Un après-midi d’automne il y a dix-sept ans, Lois Arquette s’est installée dans un cinéma bondé de la côte de la Caroline du Nord. Lois, ses cheveux blonds coupés au bol et ses traits ronds et doux, regardait les vagues gonfler et s’écraser sur un littoral escarpé. Une mauvaise reprise de Summer Breeze, de Type O Negative, résonnait dans la salle. À mesure que le film avançait, son engouement s’est évanoui. Elle voyait, horrifiée, un homme se faire frapper avec un piolet, le sang jaillissant de sa gorge. Le film était diffusé dans un grand multiplex, le genre d’endroits où il est aisé de se tromper de salle, et Lois commençait à se demander si ce n’était pas ce qui s’était passé. Son roman, duquel le film était librement adapté, se déroule dans une région enclavée du Nouveau-Mexique. Il n’y est pas question de piolet, et encore moins d’assassinat au piolet. Pourtant, l’intrigue du film, du moins au départ, correspondait : après qu’ils ont tué un homme, un groupe d’étudiants fait le serment de ne jamais révéler ce terrible secret. Quelques temps plus tard, la jeune fille du groupe qui se sent le plus coupable – interprétée par Jennifer Love Hewitt – reçoit un message inquiétant : « Je sais ce que tu as fait l’été dernier. »

Le fil conducteur

L’expérience était déconcertante pour Lois. Depuis 1966, elle écrivait des romans à suspense populaires sous le nom de Lois Duncan – une pionnière dans le « suspense à couper le souffle », comme la décrit l’écrivain R.L. Stine, et qui d’après ses propres estimations a vendu par le passé des « centaines de milliers » d’ouvrages. Mais elle ne s’attendait pas à ce que Souviens-toi l’été dernier devienne un film, encore moins un blockbuster hollywoodien à 125 millions de dollars de budget. En publiant le livre un quart de siècle auparavant, Lois n’avait pas récolté un tel succès. Aucun studio de cinéma ne l’avait contactée. Quand on le lui a proposé, au milieu des années 1990, elle avait presque oublié son existence. Lois n’avait pas pris part à l’adaptation, et en s’asseyant dans le cinéma le soir de la première, elle n’en croyait pas ses yeux. Les livres qu’elle a écrits sont de palpitants récits de la vie de jeunes hommes et femmes, souvent détruite par de terrifiants inconnus. Elle a contribué à créer un genre nouveau, le suspense adolescent, parce qu’elle ne voulait pas raconter d’histoires noyées dans le sexe et la violence – des composantes quasi-systématiques des thrillers pour adultes.

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Kaitlyn Arquette
Photographie reproduite avec l’autorisation de Lois Duncan

Souviens-toi l’été dernier est son premier roman à avoir été adapté au cinéma. Ce ne sera pas le dernier : son roman de 1971, Palace pour chiens, bien moins choquant, est sorti en 2009 sous forme de film pour enfants, quand L’Été de la peur, datant de 1976, a donné lieu à un téléfilm de Wes Craven avec Linda Blair. Et Killing Mr. Griffin est devenu, en quelque sorte, le film Mrs Tingle. Stéphanie Meyer, l’auteure de Twilight, fait partie des producteurs d’un projet d’adaptation de son roman de 1974, Down a Dark Hall. Dans des circonstances normales, cela aurait dû être un grand moment de sa carrière. Cela n’a pas été le cas. Pendant vingt ans, Lois a sorti un thriller presque chaque année ; aujourd’hui, elle peine à terminer celui qui sera son dernier, Gallow’s Hill, et son travail s’éloigne de plus en plus de ce qui l’a rendue célèbre. Elle a écrit un livre sur les expériences extra-sensorielles intitulé Psychic Connections, et un autre sur les merveilles du cirque de son photographe de père. Il y a une bonne raison qui explique qu’il soit devenu si difficile pour elle d’écrire des thrillers : le meurtre non élucidé de sa plus jeune fille, Kaitlyn, survenu à l’été 1989. « Après le meurtre de Kaitlyn, j’ai été très affaiblie, confie Lois. Comment aurais-je pu songer alors à écrire un roman mettant en scène une jeune femme en danger de mort ? » À l’époque, Lois vivait à Albuquerque, au Nouveau-Mexique. Incapable de se remettre à écrire, elle s’est concentrée sur ce qui était arrivé à Kait. Elle a commencé par faire la chronique des batailles et de la tristesse quotidienne qu’implique le fait d’avoir perdu un enfant si violemment – avoir reçu le terrible appel en pleine nuit lui annonçant la nouvelle à laquelle elle ne pouvait croire : sa fille n’était pas morte dans un accident de voiture, comme elle l’avait d’abord pensé, mais dans une fusillade étrange et inexpliquée à quelques pâtés de maisons du centre-ville. L’enquête sur le meurtre de Kait est vite tombée aux oubliettes et Lois, chancelant entre son rôle de mère en deuil et celui d’enquêtrice semi-professionnelle et tenace, a commencé à suivre les pistes – avec l’aide de médiums et d’un détective privé – que les autorités ne semblaient pas vouloir poursuivre. Cette croisade de vingt-cinq ans a mené Lois dans les recoins les plus sordides d’Albuquerque, où, comme elle l’aurait fait dans un roman, elle a tenté de rassembler les pièces du puzzle de la vie secrète d’une jeune femme compliquée. À ce jour, l’assassinat de Kait demeure irrésolu. Pendant ces deux décennies, les théories sur le meurtre de la jeune fille ont pris des tours inimaginables, et du point de vue de Lois, elles sont devenues le plus sombre et le plus tortueux des mystères. « Si vous regardez suffisamment loin, il y a un fil conducteur », dit Lois, aujourd’hui âgée de 80 ans. « Ce n’est pas nécessairement un fil solide. Ce n’est pas une chaîne. Cela ressemble plutôt à une toile d’araignée. »

