En 1999, le jeu vidéo voyait naître en Europe plusieurs titres voués à devenir des classiques, comme Metal Gear Solid, Silent Hill, Pokémon ou Final Fantasy VIII. Mais à l’époque, celui qui faisait le plus envie, celui qui débordait d’ambitions et de promesses, s’appelait Outcast. Outcast : un jeu PC réalisé par un studio inconnu au bataillon nommé Appeal. Le jeu avait reçu à l’époque un incroyable plébiscite critique, avec un 19/20 sur Jeuxvideo.com ainsi qu’un 93/100 dans le magazine Joystick. Et pourtant, il ne s’est écoulé qu’à 400 000 exemplaires à travers le monde. Les raisons qui expliquent ce semi-échec sont nombreuses : trop original dans son approche, trop à la marge des canons technologiques de ses contemporains, trop confidentiel aussi…
Outcast reste un aboutissement, le point d’orgue d’une carrière démarrée dans les années 1980 sur Texas Instrument.
Aujourd’hui, Outcast relève presque de la légende urbaine, un mythe qui prétend qu’au crépuscule du deuxième millénaire, trois Belges nommés Yves Grolet, Yann Robert et Franck Sauer ont sorti un jeu quinze ans trop tôt. Cela dit, pour Franck, Outcast reste un aboutissement, le point d’orgue d’une carrière démarrée dans les années 1980 sur Texas Instrument Ti-99/4a. « Mes premières réalisations étaient des images animées avec quelques sons. Je dessinais sur papier millimétré et reportais en hexadécimal la valeur des pixels qui étaient ensuite encodés. C’était fastidieux, mais tellement gratifiant quand le résultat apparaissait à l’écran. » Encore sur les bancs de l’école, il fait la connaissance d’Yves Grolet avec qui il met au point son premier jeu. Il s’appelle No : Never Outside, « un jeu d’aventure graphique avec une interface à icônes. Nous avons mis trois ans à le développer car nous le faisions le soir après les cours. Quand il est sorti, nous étions contents du résultat mais déçus des ventes. N’empêche que ce jeu a été notre ticket d’entrée dans l’industrie. »
Un trio à l’œuvre
Embauchés par Ubisoft en Bretagne, Franck et Yves rencontrent Yann Robert, le troisième larron de leur odyssée commune. Après avoir signé Unreal sur Amiga, le trio s’émancipe et fonde Art & Magic. « Une aventure extraordinaire, l’histoire d’une bande de gamins qui veut se lancer dans le développement d’une machine d’arcade et de plusieurs jeux. » Le projet principal s’appelle Spellsinger. Il ne verra jamais le jour. « Le déclin de l’arcade s’est rapidement fait sentir et l’obsolescence de notre hardware n’a pas aidé… » Les trois amis quittent Art & Magic et réfléchissent à de nouvelles orientations. L’arcade, c’est fini. L’avenir réside dans le jeu PC.
La décision est prise de fonder Appeal. Une société coordonnée par le trio et basée en Belgique. C’est à cette époque que les premières esquisses d’Outcast se dessinent. « L’idée a germé dans nos têtes quand nous étions encore chez Art & Magic. Nous voulions créer un jeu d’infiltration dans les cartels de la drogue en Amérique du Sud et réfléchissions à l’utilisation de la technologie Voxel pour le rendu du jeu. » Le Voxel (pour Volumetric Pixel), Franck y croit énormément. Il estime que c’est la solution parfaite pour développer un jeu en monde ouvert avec des décors originaux. « Les premiers jeux polygonaux ne permettaient de dessiner que quelques centaines de polygones à l’écran. C’est pour cela que la grande majorité des jeux étaient en intérieur, comme Quake, par exemple, et constitués de corridors. Nous voulions des mondes ouverts avec un niveau de détails convaincant. Le Voxel était la seule technique qui permettait de le faire. »
Yves Grolet consacre alors une grande partie de son temps à expérimenter la méthode Voxel, tout en écrivant le scénario et en affinant l’intelligence artificielle des personnages. Yann s’occupe des animations, ainsi que du rendu des ombres et de l’eau, aspect qui deviendra l’une des vitrines du futur Outcast. De son côté, Franck ébauche la direction artistique du projet, imagine des décors, des protagonistes et réfléchit même à la musique.
