Le vent disperse de gros flocons autour de la tombe de Kenny McCormick. Au loin, sur le ruban de bitume qui serpente entre les toits blancs, le bus de South Park prend la direction de l’école. À son bord, Kenny est bien en vie. Comme avant, on retrouve son anorak orange au générique du premier épisode de la saison 21, diffusé mercredi 13 septembre 2017. Le décor enneigé n’a pas changé. Cela fait plusieurs mois que l’Amérique parodique de la série est entrée dans l’hiver. Avec l’accession au pouvoir de Donald Trump, South Park a un peu perdu des couleurs.
« C’est plus compliqué, maintenant que la satire est devenue la réalité », admettait l’un des deux créateurs du dessin animé, Trey Parker, en février 2017. Contrairement à Kenny, toujours ressuscité, le président étasunien a vite disparu. Affublé d’une crinière blonde et irisé par un bronzage orange pendant la dernière saison, M. Garrison, a retrouvé ses habits sages d’instituteur allumé. Sans citer de nom, Parker explique qu’ « ils font déjà les blagues, ce n’est même pas quelque chose dont vous pouvez vous moquer ». Avec son associé, Matt Stone, il a donc décidé de ne plus parler de la Maison-Blanche.
Trop outrancière, la réalité se dérobe sous le crayon des deux dessinateurs. Leurs personnages favoris comme Kanye West, Madonna, Pamela Anderson ou encore Kid Rock vont tellement loin en vrai qu’ajouter de la blague à la blague serait peu efficace. « Malheureusement, presque tous les événements récents me font penser à un scénario de la sitcom », observe le professeur en communication américain Ted Gournelos, auteur du livre Popular Culture and the Future of Politics. Comme si en imitant l’art, la nature privait South Park de sa matière première.
Le trouble-fête
Devant les caméras de télévision, M. Garrison tend la main droite à ses supporters agglutinés contre des barrières en métal. Avec la gauche, il tient un micro. Dans le deuxième épisode de la 19e saison de South Park, l’instituteur se fait le porte-parole de ceux qui se demandent « qu’est devenu mon pays ? ». Inscrit sur la casquette blanche qui recouvre sa calvitie, le slogan rappelle ceux du candidat blond qu’il deviendra quelques mois plus tard. Une pancarte « Make America Great Again » émerge même de la foule. Mais il n’est pour l’instant qu’un agitateur en marge des grands débats politiques.
C’est à peu près le statut de Donald Trump lorsque sort l’épisode, en septembre 2015. Candidat déclaré depuis trois mois, le milliardaire « ne va nulle part », assure le journaliste américain Mark Leibovich dans le New York Times. « Au départ, je l’ai vu comme un clown xénophobe, le propagateur de l’idée fausse que le président Obama n’était pas né aux États-Unis », écrit cet auteur de nombreux portraits politiques. « Je pensais même qu’il ne se présenterait pas. » Trump a beau devancer légèrement ses concurrents à la primaire républicaine dans les sondages, le Huffington Post persiste à classer les articles à son sujet dans sa section « divertissement ».
Même les professionnels du divertissement jugent le phénomène passager. « Nous avons pensé qu’il fallait le faire avant que ça s’essouffle », se souvient Trey Parker. « Quand vous traitez quelque chose de contemporain », ajoute Matt Stone, « vous avez peur que ça sorte de l’actualité la semaine suivante. » Quelques temps après les déclarations polémiques de Trump assimilant les immigrés à « des tueurs et des violeurs », M. Garrison mène la fronde contre ces « personnes qui traversent la frontière avec leurs sales familles en jouant leur musique stupide ». Dans le miroir déformant de South Park, ce ne sont pas les Mexicains qui sont visés mais les Canadiens.
Les hommes politiques qui apparaissent dans la sitcom « sont en général des faire-valoir permettant d’évoquer des sujets nationaux ou globaux », estime Ted Gournelos. Les familles Clinton, Bush et Obama « ne représentent qu’une allégorie de la politique convenable ». En revanche, l’irruption de Donald Trump dans le corps de M. Garrison envoie un autre message. Elle « est un moyen d’attaquer la montée d’une politique fasciste aux États-Unis », considère le chercheur américain. « Ce n’est pas la première fois que Parker et Stone le font, et M. Garrison est en général celui qui le permet. »
Par ses excès, la petite entreprise xénophobe de l’homme d’affaires prête le flanc à la caricature. Mais Parker et Stone en sont encore à se demander si leur décision de consacrer un épisode entier à une personnalité marginale de l’actualité américaine ne sera pas regardée avec circonspection. Au fil de la 19e saison, fin 2015, Trump reparaît donc par intermittences sous les traits de M. Garrison. Ainsi s’en prend-t-il au physique d’Hillary Clinton dans l’épisode huit, avec des termes presque aussi grossiers que son modèle. « Qu’est-ce qui lui fait croire qu’elle peut satisfaire l’Amérique si elle ne peut pas satisfaire son mari ? » avait tweeté le magnat de l’immobilier le 16 avril 2015.