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En mars, lorsque j’ai rendu visite à Lois dans son modeste appartement sur la côte du golfe de Floride, je l’ai trouvée chaleureuse, discrète et adorablement obstinée. Après un entretien de trois heures dans son grand salon voûté, Lois m’a demandé quel cocktail j’aimerais boire. Quand je lui ai demandé un verre d’eau, elle m’a répondu : « La voulez-vous dans une tasse ? » La maison de la famille Arquette se trouve dans un lotissement calme et boisé, à quelques kilomètres au sud du centre-ville de Sarasota. À l’intérieur, les souvenirs de Kait sont dispersés dans toute la maison : dans l’une des chambres, un cadre doré renferme une photo d’elle adolescente, étendue sur le côté, souriant à l’objectif. Sur une autre, elle affiche le large sourire édenté d’une enfant. À côté de cette photographie en noir et blanc, on trouve un poème de Lois :

Nous avons passé commande. Nous voulions des filles, Avec volants et rubans, peluches et bouclettes. Les deux premières sont arrivées, ô comme elles étaient douces, (Tout n’était que chansons, rires, ronronnements de chatons). Nous plaignions les parents de petits garçons, (Tout n’était que cris, bêtises, saletés et bruit). Et nous nous félicitions pour notre vie paisible – Alors Dieu a souri, et Il nous a envoyé Kait.

Bien avant la naissance de Kait, Lois était une aspirante écrivain, qui avait grandi à Sarasota lorsque ce n’était encore qu’une minuscule cité balnéaire. À 30 ans, elle avait pris la route de l’Université de Duke, puis abandonné, elle s’était mariée et avait divorcé. Mère célibataire, elle avait deux filles et un fils, qu’elle a entraînés avec elle à Albuquerque en 1962. Lois écrivait alors des romans depuis des années – son premier livre, une romance adolescente intitulée Love Song for Joyce, avait été publié en 1957 sous le pseudonyme « Lois Kerry » – mais elle ne gagnait pas suffisamment pour parvenir à en vivre. Les choses ont changé au Nouveau-Mexique. Après s’être fait licencier d’un job dans la publicité payé 200 dollars le mois (« Je ne voulais pas coucher avec le patron », confie-t-elle), Lois a été engagée dans une librairie, déterminée à trouver le moyen de devenir une auteur reconnue. Elle a alors acheté vingt-deux exemplaires de magazines de témoignages – des journaux à sensation qui publiaient des confessions anonymes et macabres, articulées sur une formule simple et répétable à l’infini. « J’ai péché, j’ai souffert, je me suis fait prendre et je me suis racheté », explique Lois. Elle a alors commencé à rédiger régulièrement des témoignages fictifs de ce type. Une semaine, elle était une kleptomane qui ne pouvait s’empêcher, chez l’épicier, de remplir son sac à main de boîtes coûteuses d’huîtres fumées. La semaine suivante, elle se glissait dans la peau d’une mère frustrée par sa vie sentimentale chaotique, qui avait accidentellement tué son enfant souffrant de coliques à cause d’une surdose de parégorique. Son histoire ayant remporté le plus grand succès était titrée : « Je rêvais d’avoir une aventure avec un adolescent. » C’était un commerce macabre, mais Lois y excellait. « J’ai confessé tout ce qui était imaginable », dit-elle.