~
L’action du jeu prend place en 2007. Autrement dit, dans le futur. Comme dans Half-Life, sorti un an plus tôt, une société américaine a trouvé le moyen d’ouvrir une brèche spatio-temporelle vers un autre monde. Bien sûr, l’expérience ne se déroule pas comme prévu, puisqu’un trou noir fait son apparition et menace d’engloutir la Terre. Pour sauver le monde, l’armée américaine décide d’envoyer trois scientifiques sur Adelpha (le monde parallèle) afin d’enquêter sur cette distorsion. Ils sont accompagnés d’un soldat, Cutter Slade, sorte de croisement entre Bruce Willis et Ron Perlman. C’est le héros du jeu. Lorsqu’il arrive sur Adelpha, Cutter est seul. Il n’y a aucune trace des scientifiques qu’il est censé protéger. En revanche, la population alien, les Talans, l’accueille comme un messie. On l’appelle « Ulukaï », celui qui, selon la prophétie, sauvera Adelpha. Le monde est divisé en six régions entre lesquelles il est possible de voyager en se servant des Doakas, des portes dimensionnelles semblables à celles visibles dans Stargate. Pour Cutter, la mission prend vite des allures d’odyssée homérique. Il doit retrouver ses compagnons, sauver la Terre, porter secours aux Talans tout en endossant le rôle messianique qu’on lui impose à chaque instant.
Désireux de rééditer un succès du niveau de Alone in the Dark, l’entreprise mise beaucoup sur Outcast.
Très vite, le projet prend de l’ampleur et gagne en ambition. Au point qu’il faut chercher des partenaires et un éditeur. Le premier choix s’appelle évidemment Ubisoft. « Nous sommes allés à Paris avec un prototype et quelques concepts de créatures. Je pense qu’Ubisoft aurait souhaité en voir plus au niveau du gameplay, mais il n’y avait rien de fonctionnel à ce moment-là. Ils n’ont pas saisi la valeur ajoutée de notre prototype. » C’est tout le contraire chez Infogrames. Désireux de rééditer un succès du niveau de Alone in the Dark, l’entreprise mise beaucoup sur Outcast. « Cela s’est passé très vite. Après deux réunions, nous sommes repartis avec un chèque de 150 000 euros signé par le PDG qui nous a avoué que c’était la première fois de sa vie qu’il faisait un truc pareil. »
Cette solide manne financière en poche, le trio embauche de nombreux développeurs. Essentiellement des gens rencontrés chez Art & Magic, mais aussi Douglas Freese, qui officiera à la fois en tant que scénariste, programmeur et designer. La troupe s’installe dans de nouveaux locaux à Namur. Appeal prend une autre dimension, le développement d’Outcast passe à la vitesse supérieure.
Promesses et contre-temps
En 1997, le jeu se dévoile pour la première fois lors du salon de l’Electronic Entertainment Expo (E3). « Nous n’étions pas sur le salon mais sur le stand business de l’éditeur. Nous avions mis en place une mini-quête pour montrer ce à quoi ressemblerait le jeu final. Il y avait déjà l’eau interactive, qui a fait sensation. Si bien qu’à la fin du salon, avec le bouche à oreille, les autres développeurs faisaient la queue pour voir Outcast. » La rumeur enfle rapidement et on entend de plus en plus parler de cette petite société belge qui échafaude un titre incroyable. « Une fois le premier prototype terminé, nous avons commencé à travailler sur le scénario. À cause des contraintes liées au Voxel, nous avons placé l’aventure sur une planète alien. » On est loin de l’Amérique du Sud prévue initialement. « Yves a commencé à lire des bouquins sur la physique quantique et la théorie des cordes. C’est comme cela que le monde d’Adelpha et le scénario de base sont nés. Douglas a ensuite repris le flambeau pour détailler l’histoire de chaque quête et approfondir les relations entre les personnages. »
Franck essaie quant à lui de dessiner un « univers vivant et crédible ». Fan de science-fiction depuis toujours, le développeur belge s’inspire des références de son époque. Stargate, de Roland Emmerich, est sorti en 1995. Outcast en reprend certains aspects, à commencer par ses portails dimensionnels. « On a même utilisé temporairement la musique du film avant d’avoir notre propre bande originale. J’ai toujours été plus influencé par le cinéma que par les autres jeux. Dans Outcast, il y a aussi une référence à Indiana Jones avec une grosse boule qui roule, et le thème principal de Star Wars mal joué par un personnage musicien. » Les mois passent et le projet s’affine. Mais pas assez vite aux yeux de l’éditeur, qui commence à montrer des signes d’inquiétude.
