La Rome Antique avait son Colisée, Constantinople son hippodrome. Et Moscou, surnommée la « Troisième Rome » pendant cinq siècles, son stade Loujniki. Pour les citoyens de ces civilisations disparues, ces arènes étaient le cœur même de la société, un endroit où ils pouvaient communier avec leurs empereurs. Dans les années 1950, les Moscovites profitaient des matchs de football qui se déroulaient dans le stade Lénine pour faire face à l’élite de l’Union soviétique et manifester leur opposition. La rébellion des esclaves gladiateurs dirigée par Spartacus dans la Rome antique au Ier siècle av. J.C – les frères Starostin ont baptisé leur club en 1935 en hommage à cet événement – et les courses de char sous l’empire byzantin, avec le soulèvement populaire de Constantinople en 532, sont considérées par les historiens comme des tournants majeurs dans l’histoire du monde occidental. Malgré la reconnaissance des exploits des athlètes soviétiques sur la scène internationale, la portée de la résistance populaire incarnée par le Spartak Moscou pendant plusieurs décennies, véritable cœur social de la capitale soviétique dont les tribunes du stade ont été baptisées en l’honneur du père du socialisme russe, reste trop souvent ignorée.
L’hostilité à l’endroit des institutions et de la commercialisation à outrance de ce sport populaire avait trouvé son écho dans les stades russes.
Supporter le Spartak Moscou était une forme de protestation collective contre la partialité bureaucratique et l’élitisme qui rongeaient l’État soviétique. Ce grand amphithéâtre, portant le nom de Vladimir Lénine, a été inauguré en 1956. Au cours de cette saison, Nikita Simonyan a marqué 16 buts. Suffisant pour faire chavirer le cœur du peuple soviétique et offrir au Spartak son sixième titre de Champion d’Union Soviétique. À l’époque, le Spartak attirait souvent plus de 60 000 spectateurs, dépassant même parfois la capacité du stade pour les matchs opposant « l’Équipe du Peuple » à son adversaire le Dynamo Moscou, l’équipe dite de la police. Les couleurs du club et les bannières brandies par les supporters n’étaient pas spécialement séditieuses envers les autorités et les élites. C’était davantage les slogans et les hymnes qui allaient devenir une partie inhérente de la culture du Spartak. L’hostilité à l’endroit des institutions et de la commercialisation à outrance de ce sport populaire avait trouvé son écho dans les stades russes, à ceci près que la plupart des spectateurs ont entre-temps quitté ses virages. Si le Loujniki a souvent été l’un des plus remplis du pays, déjà à l’époque, une grande partie de ses 80 000 sièges restaient inoccupés.
Loujniki
C’est en 2012 que j’ai appris que le stade Loujniki allait être rénové dans le cadre d’un projet de modernisation pour héberger la Coupe du Monde en 2018 – la première organisée sur le sol russe. En Russie, rénovation est presque toujours synonyme de démolition. En tant que fervent supporter de ce club respecté et de ses traditions, et persuadé qu’il méritait sa place dans l’histoire de la Russie, j’ai réalisé que je devrai être présent dans ce sanctuaire du sport pour son chant du cygne. J’étais en vacances à Kazan en juin 2012 quand le calendrier des rencontres pour la saison 2012-2013 de la Premier League russe a été publié. J’ai alors envisagé la possibilité d’assister, enfin, à un match de mon équipe de cœur. Je me suis focalisé sur le mois de mai, soit la dernière semaine de la saison. Il y avait une rencontre à domicile contre Le FK Alania Vladikavkaz. Le dernier match à domicile au stade Loujniki ne se jouerait toutefois que lors de la 28e journée contre Krylia Sovetov.