« Il y avait une part d’elle-même qui m’était totalement inconnue. » — Robin Burkin

Au début, la vie de Lois était une lutte constante. Elle déménageait à chaque augmentation du loyer, c’est-à-dire tous les ans. Mais les articles de témoignages étaient bien payés et lui ont permis d’acheter une petite maison et d’inscrire ses deux filles à l’école de danse classique. Cette période lui a également servi d’apprentissage de l’écriture – elle a appris à développer des scènes, des personnages, une intrigue. Elle a fait fructifier cette expérience en vendant ses histoires à des magazines féminins et a fini par enseigner le journalisme à l’Université du Nouveau-Mexique. Grâce à son roman Ransom, elle a aussi contribué à créer un genre de fiction parfaitement inédit. En 1966, elle a épousé l’homme qui est encore aujourd’hui son mari, Don, un homme calme qui travaillait comme ingénieur électricien au Laboratoire National Sandia, le lieu où ont été conçus, testés et assemblés les premiers composants d’arme nucléaire du pays. Don a adopté les trois enfants de Lois et ensemble, ils en ont eu deux de plus. Kait était la plus jeune. Les enfants Arquette ont grandi dans l’environnement confortable de la petite bourgeoisie : la maison en briques comportait cinq chambres, un grand jardin et se situait dans un quartier sûr. « La vie était douce », se souvient Kerry Arquette, la grande sœur de Kait. Albuquerque est cependant une ville vaste et complexe. S’étendant sur 300 km2, elle se situe à cinq heures de route de la frontière mexicaine et constitue la plus grande ville de l’État. On y trouve la plus grosse base d’aviation militaire du pays ainsi qu’une large proportion d’Indiens navajos, d’immigrants d’Amérique du Sud et de réfugiés vietnamiens qui ont atterri à Albuquerque après la chute de Saïgon. La ville peut être dangereuse. Le trafic et la consommation de drogues prospèrent et une myriade d’organisations criminelles a, d’après Mike Gallagher, journaliste d’investigation d’expérience au Albuquerque Journal, produit « une base profondément établie de culture criminelle, qui se transmet de génération en génération et qui est quasiment impossible à déraciner pour la police ». Dans les années 1980 et 1990, le taux de criminalité de la ville équivalait – et parfois dépassait – celui de Phoenix et Houston. Lors de mon passage en février, les autorités de la ville et ses éditorialistes débattaient pour savoir laquelle des séries télévisées Breaking Bad ou Cops donnait la pire image de la ville. (Le Journal a voté pour la première, les politiciens pour la seconde.) En se remémorant une affaire dans laquelle une femme en a étranglé une autre à mort, avant d’extraire un bébé du ventre sa victime au moyen d’une clé de voiture, Gallagher explique : « C’est une ville très dangereuse. Il s’y passe des choses horribles qui n’ont aucun sens. » Kait n’était pas connue pour faire partie des milieux criminels d’Albuquerque. Pour sa grande sœur Robin Burkin, Kait a toujours été timide et férue de lecture. Elle savait ce qu’elle voulait faire dans la vie (médecin), et avant même d’obtenir son bac avec mention, elle s’était déjà inscrite à des cours à l’Université du Nouveau-Mexique. Mais, ajoute Robin, « il y avait une part d’elle-même qui m’était totalement inconnue ». Cela se manifestait de temps à autre, sous diverses formes. Kait aimait embarquer des auto-stoppeurs pour entendre leurs récits de voyages épiques, et quand elle a eu 16 ans, la boîte aux lettres familiale s’est mise à déborder de lettres de soupirants. Lois n’est jamais parvenue à éclaircir les détails, mais elle pense qu’elles répondaient toutes à une annonce passée dans une rubrique de rencontres. Des années plus tard, elle aura une conversation troublante avec un détenu qui prétendait être l’un des correspondants de Kait. « C’était une enfant soignée qui aimait prendre des risques », conclue Lois.

Un suspect

Pat Caristo a fait marche arrière avec sa berline grise et s’est écartée de la route. La scène se déroulait au début de l’année, par un tiède dimanche après-midi, et Caristo, qui était policière avant de devenir détective privé, venait de faire le trajet qu’elle avait emprunté si souvent pendant vingt ans et qui la séparait d’Albuquerque. Nous nous trouvions devant un petit immeuble, le même genre de cube, simple et de style adobe, qui semble prévaloir au Nouveau-Mexique et qui a servi de point de départ, vingt-cinq ans auparavant, aux derniers moments de la vie de Kait Arquette.