La phrase sonne plus gravement à l’été 2016. Après une pause de quelques mois, South Park reprend le 14 septembre alors que Trump a été investi par le parti Républicain pour défier Hillary Clinton. Le duel paraît joué d’avance. Cette fois, le candidat Garrison est conscient que ses estocades contre les migrants ne font pas une politique. Dès le premier épisode de la 20e saison, il décide donc de présenter son adversaire Démocrate comme la seule personne crédible pour diriger le pays. Las ! S’en tenant à la stratégie dictée par ses communicants, l’ancienne secrétaire d’État de Barack Obama répète inlassablement que chaque mot de l’instituteur est un mensonge. À la faveur de cet absurde débat et contre son gré, M. Garrison prend donc le dessus.
California lock
L’aventure politique du professeur de South Park aurait dû s’arrêter là. « Tout le monde pensait qu’Hillary allait être présidente », se remémore Trey Parker. « Ça voulait dire que Bill Clinton serait le premier époux. Pour nous, c’était le truc le plus ironique et cool sur lequel se concentrer. C’est dans cette direction que toute la saison se dirigeait et c’est ce qui a volé en éclats. » Car le 8 novembre 2017, à la veille de l’épisode sept de la 20e saison, Donald Trump est élu président des États-Unis. Entre l’ « énorme connard » et le « sandwich à la merde », les Américains ont fait leur choix. « Une femme peut être ce qu’elle veut, sauf Président », dit le personnage Randy Marshall.
Alors qu’il était supposé retourner à ses cours, M. Garrison garde donc sa perruque blonde. Pour montrer à leurs amis éplorés que « le Soleil se lève toujours » et que « l’eau est encore claire », Parker et Stone travaillent en urgence sur un scénario différent de celui qu’ils avaient prévu. Mais, « comme beaucoup d’entre nous », écrit le journaliste Dan Caffrey en décrivant leur travail, « ils ont l’air d’être saisis de torpeur, errant en essayant de penser à quelque chose d’utile ou – plus important – de drôle à dire. » C’est loin d’être évident. Dans l’épisode post-élection, M. Garrison visite le Pentagone. À la découverte de la salle où s’élabore la diplomatie, il s’exclame : « Oh, bon sang ! ça n’a pas l’air très drôle. »
Si South Park peine à faire recette du nouveau contexte politique, peut-être est-ce parce qu’il ressemble lui-même de plus en plus à un épisode de comédie noire et absurde. Dans la nuit qui suit l’élection présidentielle, une partie des électeurs déçus de Californie se réfugie derrière le hashtag « #Calexit » afin de prôner l’indépendance de leur État. « Avec le Calexit, il n’y a pas de mur, pas d’interdiction contre les musulmans, et pas de président Donald Trump. Rejoignez notre campagne populaire ! » invite le comité Yes California. Comme dans un épisode de la saison 9, qui voit les roux se rassembler derrière Eric Cartman, un mouvement séparatiste menace bien l’intégrité du vaste territoire américain.
Sous ses dehors sérieux, Yes California est une organisation rocambolesque à tous les étages. Fondée en 2015 sur le modèle de l’indépendantisme écossais, elle est présidée par Louis Marinelli, un New-Yorkais arrivé seulement en 2006 sur la côte Ouest. Ce militant opposé au mariage homosexuel n’y passe guère de temps puisqu’un programme d’échange international l’envoie en Russie la même année. Il y fait la rencontre d’Alexandre Ionov, créateur du « Mouvement anti-globaliste russe », qui héberge une « ambassade de Californie » fantoche depuis le 18 décembre 2016. Or, ce « mouvement socio-politique voulant assurer la pleine souveraineté des États du monde, et par-dessus tout, la souveraineté de la Russie », épouse la ligne du Kremlin.
Les partisans de Yes California disent vouloir échapper au naufrage américain : « Notre navire peut naviguer seul », déclare son cofondateur Marcus Ruiz Evans avec des accents bibliques. Le vent de panique suscité par Trump gonfle les voiles de l’arche californienne. On croirait voir l’épisode 12 de la 12e saison de South Park se rejouer à l’envers : cette fois, ce ne sont pas les Républicains de la série qui s’enferment dans un bunker en pensant échapper à l’apocalypse amenée par l’élection d’Obama, mais les Démocrates bien réels qui paniquent.
Dans ce même épisode de 2012, l’ex-gouverneure d’Alaska Sarah Palin, figure aussi conservatrice que médiatisée des Républicains, se révèle être une espionne au service du Royaume-Uni. Quatre ans plus tard, la réalité est potentiellement encore plus embarrassante pour la première puissance mondiale. L’homme qui s’assoit devant le Bureau ovale est suspecté d’avoir reçu des soutiens de l’ancien ennemi de la guerre froide, la Russie. Le spectre de Moscou ne plane plus seulement sur la Californie mais sur toute l’Amérique.
