Des débuts du jeu vidéo en France, des premières fabrications de consoles par la Société Occitane d’Électronique à la fin des années 1970 à Toulouse, aux œuvres développées par Ubi Soft ou Cryo Interactive dans les années 1990, il ne reste que peu de traces, peu d’archives. En plus de trente ans, l’industrie du jeu vidéo française a considérablement évolué, et rares sont les sociétés, présentes dans les années 1980, à encore exister aujourd’hui. Les développeurs et les éditeurs, en sombrant dans l’oubli, en se transformant, en évoluant avec le temps, ont tantôt cloisonné leurs archives, tantôt perdu voire détruit celles-ci.

ulyces-cobrasoft-01Si les documents laissés par les sociétés de jeux vidéo sont peu nombreux, des fonds existent néanmoins de manière éparse, comme les archives déposées par Cobrasoft à Dijon. Dans les locaux de la Cinémathèque de la ville, plusieurs dizaines de cartons. « Deux camionnettes ! Ce qui ne me fait pas rire, pour quand il faudra les re-déménager quand je trouverai un endroit ad hoc », confie Bertrand Brocard. « Là c’est toujours au point mort. Il reste aussi un demi garage plein à Chalon-sur-Saône. » Ces derniers contiennent de précieux documents pour l’histoire du jeu vidéo français, renseignant l’activité de l’une des sociétés d’édition des années 1980, connue notamment pour avoir édité la série des Meurtres ou HMS Cobra. De ces mêmes cartons émergent les projets oubliés, délaissés, restés inachevés, simples feuilles de brouillon regroupant quelques idées jetées à la volée sur le papier, ou dossiers complexes fourmillant de dizaines de documents graphiques. Ici, une lettre écrite à l’auteur d’une pièce de théâtre sur les Marx Brothers pour lui proposer de l’adapter en jeu vidéo, vraisemblablement restée lettre morte ; là, une ligne dans un planning suggère la mise en chantier, jamais effectuée, d’un second HMS Cobra.

Et parmi eux, une pochette orangée, sobrement intitulée « GURU ».

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Visuels préparatoires pour Guru
Crédits : Bertrand Brocard

Cobrasoft

En 1983, Bertrand Brocard, alors gérant d’une imprimerie de Chalon-sur-Saône nommée ARG Informatique, se rend à Paris pour proposer ses jeux vidéo au magasin Ellix, près de la gare du Nord. L’industrie du jeu vidéo en France telle que les livres d’histoire la connaissent n’existe pas encore, et Ellix n’est encore qu’un magasin de micro-informatique, premier importateur sur le territoire du micro-ordinateur Oric, et connu pour éditer et vendre les logiciels des jeunes programmeurs qui développent les premiers logiciels de la machine. Bertrand Brocard, ne parvenant toutefois pas à commercialiser auprès de la boutique ses créations, deux logiciels de gestion pour Oric, décide de créer sa propre structure d’édition à partir du point de vente qu’il possède déjà. Quelques temps plus tard, Brocard adopte, pour désigner l’activité d’édition, le nom de Cobrasoft.

Cobrasoft se démarquera tout au long des années 1980 par l’originalité de ses logiciels. Bertrand Brocard y est rejoint par Gilles Bertin, son associé, puis, entre autres par Roland Morla, programmeur sur HMS Cobra ; de nombreux auteurs locaux par ailleurs viennent proposer à Cobrasoft leurs logiciels. De fil en aiguille, l’activité de la société va attirer l’attention de la presse spécialisée, puis d’Infogrames, éditeur créé à Lyon par Bruno Bonnell. Tout au long des années 1980, Infogrames rachète des sociétés, des marques, ou s’y associe, pour former une entité complexe, une « galaxie » de studios, allant de Carraz Editions, éditeur de jeux éducatifs, à Ère Informatique et ses jeux de science-fiction comme Extase ou L’Arche du Captain Blood. En 1986, Infogrames rachète la marque Cobrasoft ; lorsque cette galaxie Infogrames éclate à la fin des années 1980, l’équipe de Bertrand Brocard est intégrée dans la société lyonnaise. Les projets vont alors changer d’échelle, l’ancienne structure de Cobrasoft étant amenée à travailler sur des jeux requérant davantage de moyens techniques, comme International Tennis Open, premier jeu réalisé pour le CD-i de Philips en 1992.