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Pat Caristo
Crédits : Resource Center for Victims of Violent Death

Pendant l’été 1989, Kait entamait les quelques mois étranges qui séparent le lycée de tout ce qui vient ensuite : elle venait d’obtenir son bac au lycée Highland. Elle avait emmenagé dans son premier appartement, un studio qu’elle partageait avec son petit ami, et elle était passée de serveuse en rollers à vendeuse en librairie, puis à manager d’une boutique d’importation. Un dimanche soir, le 16 juillet, elle est allée dîner chez une amie dans un appartement de l’immeuble (poulet et petits pois) et regarder un film (Valley Girl). Quand Kait s’est en allée, elle est montée dans sa Ford Tempo rouge de 1984, s’est engagée sur la route et conduit le long d’un pâté de maisons vers le sud en direction de Lomas Boulevard, une artère qui traverse le quartier commerçant d’Albuquerque et rejoint la mythique Route 66, juste à l’est du Rio Grande. Alors que Caristo et moi roulions vers le sud sur la 19e rue, elle m’a décrit le chemin emprunté par Kait. « Elle a tourné à gauche sur Lomas, a-t-elle dit. Il est 23 h, un dimanche soir, il n’y a probablement pas beaucoup d’affluence. Il a plu. Tout ressemblait à ce qu’on voit aujourd’hui. » Nous avons continué vers l’est, en passant devant des immeubles commerciaux de banlieue, semblables à des boîtes alignées, et nous sommes arrivés, quelques minutes plus tard, dans le centre-ville sinistrement calme d’Albuquerque, avec ses banques couleur d’argile et ses parkings vides, son tribunal fédéral et son département de police qui ressemblent à des forteresses. À l’est, les montagnes Sandia se dressaient comme un orage de poussière. Nous avons traversé un passage à niveau et Caristo a freiné. Elle m’a expliqué que d’après le département de police d’Albuquerque, c’était là que c’était arrivé. Deux balles ont traversé la vitre côté conducteur, faisant exploser la fenêtre et touchant Kait à la tempe et à la joue. Caristo a redémarré la voiture et, lorsqu’elle a appuyé sur l’accélérateur, nous nous sommes dirigés sur la gauche et avons traversé trois files de voitures. « Elle a pris deux balles dans la tête, a continué Caristo. La voiture avance, hors de contrôle. » Quelques autres automobilistes étaient présents sur la route et Caristo voulait recréer la scène. Elle a donc continué à dériver en travers du boulevard Lomas, dans le sens inverse du trafic, comme l’avait fait Kait, vers le parking d’un vendeur de voitures d’occasion. Un conducteur a dû ralentir soudainement, nous jetant des regards assassins. À un peu plus de 200 mètres de l’endroit où les coups de feu avaient été tirés, Caristo s’est garée en diagonale devant une cabine téléphonique en bois. « Voilà où a fini la voiture », a-t-elle repris. Elle a pointé du doigt une petite marque. « Vous voyez cette trace ? C’est celle de Kait. » Après les coups de feu, Kait a été transportée d’urgence au service traumatologique de l’hôpital de l’Université du Nouveau-Mexique. Elle était dans le coma et portait tant de bandages qu’elle était méconnaissable. Lois Arquette est célèbre à Albuquerque, et elle a été le professeur de nombreux journalistes. Beaucoup de médias se sont ainsi intéressés au crime, ce qui s’avèrait inhabituel. Quand les responsables de l’hôpital ont suggéré aux Arquette de tenir une conférence de presse, ils sont apparus blêmes, assis devant une table vide. Lois a partagé le peu d’information dont elle disposait. « D’après ce qu’on nous a dit, on pense qu’une voiture se tenait à la hauteur de la sienne », a-t-elle déclaré. L’assaillant a fait feu, et Kait a été touchée.

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La Ford Tempo de Kait Arquette
Photographie reproduite avec l’autorisation de Lois Duncan

