Les lanceurs d’alerte
En ce début de soirée de novembre 2015, dans la suite d’un hôtel de Manhattan, Brandon Bryant, ancien officier de l’US Air Force et probablement le plus célèbre lanceur d’alerte des « Drone Papers », est assis dans un canapé. Il écrit une lettre au président Obama. Il a jeté un sweat-shirt gris sur ses épaules, dont les manches couvrent à moitié le dragon rouge et les tatouages tribaux qui couvrent ses bras et ses mains. Depuis trois ans, il parle en des termes peu élogieux du temps où il pilotait des drones en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Somalie – où il a aidé à tuer 1 626 personnes, d’après ses estimations –, mais à présent les mots semblent lui manquer. Bryant rature furieusement les lignes qu’il a tracées dans le carnet qu’il utilise habituellement pour écrire de la poésie. « Je ne veux pas que ça sonne trop formel », dit-il. « Il faut qu’on sente que ça vient de nous et pas de nos avocats. »
Son ancien collègue, Michael Haas, est assis sur le sol. Il tripote distraitement la reproduction d’un crâne qu’un autre ex-opérateur de drones, Stephen Lewis, songe à transforme en bang. Près du comptoir de la cuisine américaine se tient le vétéran Cian Westmoreland, un grand type à l’air morose, et leur avocate, Jesselyn Radack, qui s’est spécialisée dans la défense des lanceurs d’alerte – notamment Edward Snowden. Ils sont en ville pour l’avant-première d’un documentaire norvégien sur la guerre des drones menée par les États-Unis, dans lequel sont interviewés Bryant et Haas. Leur lettre à Obama, qu’ils prévoient de déposer aux bureaux américains du Guardian le lendemain, explique comment ils en sont venus tous les quatre à considérer le programme des drones comme un abus de pouvoir inutile, fondé sur des mensonges, et qui a engendré une prolifération de combattants ennemis auxquels ils ne peuvent pas faire face. Bryant finit par faire passer son carnet au reste du groupe. « J’ai l’impression que ça dit bien ce qu’on veut exprimer, non ? » demande-t-il. « En gros, qu’on a été traités comme de la merde et que le programme des drones a besoin de plus de transparence. » Haas s’empresse d’acquiescer. « Ouais, c’est tout à fait ça », dit-il.
Haas et Bryant sont restés en contact depuis qu’ils ont quitté l’Air Force, s’échangeant régulièrement des emails à propos de choses triviales comme leur amour commun pour la série animée Metalopocalypse, mais aussi parfois pour partager des réflexions sur l’époque où ils étaient engagés. Westmoreland, qui assurait la maintenance des communications des drones, a rejoint la croisade après avoir vu une interview de Bryant dans l’émission Democracy Now!. Il voyage avec toute une réserve de pilules, parmi lesquelles du lithium, qui lui permettent de se sentir à peu près bien et tiennent à distance les cauchemars et autres symptômes du stress mental qu’il subit. « J’ai du sang sur les mains », dit-il, « et je veux savoir pourquoi c’est arrivé. »
Le dernier lanceur d’alerte du groupe, Stephen Lewis, travaillait sur les « frappes signatures », lors desquelles on choisit une cible en fonction de son comportement plutôt que de son identité. Grosso modo, si l’individu se conduit comme un combattant et qu’il agit comme tel, la CIA lui envoie un missile Hellfire. « Ce n’était pas très précis », me dit Lewis. Lewis est plus nerveux que les autres à propos des événements de cette semaine. En plus de participer à des missions régulières avec Haas et Bryant dans des zones de guerre bien établies, il a également travaillé en tant que contractant privé pour la CIA, les aidant à choisir leurs cibles lors d’assassinats ciblés au Pakistan – des frappes top secrètes et légalement discutables. « Lewis doit faire attention », m’a confié Haas un peu plus tôt. « La CIA n’aime pas que d’anciens employés parlent de leur ancien boulot. » La semaine entière a été placée sous le sceau de la paranoïa. Les quatre lanceurs d’alerte – tous démis de leurs fonctions au sein de l’Air Force – ont reçu des menaces de la part d’inconnus, et ils ont été qualifiés de traîtres par d’anciens amis et collègues. Ils sont tous convaincus d’être surveillés par la NSA. Haas et Bryant ont même élaboré un code connu d’eux seuls pour leurs communications virtuelles.