Pour rentabiliser l’investissement, les dirigeants d’Infogrames demandent à Appeal de réaliser dans l’urgence un jeu de moindre ampleur. Il s’agit de No Respect. « Infogrames voulait éprouver la technologie Voxel sur un projet plus petit. C’est toujours la même histoire… Le producteur s’engage d’abord, puis il panique et demande un résultat intermédiaire. » Dos au mur, Franck et ses collèges obtempèrent. Une équipe B est constituée pour mettre au point un jeu multijoueur « où des vaisseaux s’affrontent dans une arène. Le jeu en solo était peut-être un peu fade et limité du point de vue de la durée de vie, mais le multi était vraiment fun. » Finalement, Outcast sortira en juin 1999, soit près de quatre ans après ses premiers croquis.
« Tout aurait probablement été différent si Infogrames ne nous avait pas poussés à créer No Respect, ce qui a eu pour effet de retarder d’environ un an la sortie d’Outcast. » Encore aujourd’hui, Franck Sauer est amer. Il faut dire que son jeu, le projet qu’il a porté pendant tant d’années, a connu un lancement compliqué, à des années-lumière de l’engouement escompté. Déjà car à l’E3 1999, quelques jours avant la commercialisation d’Outcast, le jeu est relégué au second plan par la branche américaine de son éditeur. « Il y avait des guerres internes importantes, et les Américains d’Infogrames mettaient leurs propres titres en avant, au détriment du nôtre. Cela explique les très faibles ventes en Amérique du Nord, avec seulement 50 000 exemplaires distribués. » Dans le reste du monde, le bilan n’est pas si calamiteux mais demeure bien en deçà des prévisions. Un peu plus de 400 000 copies du jeu trouvent preneur, alors qu’Infogrames visait le million.
Jusqu’au dégoût
Pour les développeurs belges, c’est la douche froide. « Personnellement, j’étais épuisé et déçu, mais en même temps soulagé que ce soit enfin terminé. Aujourd’hui, je ne regrette rien, mais je me souviens avoir bouffé du Outcast à en être dégoûté. Je ne ne voulais plus en entendre parler après sa sortie. Je pense qu’on a parfois du mal à imaginer ce que cela représente de travailler quatre ans sur un même projet. C’est un vrai morceau de vie qu’on y consacre. »
C’est tout le paradoxe de la technologie Voxel. D’un côté, elle a offert une identité unique et originale à Outcast. De l’autre, elle a exclu d’office une grosse partie du marché.