Plus tard ce jour-là, le 17 juillet, Kait était déclarée en état mort cérébrale. Ses proches et ses parents sont entrés dans sa chambre d’hôpital pour lui faire leurs adieux. « Quand j’ai posé ma main sur sa poitrine et que je l’ai sentie se gonfler et se dégonfler au rythme du respirateur artificiel, il était difficile de croire qu’elle était en vie », écrira plus tard Lois. « “Dors mon bébé, dors”, ai-je murmuré. “Rejoins notre Seigneur.” » Le meurtre de Kaitlyn était une tragédie pour la ville, et la police a promis de faire tout son possible. « Peu importe les moyens que cela va nécessiter – humains ou financiers – nous allons résoudre cette enquête, point final », a dit le chef de la police, Sam Baca, aux journalistes pendant une conférence de presse. Sa promesse avait été ponctuée par le bruit des six motos qui encadraient le cortège funèbre à l’enterrement de Kait. Dans les jours qui ont suivi le meurtre, aucune arme du crime n’a été retrouvée, aucun suspect n’a été identifié. Pourtant, le jeune inspecteur de la criminelle qui enquêtait sur l’affaire, Steve Gallegos, a écarté d’emblée plusieurs indices prometteurs. De retour à l’immeuble adobe, l’amie de Kait lui a confié que la nuit du meurtre, elle était furieuse contre son petit copain. Ce n’était pas inhabituel : les disputes étaient devenues une telle routine que juste avant de mourir, Kait avait peut-être envisagé de le quitter. Cependant, cela n’avait pas l’air d’une querelle d’amoureux qui aurait tourné au drame. Le petit ami de Kait était un Vietnamien beau et svelte prénommé de Dung Nguyen. Pour le peu qu’en savent les Arquette, le voyage d’immigration du jeune homme vers les États-Unis avait été périlleux : il faisait partie de ceux qu’on appelle les « boat people », ayant fui le Vietnam par la mer après l’évacuation des Américains. Lui et Kait s’étaient rencontrés dans un café un an et demi plus tôt, et même s’il avait près de dix ans de plus qu’elle, la différence d’âge ne se voyait pas et Lois et Don l’ont accueilli chez eux avec enthousiasme. Ils ont même passé des vacances ensemble. Il appellait Lois « maman ». Elle l’avait emmené chez le dentiste pour se faire soigner un abcès à la dent et s’était occupée de lui par la suite. « Il avait l’air de rendre Kait heureuse », a dit Lois. Quand Gallegos a arrêté Nguyen pour l’interroger, il a dit à l’inspecteur que le soir où Kait a été tuée, il était dans un bar avec deux amis qui l’ont ensuite reconduit en voiture chez Kait. « Je l’ai attendue encore et encore, mais elle n’est jamais rentrée », a-t-il dit. L’interrogatoire s’est déroulé quelques heures après le meurtre. Gallegos a donc fait passer à Nguyen un test pour chercher d’éventuelles traces de poudre sur ses mains. Quand il a fouillé l’appartement, il n’a relevé qu’un objet digne d’intérêt : un petit morceau de papier jaune avec une note qui, d’après Nguyen, lui avait été adressée par Kait plus tôt ce jour là. « Chéri, où es-tu ? disait le message. Je sais que tu m’en veux encore. Je suis désolée, d’accord ! Tu m’as manqué aujourd’hui. Je suis allée chez ma mère pour lui rendre les livres. À tout à l’heure. Je t’aime. »

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Impacts de balles
Photographie reproduite avec l’autorisation de Lois Duncan

Les résultats du test se sont avérés négatifs, et Gallegos n’a trouvé aucune autre preuve impliquant Nguyen. Cette conclusion était étayée par le frère de Kait, Brett, qui aimait beaucoup le petit ami de sa sœur et l’avait confirmé à Gallegos en se rendant au poste de police. Cinq jours après le meurtre de Kait, Nguyen avait trouvé refuge chez des amis, dans une chambre du dortoir de la base militaire. Quand ses amis sont revenus du restaurant, ils l’ont retrouvé gémissant sur une couchette. Il y avait du sang sur les draps et un couteau de 10 cm gisait sur le lit. Nguyen s’était poignardé l’estomac. Nguyen s’est remis, et quand Gallegos l’a interrogé un matin de la semaine suivante, il a expliqué qu’il était si bouleversé par l’assassinat de Kait qu’il avait tenté de se suicider. « S’il ne s’était pas disputé avec elle, elle ne se serait pas trouvée seule dans ce quartier », écrirait Gallegos plus tard. Pourtant, Nguyen semblait mener une double vie : il y avait l’homme que Lois adorait et dont elle s’était occupée, et celui dont lui parlait le propriétaire de Kait, qui lui a appris que Kait avait tellement peur de lui et de ses amis qu’elle avait demandé à faire changer les serrures. Par les amis de Kait, Lois a appris que Nguyen était impliqué dans une affaire de fraude à l’assurance en Californie du sud. La combine est célèbre aujourd’hui – un accident de voiture est provoqué et les victimes demandent ensuite un dédommagement –, mais en 1989, les compagnies d’assurance et les organismes chargés de faire appliquer les lois n’y étaient pas préparés. Au sein des milieux troubles de la communauté vietnamienne du comté d’Orange, la combine est devenue une technique méticuleusement organisée, une entreprise criminelle multimillionnaire qui impliquait des dizaines de personnes sans scrupules, des avocats, des médecins, et en bout de chaîne des immigrants malchanceux récemment arrivés sur le territoire, qui pouvaient espérer gagner quelques centaines de dollars par accident. Les hommes à la tête de ces réseaux criminels étaient sans pitié, comme le dit Leslie Kim, éditrice du rapport John Cooke sur la fraude. « C’était le règne de la terreur. C’est comme cela que fonctionnent la plupart de ces groupes », explique-t-elle. Robin, la sœur de Kait, s’est demandée si son coup de couteau et le meurtre étaient liés d’une manière ou d’une autre. « Je ne pense pas que les gens qui veulent se suicider ont l’idée de se poignarder l’estomac », dit Robin. L’assassinat de sa sœur lui semble trop bien exécuté pour être un simple hasard. Robin a toujours été sceptique quant aux médiums, mais quand un ami lui a recommandé d’aller trouver Betty Muench, elle a accepté. Elle ne s’attendait pas à ce qu’elle a découvert : une femme d’âge moyen, aux cheveux courts, qui consultait dans un bureau moderne annexé à sa maison. « Betty était extraordinairement ordinaire, dit Robin. Elle n’était même pas sympathique. » Muench disait communiquer avec les morts par le biais d’un flot de conscience qu’elle appelait « écriture automatique ». Son moyen de communication favori était une machine à écrire électrique, et pour ce cas précis, elle acceptait de travailler pro bono. Robin avait le droit de poser trois questions, et après chacune d’entre elles, Muench donnait une réponse. Quand Robin a demandé si Nguyen ou ses amis avaient quelque chose à voir avec le meurtre de Kait, Muench a écrit : « La situation dans laquelle se trouve à présent Dung est née d’un malentendu et d’une confusion. Ce n’est pas lui qui a fait ça, mais apparemment il sait qui l’a fait. » Lois, cependant, ne se contente pas d’être sceptique envers les médiums, elle pense que ce sont des escrocs. Mais après que Robin lui a montré la retranscription, sa raison a cédé du terrain. « Rien à perdre » est l’expression qu’elle emploie pour décrire ce qui s’est passé ensuite.