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Brocard, à gauche, et son équipe
Crédits : Bertrand Brocard

La fin des années 1980 voit ainsi l’abandon de plusieurs projets sur les rails, à divers états d’avancement. Un planning rapidement ébauché et retrouvé dans les archives, au fond d’un autre carton sur lequel était inscrit « Administration » au marqueur, annonce ainsi la réalisation de Guru pour le mois de mai 1989, avec l’aide de Roland Morla à la programmation, tombant alors dans une période de bouleversement de l’activité de la société. Ceci explique probablement pourquoi Guru est resté à l’état d’ébauche, d’idée mise sur le papier. Dans la pochette orange portant le nom du projet, on trouve des notes de brouillon jetées à la volée sur des feuilles de carnet, des ébauches de scénarios et de gameplay, quelques artworks, de la documentation de recherche rassemblée en sous-dossiers, des éléments de planning, permettant vaille que vaille d’y lire une trame, un scénario, des éléments de game design. Guru, tel qu’il devait être conçu, apparaît comme un shoot’em up, dont l’univers se situe entre histoire de l’informatique et mythologie indienne – les artworks du jeu laissent entrevoir plusieurs niveaux, ainsi que différents boss fights.

Le travail mené par Bertrand Brocard fait écho au souci du détail de Cobrasoft. Au sein de la documentation rassemblée, les photocopies d’un dossier consacré au shoot’em up et réalisé par Tilt, premier magazine français dédié au jeu vidéo, renvoient à cette volonté d’appréhender un genre de jeu vidéo très éloigné de ce que fait Cobrasoft à l’époque. Plusieurs notes manuscrites évoquent par ailleurs 1942, shoot’em up réalisé sur arcade par Capcom en 1984, et porté par la suite sur de nombreuses machines. Des rares images retrouvées au sein des archives se dessine ici un jeu de tir vertical, assez classique a priori dans sa forme – même si les idées évoquées dans les brouillons apparaissent nombreuses et diverses.

Dans Meurtres en série, le joueur doit briser une tablette d’argile pour y trouver un microfilm.

Il est complexe de reconstituer le projet d’un auteur à partir d’une série de documents, renvoyant par ailleurs à un travail inachevé. Par rapport à un jeu terminé, édité, circonscrire les idées volatiles et les éléments pertinents, déterminer à quoi aurait pu ressembler Guru relève de l’exercice d’imagination, de prospective. Les documents se contredisent parfois, les pistes de réflexions et de brouillon se diffusent dans différentes directions, faisant cohabiter en un plusieurs jeux vidéo différents, plusieurs Guru. Mais ressortent de ces documents une forte volonté d’innovation, innovation dont Cobrasoft est coutumière.

L’une des spécialités de la société est le travail sur la matérialité du jeu vidéo. En 1987, Turlogh le rôdeur est commercialisé avec une bande-dessinée dont vous êtes le héros ; un an plus tard, il en sera de même pour l’adaptation en jeu vidéo de La Marque jaune. HMS Cobra, sorti en 1986, comprend divers éléments de jeux de plateau : les publicités pour le jeu évoquent ainsi un plotter-desk, une carte stratégique, ou encore une règle permettant de tracer sur la carte des routes que le joueur peut emprunter. Mais c’est surtout avec la série des Meurtres, véritable ancêtre du jeu vidéo pervasif que développera dans les décennies suivantes l’éditeur français Lexis Numérique avec In Memoriam et Alt-Minds, que Cobrasoft laisse sa trace dans l’histoire du jeu vidéo français.