Si les joueurs ayant investi dans le jeu ne le regrettent pas et louent le travail effectué par le studio Appeal, d’autres clients potentiels ne peuvent tout simplement pas jouer à Outcast, faute de posséder le matériel adéquat. « En voyant que les cartes 3D arrivaient, nous avons passé le jeu de 256 à 16 millions de couleurs durant la dernière année de production pour améliorer la qualité graphique. Cela a eu pour conséquence de nécessiter un très gros processeur central pour faire tourner le jeu correctement. Beaucoup se sont arrêtés à cela, sans voir la valeur du jeu lui-même, au-delà du rendu. » C’est tout le paradoxe de la technologie Voxel. D’un côté, elle a offert une identité unique et originale à Outcast. De l’autre, elle a exclu d’office une grosse partie du marché. Et cela, Appeal ne l’avait pas forcément vu venir. « Nous n’avions pas pleinement conscience des contraintes que le moteur nous imposerait. Avec les technologies actuelles, on aurait un bien meilleur résultat, plus crédible et plus esthétique. C’est vrai que dans Outcast, le héros donne l’impression de courir avec un balai dans le derrière… »
Une communication ratée aux États-Unis conjuguée à une configuration trop gourmande pour de nombreux PC, cela suffirait déjà à planter de nombreux projets. Mais Outcast était peut-être trop marginal, tout simplement, aussi bien sur la forme que sur le fond. Dans ce jeu, il y a des dialogues à choix multiples où le héros peut en apprendre plus sur le monde d’Adelpha en interrogeant ses habitants. Il y a aussi différents mondes ouverts qu’on peut explorer à l’envi, sans but ni objectif précis. Si on ajoute à cela un scénario très orienté blockbuster hollywoodien et des phases d’action à base de fusillades, on obtient en fait la recette classique et lucrative d’un jeu vidéo… en 2014. Mais pas en 1999. « Une grande partie du public n’était probablement pas prête », admet Franck Sauer. Infogrames décide alors de prendre les choses en main, en poussant Appeal à se lancer sur Outcast 2 : The Lost Paradise. « Nous avons signé un contrat pour produire une suite à la fois sur PlayStation 2 et PC. Le marketing et l’éditeur ont décrété que les joueurs console voulaient plus d’action et moins d’aventure. C’est à ce moment-là que les difficultés ont commencé. »
Yves Grolet quitte illico la société pour monter une nouvelle boîte et créer des jeux dédiés à la Xbox. Quelques mois plus tard, l’action en bourse d’Infogrames s’effondre. « De 7 millions d’euros de budget pour Outcast 2, on est passés à 5, puis à 3, avant un arrêt complet des ressources financières. » En 2001, Appeal dépose le bilan après avoir vainement mis au point, en désespoir de cause, un prototype d’un jeu Tintin. Officiellement, c’est à cette date que la licence Outcast est passée à la postérité, même si le jeu original est aujourd’hui accessible sur Gog.com pour 5,99 dollars.
Mais Franck Sauer et ses acolytes ont beau avoir tracé leur route et travaillé sur plein d’autres projets au fil des années, ils n’ont jamais oublié Outcast, ni totalement fait leur deuil. « Avec la technologie adéquate et quelques remaniements au niveau des contrôles et du rythme de jeu, Outcast tiendrait complètement la route aujourd’hui », affirme Franck. En juillet 2013, le trio se réunit et rachète les droits et la propriété intellectuelle d’Outcast, jusque-là dans le giron d’Atari. On s’en doute, les développeurs n’ont pas racheté cette marque par pur sentimentalisme. Ils ont une idée derrière la tête. « Nous avons fait le tour des éditeurs pour voir quelles étaient les possibilités de développement autour de notre licence. Malheureusement, bien que nous ayons eu des offres d’éditeurs importants, elles étaient accompagnées de conditions que nous n’étions plus prêts à accepter. »
Le remake d’Outcast, s’il voit le jour, sera donc indépendant et en partie financé par la communauté. Autrement dit, « les fans du jeu et ceux qui n’ont pas eu l’occasion de connaître ce morceau d’histoire du jeu vidéo ». Un remake représenterait donc, pour Franck et ses acolytes de toujours, l’occasion d’approfondir leur mythologie fétiche à l’aune des nouvelles technologies. Et accessoirement d’obtenir le succès commercial qui, ils en sont convaincus, leur a injustement échappé au siècle dernier. « Nous avons toujours pensé qu’Outcast avait un potentiel latent, inexploité. » La première campagne Kickstarter d’Outcast Reboot HD a démarré le 7 avril dernier. Hélas, le projet a récolté un peu moins de 270 000 euros sur les 600 000 espérés.
Adapté de l’article « La drôle d’histoire d’Outcast : le manque de pot belge », publié dans le magazine JV numéro 7.
Couverture : Un paysage d’Adelpha issu d’Outcast Reboot HD.