Contre-enquête

Lois, Don et Robin se sont rendus à l’hôpital où ils étaient déjà allés quelques jours auparavant, et ont cherché la chambre dans laquelle se trouvait Nguyen. Il avait l’air sonné, peut-être à cause des antidouleurs, mais suffisamment alerte pour dire à Lois qu’il voulait la voir elle, et personne d’autre. Il a passé son bras autour de son cou et l’a remerciée d’être venue. « Il a dit : “Je ne l’ai pas tuée”, se souvient-elle. J’ai alors répondu : “Je sais que tu ne l’as pas fait.” » Lois lui a dit qu’il devait savoir qui est le coupable, et qu’il devait se demander s’il aimait suffisamment Kait pour parler. Il est resté silencieux quelques instants, puis il a répondu : « Je sais. Je suis en train de prendre une décision. » La première chose que Lois a faite a été d’appeler l’inspecteur Steve Gallegos. Après sa convalescence, Gallegos a demandé à Nguyen de venir au poste de police pour être interrogé à nouveau. Il a demandé à Lois de venir aussi. « J’ai demandé à Gallegos : “Que voulez-vous que je fasse ?” se souvient Lois. Et il a répondu : “La même chose que vous avez faite à l’hôpital.” » Alors qu’ils étaient assis, seuls, dans la salle d’interrogatoire, elle a montré à Nguyen le renne en peluche qu’il avait offert à Kait pour Noël. Elle lui a rappelé combien Kait aimait le jouet, et quel joli cadeau c’était. Elle lui a répété ce qu’elle lui avait dit quelques jours plus tôt – qu’il savait quelque chose et qu’il fallait qu’il parle. Cette fois-ci, il n’a rien dit. D’après Lois, c’est à peu près à ce moment-là que l’enquête a vacillé. Elle n’est pas sûre de ce qui s’est passé, mais l’intérêt de Gallegos pour les indices troublants qui continuaient d’apparaître a semblé s’évanouir. Il y avait, par exemple, l’amie de Kait qui disait avoir reçu un appel effrayant de Nguyen la nuit du meurtre. « Il hurlait dans le téléphone : “Kait est morte” », a-t-elle dit à Caristo, le détective privé, lors d’un entretien enregistré. La femme, qui a préféré rester anonyme, était plus proche de Kait que Nguyen, et elle savait que Kait n’avait pas apprécié l’histoire de la fraude à l’assurance. Le couple avait fait le trajet en voiture jusqu’au comté d’Orange pour un accident mis en scène. Son amie pensait qu’il pouvait y avoir un lien entre ces événements et le meurtre de Kait, elle a donc appelé la police, qui l’a dirigée vers Gallegos. « Il m’a tout simplement envoyée balader », raconte-t-elle. Ce n’est que plus tard qu’elle a découvert le détail le plus frappant : la police n’avait pas informé Nguyen de la mort de Kait avant 3 h du matin – plusieurs heures après qu’elle a reçu ce message paniqué de lui. Il y avait aussi les appels téléphoniques. Alors que Lois rangeait les affaires de sa fille, clôturait ses comptes et payait ses factures, elle a remarqué trois appels passés depuis l’appartement de Kait. Tous ont été passés dans le comté d’Orange, le 17 juillet, au moment précis où Kait était en train de mourir au service traumatologique. Nguyen était à l’hôpital au moment des appels, donc cela ne peut pas être lui. Lois a fourni les factures détaillées à Gallegos. « Je l’appelais en lui demandant s’il avait trouvé quelque chose. Il répondait : “Non, ce sont des numéros non répertoriés. La police ne peut rien y faire.” »