Dans cette série, le joueur doit résoudre plusieurs affaires de meurtres en retrouvant des indices et en interrogeant des témoins, le tout en résolvant des énigmes parfois ardues, et nécessitant bien souvent de réaliser des recherches hors du cadre du jeu – ainsi, lorsque Meurtre à grande vitesse requiert pour le joueur de connaître le poids d’un moteur de TGV. Mais c’est surtout avec Meurtres en série et Meurtres sur l’Atlantique que la série de jeux se met à se jouer de la matérialité du jeu vidéo. Au sein des packagings sont ainsi commercialisés des indices réels, que le joueur peut utiliser, doit manipuler jusqu’à leur limite afin de résoudre les énigmes auxquelles il fait face. Dans Meurtres sur l’Atlantique, c’est un message en braille que le joueur peut ainsi déchiffrer ; dans Meurtres en série, c’est une tablette d’argile qu’il doit briser pour y trouver un microfilm. Alors que le jeu acquiert une matérialité inédite, le temps du jeu se décale, du temps devant l’écran à celui que le joueur va passer à effectuer des recherches, manipuler des indices et prendre des notes.

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Une publicité d’époque
Crédits : Bertrand Brocard

Cette notion d’innovation, on la retrouve lorsque Bertrand Brocard, dans un brouillon, fait coïncider l’acronyme G.U.R.U. avec « Games Universe Research Unit », « Unité de Recherche dans l’Univers du Jeu » ; et de préciser plus bas qu’il parle de recherche au sens scientifique du terme, de recherche en matière de game design. Guru renvoie alors à la manière dont Cobrasoft réfléchit sur le jeu vidéo, sur sa forme et sa matérialité, en jouant avec le medium lui-même, en ne cessant de le mettre en abîme. Ce travail sur l’acronyme a toutefois été effectué, semble-t-il, après une première réflexion sur le nom du jeu : avant le G.U.R.U., on trouve le Gourou, plus précisément le Gourou de l’informatique.

Guru

Pour résoudre une des énigmes de Meurtres sur l’Atlantique, décoder un message chiffré retrouvé sur une feuille de papier, le joueur est supposé écrire un programme informatique capable de casser le code. On imagine mal aujourd’hui un jeu vidéo nous demander de programmer un logiciel pour trouver une solution à une énigme – mais comme le rappelle Bertrand Brocard, rencontré dans le sous-bassement du campus de Dijon où sont stockées les archives, et volubile pour évoquer ses créations et mettre en valeur ses archives : à l’époque de la sortie du jeu, « tout le monde programme ».

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Un des nombreux artefacts de Cobrasoft
Crédits : Bertrand Brocard

L’histoire du jeu vidéo en France – et en Europe par extension – est indissociable de l’histoire de la micro-informatique. Ce que Mathieu Triclot appelle dans Philosophie des jeux vidéo des « cultures autochtones du jeu » correspond à autant de scènes vidéo-ludiques qui se développent dans les pays européens, autour de machines anglaises comme le Spectrum ou l’Oric, ou américaines comme le Commodore 64. En France, c’est en septembre 1977 qu’arrive sur le territoire l’Apple II, première machine grand public, et bien vite suivie par le TI99/4A de Texas Instruments et le PET de Commodore.

L’Ordinateur individuel, premier magazine français dédié à la micro-informatique, traduit dès 1978 l’engouement pour ce nouvel objet qu’est l’ordinateur, et cette nouvelle discipline qu’est la programmation. Dans son éditorial du neuvième numéro, à l’été 1979, Jean-Pierre Nizard, éditeur de la revue, s’empare de la question du jeu vidéo. Nizard fait du jeu vidéo le « cheval de Troie » de la micro-informatique, l’occupation qui amène le public vers le micro-ordinateur, qui va les faire se prendre d’intérêt pour cet objet, et qui va les pousser, assez vite, à cesser d’utiliser les jeux vendus avec les machines ou achetés dans le commerce pour développer leurs propres programmes. La programmation est alors décrite comme un jeu en elle-même, comme l’activité vers laquelle doit tendre l’usage du micro-ordinateur personnel. Le langage BASIC, ou plutôt la multitude de BASIC existant dans les années 1980, fait écho à cette accessibilité qu’est l’activité de programmation à l’époque.