Murica
À quelques semaines du scrutin fatidique entre Trump et Clinton, en octobre 2016, le site du cybermilitant australien Julian Assange, Wikileaks, diffuse des dizaines de milliers d’e-mails privés provenant de la garde rapprochée de la candidate démocrate. À en croire un article documenté du New York Times et les enquêtes lancées par le renseignement américain, des hackers russes auraient rendu ces données accessibles à l’ONG spécialisée dans la fuite d’informations sensibles.
Représenté sous les traits d’un rat fouineur équipé d’une caméra dans l’épisode « Le Retour de Lemmiwinks » de la saison 15, en octobre 2011, Julian Assange voit les pages de sa vie s’écrire avec les ingrédients d’un polar. Depuis les petits locaux de l’ambassade d’Équateur où il est confiné afin d’échapper à une extradition vers les États-Unis, l’informaticien continue de tweeter et de donner des interviews, notamment à la chaîne publique russe RT. En mars 2017, Pamela Anderson déclare même publiquement entretenir une relation amoureuse avec lui. Le personnage qui ressemble à l’actrice américaine dans l’épisode « Chirurgie esthétique » de 1998 ne va pas jusqu’à former un couple aussi improbable…
Son ex-compagnon, Kid Rock, apparaît en 2004 dans un épisode de la saison 8. Déterminé à concurrencer le personnage en fauteuil roulant, Timmy, aux Jeux paralympiques, Cartman se lance à la recherche du chanteur qui, espère-t-il, pourra lui montrer comment feindre un handicap mental. Une caricature qui ne correspond pas tout à fait à l’image que « The Son of Detroit » a de sa propre personne. Le 12 juillet 2017, Kid Rock annonce officiellement être candidat au poste de sénateur du Michigan sous la bannière de Donald Trump, le président qui s’était moqué d’un journaliste atteint d’arthrogrypose en 2015. Comment mieux parodier un homme ne brillant pas par sa longueur de vue qu’en le sous-estimant ? En le surestimant, semble répondre la politique américaine qui, d’après l’analyste électoral américain David Byler, laisse une chance à l’artiste de remporter le scrutin en 2018.
Autre tête de turc des scénaristes, Kanye West affirme en novembre que, même s’il n’a pas voté, sa préférence va à Donald Trump. Il n’aurait pas agi autrement dans la série. Après sa rencontre avec le nouvel élu, en décembre 2016, le rappeur se justifie sur Twitter : « Il est important d’avoir une communication directe avec notre futur président si nous voulons le changement. » Alors qu’il avait déclaré en 2015 vouloir se présenter à l’élection présidentielle de 2020, Yeezus ponctue mystérieusement son message du hashtag « #2024 ». Là encore, la politique américaine offre des surprises plus étonnantes que la fiction.
La liste des événements si excessifs ou ironiques qu’ils mériteraient un épisode est longue. On peut citer « l’utilisation des ouragans Irma et Harvey par les médias pour accroître leurs audiences ; la menace croissante de guerre nucléaire favorisée par Trump et Kim Jong-un ; la prépondérance de la domotique ; les brutalités policières ; le sexisme dans la Silicon Valley et des millions d’autres choses », énumère Ted Gournelos.
South Park se rappelle à la réalité jusque dans ses aspects les plus triviaux. Alors que l’épisode « Rehash » de décembre 2014 sondait l’étrange fascination qui pousse des millions d’internautes à regarder le youtubeur PewDiePie jouer à des jeux vidéo en hurlant, celui-ci se montre sous un jour encore moins flatteur en février, puis septembre 2017. Après avoir proféré un certain nombre de blagues antisémites en plein livestream, l’homme le plus suivi de YouTube traite un adversaire de « nigger » à la rentrée. Comme Randy Marsh dans le premier épisode de la saison 11, qui emploie la même insulte devant les caméras de la roue de la fortune, PewDiePie est peut-être en train de perdre la partie. Lâché par ses sponsors, il essaye de sauver sa chaîne de la fermeture.
Une chose est sûre, le youtubeur ne se retrouvera pas dans la saison 21, pas plus que Donald Trump. « Je veux revenir aux scènes où on voit Cartman s’habiller en robot et emmerder Butters, parce que pour moi, c’est le sel de South Park », explique Trey Parker. Le co-scénariste veut mettre en scène « des gosses qui agissent comme des gosses, sont ridicules et choquants, mais pas [ressasser la question] “tu as vu ce qu’a fait Trump hier ?” parce que ça ne m’intéresse plus. »
Les tourments de l’Amérique n’ont néanmoins pas fini d’inspirer les deux compères. Dans le premier épisode de la nouvelle saison, les drapeaux confédérés brandis par les manifestants qui prennent d’assaut South Park sont identiques à ceux que tenait l’extrême-droite américaine à Charlottesville en août.
Couverture : M. Garrison fait un pâle Donald Trump. (Comedy Central)