1er mai 2013 – soit plusieurs semaines et environ 70 000 roubles dépensés plus tard –, je préparais mon veshmeshok (sac à dos soviétique façon Seconde Guerre mondiale) orné de la silhouette du célèbre Thrace Spartacus, le courageux révolutionnaire et héros de la révolution socialiste (d’après les dires du capitaine du Spartak Igor Netto). J’ai veillé à ne rien oublier pour cette grande occasion. En amont du paquetage, un modèle dernier cri du célèbre maillot rouge du Spartak frappé de sa traditionnelle bande blanche de 8,5 cm d’épaisseur. Sans oublier l’écharpe rouge et blanche, surnommée roza depuis les années 1970, élément essentiel de la tenue de tout supporter qui se respecte. Ma femme et moi avons embarqué à New York à bord d’un un Airbus affrété par Aeroflot. Destination : Moscou. Temps de vol : 9 heures. Je me suis enfoncé dans mon siège, situé au niveau de l’aile, et me suis laissé porter par de la musique jazz. Suspendu à plusieurs milliers de mètres du sol, j’ai remonté le temps et repensé à mon premier voyage à Moscou en 2012. C’était l’été, mais pour la première fois dans l’histoire russe, il n’y avait pas de match de football pendant cette saison. J’ai effectué une sorte de pèlerinage autour du stade Loujniki, déambulant dans ses allées ombragées parcourues de statues de bronze à l’effigie des légendes du Spartak. Profitant du calme d’une fontaine, assis sur un banc sous le regard de Lénine, j’ai sorti mon lecteur mp3 pour lui faire entonner l’hymne soviétique à la mémoire de ces légendes passées. L’espace d’un instant, j’ai essayé d’imaginer ce que je pourrais ressentir dans les tribunes un jour de match. Le 9 mai 2013, une rame de métro brinquebalante teintée de vert m’amenait au stade pour la seconde fois. Sortant du wagon, nous avons traversé des couloirs revêtus de marbre et de ferraille, puis grimpé des escaliers en béton pour quitter ce vaste monde souterrain qu’est le métro moscovite. Nous avons gagné la rue Tverskaïa en début d’après-midi sous une chaleur maïakovskiesque. L’artère principale s’étirait, inondée par la brume, tels les « cent quarante soleils roulant vers l’été ». Nous nous nous sommes frayés un chemin à travers une foule rassemblée pour assister au défilé du Jour de la victoire. Repositionnant nos sacs sur nos épaules transpirantes, nous descendions péniblement vers Presnenski. Retour dans les années 1930. Selon les Rouges et Blancs, c’est dans le quartier de Presnya que serait née la légende du Spartak Moscou. Pause déjeuner dans un restaurant local, réputé pour son cheburek, plat national des Tatars de Crimée. Revigorés par cette spécialité traditionnelle sautée à la poêle et par une bière Zhiguli bien fraîche, nous avons regagné l’humidité des rues moscovites, beaucoup trop moites pour cette période de l’année. C’était la veille de la dernière nuit au Loujniki, et malgré une incroyable chaleur, c’est dans cette ville que je voulais être ce jour-là, et nulle part ailleurs.
Krasno-Beliy navsegda !
Je n’ai pas pu trouver le sommeil la nuit précédant la fameuse rencontre contre Krylia Sovetov. C’était peut-être à cause du décalage horaire ou parce que je m’étais endormi trop tôt dans la soirée. J’ai même raté les feux d’artifice du 9 mai sur la place Rouge. À l’origine, l’équipe visiteur incarnait le prolongement footballistique de l’armée de l’air soviétique. Un adversaire a priori idéal pour le match d’adieu du Spartak au stade Loujniki – c’est comme si les vieilles rivalités de l’ère soviétique étaient ravivées le temps d’un match contre le Dynamo et le CSKA. Par-delà la sensation d’assister à un match d’un autre temps, cette rencontre revêtait une connotation plus intimiste : Samara est la terre natale de la famille de mon père et c’est dans cette ville que le légendaire joueur du Spartak Galimzian Khoussaïnov a commencé sa carrière. L’enjeu de ce 10 mai n’était pas de savoir le classement final, mais si le nouveau Spartak Moscou allait se montrer digne de ses anciennes gloires. Le vendredi matin, le soleil s’est levé tôt sur la rue Tverskaïa, et moi avec. À 35 km au Nord du centre-ville, à Tarasovka, les futures légendes du Spartak se préparaient pour leur échauffement d’avant match. À 7 km au Sud, dans le quartier de Khamovniki, les supporters du Spartak finalisaient les bannières qu’ils brandiraient le soir même. Pour ma part, j’ai traversé la ville en métro jusqu’à la station Sokolniki. Quelques heures plus tard, je revêtais fièrement mon maillot du Spartak floqué du nom et du numéro du « petit géant » Khoussaïnov11, comme l’avait un jour surnommé Starostin. S’il y a une chose que personne ne pourra jamais reprocher aux supporters du Spartak, c’est bien d’oublier leur passé légendaire. Le coup d’envoi était prévu pour 20h. Nous avons gagné Tverskaïa vers 18h15 et embarqué sur la ligne Zamoskvoretskaïa. Changement à l’arrêt suivant pour la ligne Sokolnicheskaïa. En 20 minutes à peine, nous arrivions à la station Sportivnaïa. Nous aurions pu littéralement ingurgiter l’atmosphère, tant il était rempli des effluves d’alcool. Nous avons été alpagués par une femme étrange, déjà un peu alcoolisée, et fan de football. Apprenant que nous avions parcouru 7 500 km pour assister au dernier match dans le stade Loujniki, cette dernière s’est fendue d’un sourire qui signifiait « respect ». La plupart des rames étaient bondées de rouge et blanc. Le groupe qui nous précédait dans l’escalator chantait « Krasno-Beliy navsegda ! » (« Rouge et Blanc pour toujours »). Émergeant dans la lumière du soir, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’était la dernière fois que nous ferions cette marche mythique d’un kilomètre. Dans la rue, nous ne faisions qu’un avec la foule rouge et blanche : des familles nombreuses, des couples en pleine fleur de l’âge, des hommes d’âge mûr légèrement alcoolisés, des pères avec leurs fils, et des personnes âgées à qui le club avait offert des billets.
L’ambiance générée par 20 000 supporters du Spartak rivalise largement avec celle de 50 000 supporters dans les autres villes.