Il y a un an, dit Bryant, le FBI l’a contacté pour lui dire qu’il était sur la liste des cibles de l’État islamique – se glorifier de ses actes sur les réseaux sociaux, lui ont-ils dit, ne faisait que le mettre davantage en danger. « Mon ordinateur n’est pas clean du tout », dit Bryant, qui croit dur comme fer que tout les appareils connectés sur lesquels il met la main sont potentiellement infectés. Une étude de 2013, en partie menée par le Centre de surveillance de la santé des forces armées, a révélé que les officiers en charge d’aéronefs sans pilote souffraient de problèmes de santé mentale, dont des troubles de stress post-traumatique (TSPT) – à peu de choses près comme les pilotes de combat traditionnels. Mais alors que les drones Predator et Reaper ont été les armes favorites de deux administrations successives, il est étonnant de constater que peu de pilotes ont fait part de leur expérience au sein du programme. Demain, les quatre anciens officiers rassemblés dans cette pièce deviendront les visages les plus représentatifs du mouvement anti-drone américain. Ils espèrent que les chiffres auront de l’impact, et qu’en parlant ouvertement des problèmes du programme, en plus de leur lettre ouverte au président américain, ils seront capables de faire changer les choses au sein d’une stratégie militaire centrale pour les générations à venir. « Qu’est-ce que vous pensez de ce paragraphe ? » demande Bryant avant de lire : « Nous avons progressivement réalisé que d’avoir tué des civils innocents n’a fait qu’alimenter les sentiments de haine. Cela a nourri le terrorisme et les groupes comme Daech, à qui les drones servent d’outil de recrutement idéal, comme Guantánamo. Le programme des drones conçu par cette administration et les précédentes est un moteur pour le terrorisme autour du monde. »
Mort rampante
Comme partout ailleurs, la guerre contre le terrorisme aux États-Unis est menée depuis un agencement tentaculaire de petits bâtiments sur la base de l’US Air Force de Creech, dans le Nevada. Située à 65 kilomètres au nord de Las Vegas – après de vastes étendues d’armoises et de grès, la réserve païute et la prison de haute sécurité High Desert –, la ville se résume à deux douzaines de caravanes entassées d’un côté de la route, une station service Shell et un bouge ouvert 24 heures sur 24, où l’on sert de la bière et de la nourriture grasse à côté des machines à sous. Il y avait auparavant une autre station service ainsi qu’un casino de l’autre côté de l’autoroute, mais l’Air Force a pris possession de la zone en 2014 et a tout barricadé derrière des barbelés et d’énormes palissades.