Difficile de mesurer l’impact de l’édito de Nizard sur le public de l’époque – mais force est de constater que l’utilisation d’un micro-ordinateur au début des années 1980 est pour beaucoup affaire de programmation, de découverte de la machine. Cette fascination pour la machine, on la retrouve dans le jeu vidéo des années 1980, très rapidement, via des procédés de mise en abîme. Aux États-Unis, Activision réalise en 1985 Hacker, où le joueur doit pénétrer dans un système informatique. En France, Ère Informatique avec Extase et Froggy Software avec La femme qui n’aimait pas les ordinateurs mettent très vite en abîme l’objet informatique dans leurs jeux vidéo.

Guru n’est pas en reste. Les brouillons suggèrent différentes pistes, différents scénarios qui se chevauchent, se contredisent parfois, faisant du travail sur les archives une véritable partie de Livre dont vous êtes le héros : selon la lecture qu’on apporte au document, selon la pertinence qu’on donne à telle idée mentionnée par Brocard, ou telle suggestion griffonnée sur une feuille, le jeu se transforme. L’objectif du joueur est de sauver des programmes de jeux – les classiques du jeu vidéo en l’occurrence – des virus qui les attaquent : en permanence, l’action semble se déplacer entre des prototypes de Pong, de Pac-Man et de Snake d’une part, et entre la partie shoot’em up, où le vaisseau du joueur se bat contre des virus qui menacent de dévorer les différents codes informatiques. Dans un autre scénario possible, c’est une lutte qui s’engage contre Buggor, Némésis du programmeur, qui kidnappe les sprites qui sont à sa disposition pour programmer et les enferme dans des cages.

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Guru n’aura jamais vu le jour
Crédits : Bertrand Brocard

À terme, en sauvant plusieurs programmes emblématiques de l’histoire du jeu vidéo, en exterminant les virus qui s’attaquent aux morceaux de code, c’est l’histoire du jeu vidéo que le joueur préserve, contribuant à « construire le plus beau futur » possible d’après un brouillon. Les attaques des virus peuvent cependant avoir des conséquences imprévisibles : inversion des commandes du joueur, transformation de l’IA des alliés, disparition de certains éléments à l’écran… Plusieurs idées, non-formalisées, surgissent encore de certains papiers, comme cette suggestion de laisser le joueur programmer ses propres armes pour lutter contre le virus, poursuivant le procédé de mise en abîme.

Mais plus qu’un jeu réfléchissant sur le processus de programmation, Guru est une évocation de l’histoire de l’informatique et du jeu vidéo. Les différents textes d’introduction rédigés pour présenter le jeu renvoient ainsi au continent américain, à Pong réalisé en 1972, ou encore à la création de l’Apple I. Le premier niveau du jeu est à ce titre un garage, ce lieu mythique de l’histoire de la micro-informatique, comme espace d’expérimentation et de construction des premières machines destinées au grand public : c’est le lieu originel, celui où les premiers bidouillages, les premières manipulations de micro-ordinateurs ont été effectués.

Qu’a alors à faire l’Inde dans tout cela ? Un des artworks retrouvés dans les archives de Cobrasoft met en évidence une immense statue de Vishnou devant une toile de fond où sont accrochés, pêle-mêle, disquettes de jeux, écrans de micro-ordinateurs et micro-processeurs. Ce syncrétisme improbable entre hindouisme et micro-informatique est en réalité une référence au voyage en Inde effectué par Steve Jobs en 1974, part constituante de la mythologie développée autour de l’ancien dirigeant d’Apple, qu’on a souvent pu décrire comme un véritable « gourou de l’informatique, le terme utilisé à l’époque par les médias pour parler de Steve Jobs ou de Bill Gates », rembobine Bertrand Brocard. À son retour, Steve Jobs travaillera notamment chez Atari avec Steve Wozniak – ils développent la borne d’arcade de Breakout – et tous deux fréquentent le Homebrew Computer Club, l’un des principaux clubs de hackers de la période.

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Le jeu de stratégie était livré avec un plotter desk
Crédits : Bertrand Brocard

Il est intéressant de voir de quelle manière Cobrasoft, l’un des premiers, entretient une réflexion sur l’histoire du jeu vidéo, dont il est déjà l’une des composantes. Les réflexions historiques sont rares dans le domaine et font écho à ce secteur « sans mémoire », pour reprendre l’expression du chercheur français Alexis Blanchet, qu’est l’industrie du jeu vidéo. Bertrand Brocard est l’un des rares membres de l’industrie à réfléchir sur son passé, comme en témoignent d’autres documents retrouvés dans les archives : en l’occurrence, plusieurs essais visant à écrire une histoire de l’informatique et du jeu vidéo, par le prisme de l’activité de Cobrasoft – le dépôt des archives à Chalon-sur-Saône, mais également la page Facebook qu’entretient Bertrand Brocard pour témoigner de ses activités passées, en sont d’autres exemples.

