vue démocratique, cela m’interpelle. Et Google n’existait presque pas il y a dix ans : la rupture numérique s’exprime aussi comme cela. Du côté de la presse, on est sur de l’évolution alors que l’on devrait sûrement être en révolution.
Au Fait, publication papier et iPad, ne semble pas portée sur le web participatif qui s’est exprimé ces dix dernières années par les commentaires, les blogs, les blogs collectifs… Pensez-vous que cette forme de rapport direct entre le journaliste et le lecteur a fait son temps ?
Je vais peut-être paraître extrêmement arrogant, mais oui. On a des commentaires très construits sur ce que l’on fait, mais ça ne me viendrait pas à l’idée de mettre « Super votre magazine ! » dans des commentaires éventuels sur le web. Encore une fois, il y a des métiers. Il y a des journalistes qui font des enquêtes. Le public peut réagir, apprécier ou ne pas apprécier l’article, apporter une information dont on jugera de la pertinence, mais le côté web participatif où chacun agrège son petit commentaire… Ce n’est pas nous. Je trouve qu’on tombe dans des travers en faisant cela. Je crois assez à la démocratie représentative : que j’ai ou non voté pour l’actuel pouvoir, il a cinq ans pour faire ce qu’il a à faire et si je ne suis pas content, je le vire. On fait un magazine, si on est mauvais, la sanction du lecteur va tomber : il ne va plus acheter.
On peut voir sur votre biographie que vous vous définissez comme éthologue. Aujourd’hui, une science comme la bionique s’inspire du règne animal pour perfectionner la technique. Pouvez-vous faire un lien entre l’étude des animaux dans leur milieu et la création d’un média comme Au Fait ?
Je ferais un lien entre l’observation des animaux et l’observation, non pas d’une rédaction, mais des gens en train de fonctionner dans des univers précis. Pour moi, cela a été principalement dans le monde économique, en tant que conseil. J’étais dans une position plutôt égoïste : être payé pour donner des conseils que j’estimais intelligents. Quand vous vous promenez dans les boîtes du CAC40 et qu’on vous offre la possibilité de les observer, vous vous apercevez que cela relève de l’éthologie : les gens ont des comportements d’animaux ou d’espèces bien particulières. C’est cela que j’ai voulu faire profiter au journal : donner une compréhension de la France d’aujourd’hui à travers un long entretien et une enquête, proposer un regard d’éthologue, d’ethnologue ou de sociologue.
« La vie des gens est complexe dans les compagnies : le discours qui est fait sur l’entreprise, sur la place que l’on y occupe, sur les envies que l’on a est tellement faux. »
Le monde quotidien oblige tellement les gens à être aspirés dans une case, dans quelque chose d’extrêmement petit et centré sur le boulot, que je veux offrir la chance que j’ai eu de voir cela fonctionner d’un peu plus haut. Si dans le magazine, on peut restituer ce regard, je suis plutôt content. Le principe est de proposer une vue d’hélicoptère sur le monde. La vie des gens est complexe dans les compagnies : le discours qui est fait sur l’entreprise, sur la place que l’on y occupe, sur les envies que l’on a est tellement faux. On est dans un discours convenu, où ce que les gens disent de leur milieu est en décalage absolu avec la réalité. On se demande à quel moment on doit introduire un peu de vérité.
Vous êtes aussi diplômé de l’INSEAD et de la London School of Economics. Pensez-vous qu’aujourd’hui, un patron de presse est avant tout un bon administrateur ?
Honnêtement, les basiques sont basiques, donc j’hésite entre le oui et le non. On ne peut pas être un pur esprit en disant « Je vais faire un canard. » sans savoir lire un compte d’exploitation. Mais honnêtement, ce n’est pas très compliqué. Prenez notre journal, vous avez une colonne des coûts, une colonne des dépenses, et voilà. Après vous faites un peu de prospective en essayant d’anticiper les ventes des numéros. À la limite, on a davantage besoin de notions d’économie au sens déjà évoqué : il faut comprendre que le politique n’est plus un argument de détermination et d’avancée du business, à part en Chine ou en Russie ; que la communication a pris le pas sur l’information, et c’est pour cela que nos dirigeants médiatisent tant leur politique, n’ayant pas d’intention sur le fond, ils doivent se faire élire sur la forme. La compréhension du monde économique permet de comprendre cela, plus que la lecture des chiffres et du compte d’exploitation d’un média.
Avez-vous imaginé faire concurrence aux publications universitaires avec Au Fait ? Traditionnellement, ce sont les chercheurs qui publient des condensés de leurs recherches, d’une soixantaine de pages, dans des publications dédiés aux experts.
Vous mettez le doigt sur un vrai sujet, même si nous ne nous sommes jamais positionnés sur une logique de concurrence. Il y a une richesse incroyable dans le monde de l’université, chez les thésards. Simplement, ils écrivent souvent un langage de spécialiste et ne savent pas se mettre en valeur. Ils ont le contenu mais ont un problème de mise en forme. Certains ont aussi des jugements sévères vis-à-vis de la presse qui vulgarise parfois mal. Tout le monde doit faire un peu de chemin : les universitaires doivent sûrement accepter de rendre les choses plus accessibles, mais ceux avec qui l’on s’est entretenus étaient ravis de le faire, vu qu’ils sont habitués à publier dans des logiques universitaires assez arides.
Pensez-vous que le journalisme français devrait emprunter quelque-chose au journalisme américain ?
Sans doute davantage de rigueur et peut-être la volonté d’appuyer où cela fait mal. Du temps, de la durée et du travail. Pas sur un coup, mais sur un vrai travail de fond sur lequel la culture journalistique francophone n’est pas positionnée. La durée et le travail de long terme sont issus de la vraie culture anglo-saxonne. On répond souvent que les supports ne laissent pas la place pour ces travaux. C’est un peu vrai. Mais des rédactions comme Le Monde ou le Nouvel Obs sont pléthoriques. Il y a beaucoup de journalistes. Autant certains travaillent beaucoup et bien, autant certains travaillent peu, pour employer un euphémisme. Si le patron disait : « Au cours des six derniers mois, tu as publié cinq feuillets alors maintenant on va se mettre au boulot et tu vas partir enquêter », je pense que les choses pourraient mieux se passer.
Couverture : Au Fait.