Des vendeurs se répartissaient de chaque côté de la rue pour vendre toutes sortes de souvenirs rouges et blancs. À l’occasion de cette nuit historique, nous avons acheté un programme du match et une écharpe réunissant tous les titres – soviétiques et russes – remportés par l’équipe. J’ai pris une dernière photo avant de franchir, plus déterminé que jamais, les portes en fer de l’enceinte de Lénine qui baignait dans le soleil couchant. Comme chaque weekend de mars à novembre, tous les regards convergeaient vers Moscou et son spectacle incandescent comme nul autre pareil. Le stade n’était pas rempli, mais il n’a jamais eu besoin de l’être : l’ambiance générée par 20 000 supporters du Spartak rivalise largement avec celle de 50 000 supporters dans les autres villes. L’hymne soviétique résonnait pour la dernière fois alors que les 22 joueurs entraient sur le terrain. Les joueurs du Spartak, maillot rouge et short blanc, chantaient l’hymne russe en chœur avec leurs adversaires de Samara, qui portaient leur traditionnel maillot bleu ciel. L’arbitre siffla le coup d’envoi. Le niveau de cette partie laissait clairement à désirer, même si deux buts furent inscrits en première mi-temps. En marquant le dernier but au Loujniki, le défenseur du Spartak Marek Suchy est entré dans les livres d’histoire. L’hymne du Spartak retentit, des milliers d’écharpes rouges et blanches éclairées par les projecteurs furent brandies à l’unisson dans la nuit – un élan de solidarité que je n’oublierai jamais. Le résultat final du match, comme l’ensemble de la saison, fut décevant. Oui, il y a eu pléthore d’occasions de but, les fumigènes indissociables du football russe, les hurlements des supporters du début à la fin. Mais peu importait, car ma seule et unique présence dans ce panthéon du sport russe, hanté par des fantômes qu’on pouvait presque distinguer sur le terrain, suffit pour réaliser ce rêve tapi en moi depuis longtemps. Chaque homme présent dans ce stade historique pour ses 90 dernières minutes a eu l’impression d’entrer dans l’histoire du Spartak. Deux semaines plus tard, le Spartak s’assurait une place en coupe d’Europe. Une nouvelle ère s’ouvrait avec de nouveaux visages et de nombreuses interrogations, laissant derrière elle des visages burinés et des questions sans réponse.
Spartakovtsi
Après une colocation avec le Torpedo et le CSKA par le passé, le Spartak devait cette année encore faire chambre commune avec l’un de ses adversaires. Cette fois, c’était le Lokomotiv, dont le stade, à Cherkizovo, accueillera le Spartak avant que celui-ci n’emménage à Tushino, au Nord de Moscou. Là-bas, une arène de 42 000 places rouges et blanches est en cours de construction pour les futures générations de Spartakovtsi. Le Loujniki a accueilli les 14e championnats du monde d’athlétisme en août 2013, dernier chapitre d’un passé mythique, avant de se transformer en la pièce maîtresse de la Coupe du Monde 2018 en Russie. Dans la scène finale du chef d’œuvre cinématographique de Wolfgang Becker, Good Bye Lenin! (2003), la mère du protagoniste principal aperçoit le buste en bronze du Père de l’État soviétique se soulever dans le ciel. Transporté par un hélicoptère, il se tourne vers elle, la main droite tendue, comme pour dire adieu aux citoyens du socialisme en Europe, et vice versa. Devant le stade Loujniki se dresse aujourd’hui une statue de ce même révolutionnaire. Vêtu d’une chemise, d’un pantalon, d’une cravate et portant son manteau sur son épaule, il regarde en direction du Sud-Est, vers le lit de la Moskova, rivière qui a donné son nom à Moscou. En Russie, tourner la page du passé a toujours été problématique. Se désolidariser des statues de Lénine s’est toujours révélé plus compliqué que dans les États périphériques. Bientôt, ce sera le Lénine du Loujniki, gardien du Spartak depuis cinq décennies, qui s’envolera dans le ciel azuré. Le passé du Spartak et les histoires qu’il a écrites dans ce stade s’éteindront avec lui, rappelant ainsi aux supporters que si le monde qui nous entoure doit changer en permanence, la loyauté envers un club de football demeure intacte, quels que soient sa couleur politique, ses héros et ses principes. Le célèbre losange rouge et blanc du Spartak a conservé sa forme d’origine depuis sa création en 1935, telle une silhouette symbolisant le cœur du Peuple et partageant les mêmes couleurs. L’histoire du Spartak Moscou reflète, à bien des égards, l’histoire de l’Union Soviétique, de Moscou et de la Russie. Le club réussit et échoue, grandit et rétrécit, unit et divise, comme il l’a toujours fait. Sur le terrain, les projecteurs s’éteignaient pour la dernière fois.
Traduit de l’anglais par Laura Orsal d’après l’article « Goodbye, Lenin! – Spartak’s Farewell to the Luzhniki stadium », paru dans Futbolgrad. Couverture : Moscou au crépuscule.