Somme toute, il est possible de prendre le travail ici effectué par Cobrasoft comme la continuité de ce que réalise la société en matière de jeux vidéo. Pour de nombreuses créations du studio de développement bourguignon, le travail de recherche est indispensable au développement des jeux, et les archives fourmillent de livres, de photocopies d’articles, de prises de notes diverses. Le paquebot sur lequel se déroule l’intrigue de Meurtres sur l’Atlantique, le Bourgogne, est ainsi une copie conforme du Normandie, et des extraits de la correspondance de Bertrand Brocard témoignent du travail de recherche effectué. Dans le cas de Guru également, les documents de travail sont nombreux : articles de presse sur les virus et les pirates informatiques, photocopies de page d’encyclopédie sur l’hindouisme et la signification des gestes du Bouddha, documents sur la vie de Steve Jobs, et bien sûr revue de presse sur les shoot’em up.

Néanmoins, le réalisme historique qu’on aurait pu prêter à l’œuvre en prend un coup, quand, à côté du garage où Jobs et Wozniak auraient développé l’Apple I, Bertrand Brocard suggère qu’on gare les voitures du Crazy Cars de Titus, jeu réalisé en 1987, presque vingt ans après la naissance de l’Apple I.

1980’s

Comme tout objet historique, si récent soit-il, le jeu vidéo connaît plusieurs débats scientifiques et historiographiques : il n’existe pas une histoire du jeu vidéo qui apparaîtrait comme véritable, mais plusieurs histoires de l’industrie, du medium artistique ou du produit commercial qu’est le jeu vidéo, et qui se construisent avec le temps.

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Livré dans une boîte en bois, le logiciel Meurtres en Série était accompagné, comme les autres titres de la série, de dizaines de pièces à conviction et d’indices réels.
Crédits : Bertrand Brocard

En France, dans les années 1980 et 1990, rares sont encore les publications sur le jeu vidéo : outre un ouvrage de Christian Gros et Rémy Pernelet en 1983, il faut attendre 1993 pour que les frères Alain et Frédéric Le Diberder écrivent Qui a peur des jeux vidéo ? Aux États-Unis sort en 2001 The Ultimate History of Videogames de Stephen L. Kent, s’accompagnant de toute une série d’ouvrages racontant l’histoire du jeu vidéo, comme Phoenix: the fall and rise of videogames de Leonard Hermann, ou les travaux de David Schell sur Nintendo.

La majorité de ces publications se distinguent de fait par leur fort américano-centrisme. Un élément des différents récits historiques effectués en témoigne : l’importance donnée au krach de l’industrie en 1983, dont l’adaptation en jeu vidéo d’E.T. par Atari est le symbole. Pendant deux ans, et jusqu’à l’arrivée de la NES sur le territoire américain, l’industrie du jeu vidéo semble s’arrêter de fonctionner, et la production mondiale cesse.

Florent Gorges, dans le troisième volume de son Histoire de Nintendo, rappelle à quel point la réalité est toute autre, si on se place du point de vue d’un autre continent – au Japon, 1983 voit ainsi la sortie de la NES. En France, 1983 est l’année de la naissance d’une large partie de l’industrie : Cobrasoft, Loriciels, Infogrames, Innelec, Ère Informatique sont quelques-unes des nombreuses sociétés de développement, d’édition, de distribution à naître à cette époque, alors que Tilt, premier magazine français dédié au jeu vidéo, est apparu à l’automne 1982.