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Nguyen et Kate
Une affiche placardée dans la ville
pour tenter de retrouver les meurtriers

Dans la période qui a suivi le meurtre, la note récupérée dans l’appartement de Kait et qu’elle est censée avoir écrite à l’intention de Nguyen s’est révélée être un indice important : elle prouve en effet que Kait et Nguyen avaient résolu leur dispute. Pourtant, quand la famille Arquette a finalement eu accès à l’original, ils ont été étonnés. Non seulement les cursives étaient très différentes de l’écriture soignée de Kait – des modèles de son écriture ont été fournis à la police – mais, encore plus choquant, il y avait des fautes d’orthographe et de grammaire que Kait n’aurait jamais commises. Quand le texte du message apparaît dans la rapport de Gallegos, il a été corrigé : « Je suis partie chez mam pour retourné les livres » est devenu « Je suis allée chez maman pour lui rendre ses livres ». Finalement, Nguyen a fait plusieurs confessions stupéfiantes au sujet des fraudes à l’assurance. Lors de ses premières rencontres avec la police, il avait dit tout ignorer de l’affaire. En fait, il savait, et il a admis plus tard avoir participé à deux mises en scènes d’accidents, planifiées et payées par un assistant juridique du comté d’Orange. Il avait menti parce qu’un ami complice lui avait dit de le faire. L’ami s’est révélé être celui qui avait passé les trois mystérieux appels depuis l’appartement de Kait. Ils étaient tous destinés à l’assistant juridique qui avait organisé les accidents. Ces confessions ont eu lieu durant un interrogatoire au poste de police d’Albuquerque. Pour des raisons obscures, les autorités ne s’en sont pas inquiétées. Un adjoint a décrit plus tard les « déclarations concernant les activités d’un gang vietnamien » comme étant probablement « de la fumée sans feu ». Gallegos, qui avait mené l’interrogatoire de Nguyen, s’est montré sympathique. À un moment, il lui demande pourquoi il pense que Lois est persuadée que « les Vietnamiens » sont impliqués dans le meurtre de Kait. « — Elle pense qu’on l’a fait, répond Nguyen. — À ta connaissance, il n’y a rien qui suggère que quelqu’un en Californie est responsable de la mort de Kait ? — Non. — Tu en es sûr ? — Oui. » Après l’interrogatoire, Nguyen a quitté le poste, et finalement la ville. Lois est restée sans voix. La police était-elle incompétente ? Savaient-ils quelque chose qu’ils refusaient de divulguer ? « Nous avions de sérieux doutes concernant la communication au sein de la police et ce qu’ils faisaient réellement », m’a dit Lois. Dans ce tourbillon de désespoir, de confusion, de deuil et de frustration grandissante, elle a commencé à chercher des réponses ailleurs.

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Robin pressait sa mère d’accepter de rencontrer la médium Betty Muench, et elle a accepté à contrecœur. Lois a trouvé que Muench était digne de confiance. Elle ne faisait pas de publicité et refusait d’être payée. Elle a aussi conseillé à Lois d’être prudente avec les informations qu’elle tirerait de leurs entretiens, en particulier avec la police. (Lois se souvient d’elle la mettant en garde : « Ils vont vous prendre pour une fêlée. ») Le fait que Muench ressemble à quelqu’un que Lois connaissait bien aidait aussi : un détective médium qu’elle avait créé dans un de ses livres, publié plusieurs années auparavant. « J’avais le sentiment incroyable d’avoir écrit l’histoire de mon propre futur », a écrit Lois plus tard. Lois s’est demandée s’il existait d’autres médiums honnêtes. Elle a commencé à chercher autour d’elle et a réalisé qu’ils n’acceptaient de travailler qu’avec les forces de l’ordre. Pour pouvoir y avoir accès, Lois s’est assurée une commande sur le sujet pour Woman’s Day, et mentionnait sa fille à la fin de chaque interview. « Ils disaient : “Je suis désolé, est-ce que je peux faire quelque chose ?” » Pour entrer en contact avec Kait, ils demandaient des effets personnels. Lois a donc commencé à envoyer un peu partout dans le pays des restes de la vie de sa fille : une paire de boucles d’oreilles en coquillage et plaqué-or, un sac à main, un portefeuille… Ils répondaient en envoyant des indices potentiels sur le meurtre et de supposés messages de Kait qui sont parvenus à convaincre Lois que tous les médiums n’étaient pas des charlatans.