La plupart du temps, rien ne bouge autour de la base, sinon un 4×4 de sécurité de l’Air Force en patrouille, ou un drone gris qui s’entraîne à décoller et à atterrir. Les trois pistes de Creech ont la forme d’une croix sur le sol. D’un côté des pistes se trouvent le parc de véhicules, les dortoirs, la salle de gym, le réfectoire, le casino fermé, ainsi que les postes de commandement des 17e et 11e escadrons de reconnaissance. Le 11e escadron supervise les exercices d’entraînement, tandis que le 17e accomplit des missions top-secrètes, chargé d’exécuter la campagne d’assassinats ciblés de la CIA. « Les bâtiments du 17e escadron sont entourés de murs d’enceinte pour que personne ne sache ce qu’il s’y passe », m’explique Michael Haas alors qu’il revient pour la première fois à la base depuis des années. « Mais bien sûr on savait tous, car les opérateurs du 17e étaient des cons qui se vantaient constamment du bordel qu’ils foutaient au Pakistan et des gens qu’ils y tuaient. Mais en théorie, on n’était pas supposés savoir. » Haas, un homme grand et costaud dont les longs cheveux roux encadre son visage juvénile, moucheté de taches de rousseur, a travaillé à Creech par intermittence entre 2006 et 2011. Lorsqu’il est arrivé là-bas la première fois, tous les nouveaux officiers ont été conduits dans une grande salle de réunion. Haas avait été envoyé ici depuis San Angelo au Texas, où il avait été entraîné au renseignement par l’imagerie, examinant des photos satellite pour repérer les mouvements ennemis au sol. Il ne savait pas encore en quoi consisterait son job sur la nouvelle base. « J’avais entendu des rumeurs disant que ça aurait avoir avec les drones, mais rien de plus », raconte Haas. « Ils m’avaient dit que j’aurais besoin de passer un examen de vol, du coup je me suis dit que j’allais piloter des avions. »
Haas s’était engagé dans l’Air Force deux ans plus tôt durant sa dernière année au secondaire. L’opération Liberté Immuable était alors bien entamée, et en dépit du fait que le président Bush avait déclaré « mission accomplie », l’invasion américaine en Irak s’était changée en une occupation sanglante. Haas n’était pas animé d’une ferveur patriotique. « Je me suis engagé pour le G.I. Bill », avoue-t-il. « Je ne voulais pas que mes parents s’endettent pour que j’aille à l’université, et le recruteur m’avait promis un travail de bureau où je n’aurais pas à combattre. » À côté de lui dans la salle de réunion se trouvait Brandon Bryant, avec qui Haas avait sympathisé à San Angelo – lui non plus n’avait aucune idée de ce qu’ils feraient à Creech. Les lumières se sont éteintes et les enceintes ont hurlé les cinq premiers accords de « Creeping Death », de Metallica. Le grand écran face à eux s’est animé, diffusant des images d’explosions massives. Des voitures, des bâtiments et des gens étaient avalés par un viseur avant d’être balayés, tandis que des cris de joie et des applaudissements parcouraient l’auditorium. Haas et Bryant se sont regardés avec effarement. Puis un grand officier baraqué, la mâchoire carrée, a éteint l’écran et pris la parole. « Messieurs ! » a-t-il dit. « Bienvenue à Creech. Pendant toute la durée de votre séjour, votre boulot sera de faire exploser des trucs et de tuer des gens ! » Haas et Bryant ont demandé à voir leurs commandants. « Je suis allé le voir tout de suite après la présentation », raconte Haas. « Je lui ai dit : “Monsieur, je ne pense pas être capable de faire ça. Je ne pense pas que je serai capable de tuer des gens.” J’avais signé pour du renseignement par l’imagerie, par pour des opérations de combat. En gros, il m’a dit que c’était tant pis pour moi, de fermer ma gueule et de faire mon travail. » Bryant, que tout le monde appelait « Church » parce qu’il était chrétien et très pieux (il a depuis perdu la foi), a fait part de ses réticences à un aumônier militaire, en lui disant qu’il ne trouvait pas juste de tuer des gens. L’aumônier lui a dit que si jamais il tuait des gens avec un drone, c’était probablement que Dieu voulait qu’ils meurent. À Creech, la journée commençait à 7 h 30. Après un briefing matinal et un court questionnaire de sécurité – que faites-vous si le moteur lâche ? –, les pilotes et les opérateurs de capteurs se dirigeaient vers leur poste de contrôle au sol, qui n’était rien d’autre qu’une cabane avec deux sièges et quelques écrans. L’air conditionné tombait régulièrement en panne, laissant les opérateurs cuire dans la chaleur du désert. Tous les opérateurs avaient des indicatifs d’appel, comme les pilotes de chasse. Haas a reçu le sien après une journée particulièrement torride : SMOB, comme dans : « Il fait si chaud ici que je peux Sentir Mes Propres (Own) Boules. »