L’histoire du jeu vidéo et de la micro-informatique que Bertrand Brocard met en avant dans Guru conjugue tout autant les hagiographies américaines qui sont très vite réalisées des pionniers de la micro-informatique, que le portrait, au plus près, des premiers éditeurs de jeux vidéo français. Dès 1982 en France, de nombreuses boutiques de micro-informatique éditent des jeux vidéo développés par des usagers dans les boutiques mêmes. Le co-gérant d’Ellix, l’une des plus importantes de ces boutiques, n’est autre que Laurant Weill, qui en 1983 fonde Loriciels, l’un des principaux éditeurs français des années 1980.

La décennie voit alors le développement d’une activité multiple, d’un véritable fourmillement créatif. Loriciels apparaît comme une véritable pépinière de créateurs, qui pour plusieurs fondent leurs propres sociétés – André et Louis-Marie Rocques, pour le second développeur de L’Aigle d’or, un des premiers best-sellers du jeu vidéo en France, créent ainsi Silmarils, et Elliot Grassiano et Patrick Le Nestour fondent Microïds. Ubi Soft, Coktel Vision réalisent leurs premiers jeux vidéo. Le lancement du Plan Informatique pour tous voit de nombreux éditeurs se lancer dans le logiciel de jeu éducatif – si les machines de Thomson remportent l’essentiel du marché, plusieurs autres constructeurs développent par ailleurs une activité autour du micro-ordinateur éducatif, comme Exelvision à Sophia-Antipolis. Beaucoup plus isolée et éclatée, la scène Apple II existe néanmoins en France, et la presse de l’époque chante les louanges des jeux de Froggy Software et de la Compagnie Informatique Ludique. Dans la galaxie de sociétés gravitant autour d’Infogrames enfin, la diversité est de mise.

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Loriciels vous souhaite une bonne année 1990
Crédits : Bertrand Brocard

Ici encore, les brouillons présents dans Guru nous renvoient à cette diversité de création, ainsi lorsque Bertrand Brocard suggère de représenter à côté du mythique garage américain les véhicules de plusieurs jeux de voitures français, ceux développés par Loriciels et Titus (dont Crazy Cars) ; ailleurs, c’est une référence à L’Arche du Captain Blood, le grand jeu d’Ère Informatique, que l’on trouve.

En arrière-plan, c’est l’histoire du jeu vidéo français qui se dessine, et dont les premiers pionniers, les premières figures commencent à apparaître. Des noms comme ceux de Steve Jobs pour Apple, Nolan Bushnell pour Atari, font leur entrée très tôt dans la presse spécialisée, acquièrent une présence médiatique importante, suivant la réputation de leurs machines. Ces différentes personnalités sont connues et reconnues pour leur talent : en 1983, Christian Gros et Rémi Pernelet dressent dans Jeux vidéo un portrait enthousiaste de Bushnell, attendant avec impatience son retour sur le marché du jeu vidéo.

L’histoire du jeu vidéo est encore mal connue, et passe pour beaucoup par des récits biographiques, qui vont mettre en avant de grandes figures de l’industrie : c’est encore le cas aujourd’hui, lorsque Daniel Ichbiah, dans La Saga des jeux vidéo, retrace leur histoire par l’intermédiaire de la figure de Philippe Uhlrich, fondateur d’Ère Informatique et Cryo Interactive. Les portraits, mais également les paroles des pionniers abondent dans les travaux historiques sur le medium, dans les ouvrages grands publics qui paraissent régulièrement, mais également dans des documentaires, comme le récent Indie Game: the Movie qui se focalise sur la figure de quatre développeurs indépendants américains et canadiens. En filigrane des documents de production de Guru, ce sont ces portraits, ces histoires individuelles qui se dessinent, et qui déjà composent l’histoire du jeu vidéo.

Guru nous éclaire sur la manière dont cette histoire a pu se construire, sur ce qui va apparaître central, à la fin des années 1980, à un petit studio de jeux vidéo de l’est de la France. Ce qui n’aurait pu être qu’une simple idée de jeu non réalisé parmi tant d’autres devient un témoignage éclairant sur l’histoire du jeu vidéo en France, de même que sur l’activité d’un des studios les plus innovants de la décennie 1980, une époque où tout restait encore à inventer, et sur laquelle tout reste encore à écrire.

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Couverture : Préparation de l’exposition Cobrasoft, par Bertrand Brocard.