La plupart du temps, il ne se passait rien et les opérateurs regardaient le drone tourner en rond dans un paysage sans relief. « On savait qu’on allait avoir une ronde merdique quand on trouvait les chaises en position inclinée », dit Haas. « Ça voulait dire qu’on allait probablement passer la journée à regarder du vide sur l’écran. Ou quand on arrivait et que c’était le matin en Afghanistan, en gros on voyait juste des mecs sortir dans leur jardin pour aller chier. J’ai dû mater 400 types poser des pêches. »
Retour de bâton
Dans la guerre continue contre le terrorisme, les drones armés procurent la paix d’esprit qui résulte de la conviction qu’on peut faire pleuvoir la mort sur n’importe qui, n’importe où, sans avoir à se soucier de mettre des hommes en danger. Ces derniers années, pourtant, l’efficacité des drones pour saper le terrorisme est remise en question dans les hautes sphères de l’armée américaine. Dans un discours prononcé devant le Conseil de Chicago sur les affaires mondiales en 2013, le général en retraite James E. Cartwright, ancien vice-président du Comité des chefs d’état-major et conseiller d’Obama, a déclaré : « On subit un retour de bâton. Si on assassine des gens pour parvenir à notre but, peu importe combien on sera précis, ça provoquera la colère des gens même s’ils ne sont pas visés. » Les chiffres exacts des attaques de drones en Afghanistan sont gardés secrets pour une bonne part, mais d’après les chiffres les plus récents du Centre de commandement des États-Unis (CENTCOM), 245 frappes ont été réalisées en 2012.
Entre 2004 et 2016, le programme des drones de la CIA a tué entre 2 000 et 4 000 personnes au Pakistan, dont le Bureau of Investigative Journalism de Londres estime que 965 d’entre elles étaient des civils. Les États-Unis ont également tué plusieurs de leurs propres citoyens avec les drones, et notamment l’imam américain Anwar al-Awlaqi, tué au Yémen en 2011, et son fils de 16 ans, qui est mort dans un tir de drone deux semaines plus tard. L’année dernière, une « frappe signature » de la CIA au Pakistan a tué accidentellement Warren Weinstein, un travailleur humanitaire américain retenu captif par Al-Qaïda.
« Les drones nourrissent le recrutement terroriste. »
Selon le colonel en retraite Lawrence Wilkerson, un vétéran du Vietnam qui a été chef de l’état-major sous le secrétariat de Colin Powell, la guerre des drones américaine est un appel aux armes pour ses ennemis. « Étant donné la façon dont nous opérons aujourd’hui, il est difficile de ne pas arriver à la conclusion que les drones nourrissent le recrutement terroriste », dit-il. « Nous sommes cet empire qui les tue lâchement depuis le ciel, la seule façon pour eux de se battre est asymétrique. Ce qu’ils font nous apparaît comme des actes de terrorisme odieux, mais c’est en réalité la seule option que nous leur avons laissé. » De nombreux faits viennent corroborer ses dires. Durant le procès de Faisal Shahzad, l’homme pakistano-américain jugé coupable d’avoir tenté de déclencher une bombe à Times Square en 2010, le juge lui a demandé comment il pouvait projeter de tuer tant de civils innocents. Shahzad a répondu : « C’est simple, en Afghanistan et en Irak, vos drones tuent des femmes et des enfants, ils tuent tout le monde. »
En juin 2013, après que des tireurs talibans ont tué neuf escaladeurs et leur guide dans les montagnes au nord du Pakistan, un porte-parole taliban a dit à un journaliste français que le groupe avait déployé un escadron « pour attaquer les étrangers et faire passer un message au monde contre les frappes de drones ». D’après Shahzad Akbar, avocat des droits de l’homme au Pakistan, « les leaders talibans affirment que chaque frappe de drone leur apporte plus de kamikazes… Tandis que nous parlons, une opération a lieu dans le Nord-Waziristan, où les talibans distribuent gratuitement des DVD contenant des images de victimes de frappes de drones. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Untold Casualties of the Drone War », paru dans Rolling Stone. Couverture : Un poste de contrôle au sol (US Air Force).