« Je savais qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit pour la dissuader. » — Don, le mari de Lois

Parfois, les indices poussaient Lois à poursuivre son enquête à ses propres risques. Quand on lui a indiqué qu’un « château désert » pourrait avoir joué un rôle dans le meurtre, par exemple, elle a attrapé un appareil photo, est montée dans sa voiture et a conduit plus de 20 kilomètres le long des contreforts des montagnes Sandia. Après s’être garée sur une piste poussiéreuse et avoir péniblement gravi un chemin caillouteux, elle a atteint son but : derrière un portail fermé, avec vue sur la ville qui s’étendait au loin, se dressait la demeure grandiose qu’elle cherchait. Soudainement projetée dans la peau de l’un des adolescents audacieux – ou téméraires – de l’un de ses romans, Lois a escaladé la grille et traversé la cour. « Comme personne n’est apparu pour m’arrêter, j’ai continué jusque sous le porche voûté et monté les marches jusqu’à la porte en bronze du bâtiment principal », a-t-elle écrit plus tard. Elle a fait un petit tour, pris quelques photos et est restée attentive au moindre détail. « J’ai regardé par la fenêtre et vu que la maison était meublée. Mais j’ai eu le sentiment que le lieu était abandonné. Les transats avaient été renversés par le vent, la piscine était sale et des boules d’herbes sauvages s’étaient accumulées en tas le long des statues de marbre. » Finalement, Lois s’en est allée sans avoir été repérée et sans avoir rien trouvé qui ait un lien avec le meurtre de Kait. Le mari de Lois, Don, s’inquiètait de voir sa femme s’acharner à ce point. Ils ont fini par recevoir des appels anonymes et des menaces. « En même temps, me raconte-t-il, je savais à quel point cela comptait pour elle, et qu’elle ne pouvait pas s’arrêter. Je savais qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit pour la dissuader de continuer. » Toutes les entreprises de Lois liées à des médiums n’étaient pas aussi dangereuses. Une de ceux avec qui elle travaillait, une femme nommée Noreen Renier, collaborait avec la police en temps que portraitiste. Lois lui a envoyé les lunettes de soleil de Kait, un de ses rouges à lèvres et plusieurs autres objets, et Renier lui a renvoyé le portrait d’un possible suspect. L’homme sur le dessin ressemble à l’identique à un autre personnage créé par Lois, un tueur à gage du nom de Mike Vamp, dans un livre intitulé Don’t Look Behind You. Dans le roman, Vamp conduit une Camaro dans laquelle il capture un personnage de femme pour lequel Lois s’était inspirée de Kait. Le livre n’avait pas encore été publié au moment du meurtre.

Drive-by shooting

Dans le même temps, la police d’Albuquerque conduisait sa propre enquête, et deux hommes ont été accusés du meurtre de Kait. Quand le meurtrier avait tiré le coup qui l’avait tuée, il était, d’après la police, assis sur le siège passager d’une Camaro. Son nom était Miguel Garcia, mais tout le monde l’appelait Mike. Lors d’un interrogatoire avec la police, l’un de ses amis a livré son surnom : Vamp. L’autre accusé était Juvenal « Juve » Escobedo. Ils avaient grandi ensemble à Martineztown, un ramassis de pauvres maisons poussiéreuses et de parkings, coincé entre le centre-ville et la départementale 25. À l’été 1989, Garcia et Escobedo avaient respectivement 18 et 25 ans, et d’après les dires de l’inspecteur Gallegos, ils avaient tué Kait de la manière la plus effroyable : dans un élan de violence psychopathe et gratuite. Ils étaient sortis faire un tour dans la Camaro d’Escobedo – Juve conduisait – quand ils ont repéré une blonde dans une petite Ford rouge. Comme rapporté dans une déclaration faite sur l’honneur : « Juve a défié Michael Garcia de tirer sur la conductrice. Michael Garcia a ensuite pointé son revolver vers la jeune femme blonde à travers la fenêtre passager, qui était ouverte, et a tiré à plusieurs reprises. » Un terme qui devenait à l’époque de plus en plus récurrent est alors utilisé : drive-by shooting.

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Juve et Mike
Deux suspects en détention
Crédits : KOAT-TV

Quand Escobedo et Garcia ont paru au tribunal – et sur les écrans de télévision d’Albuquerque –, ils ressemblaient à des gamins maigrichons qui entraient pour la première fois dans une salle de musculation. Ils portaient tous deux une combinaison à manches courtes bleu pâle. Escobedo arborait une moustache clairsemée et une tignasse bouclée ; le visage de Garcia était encadré par des cheveux noirs plaqués en arrière. Lois a dit à un journaliste de télévision qu’elle avait de l’espoir mais qu’elle était choquée par l’arrestation. « Je ne pouvais pas croire ce que j’entendais », a-t-elle déclarée. Pourtant, le dossier a rencontré des problèmes dès le départ. L’ami qui avait divulgué le surnom de Garcia a aussi affirmé qu’il se trouvait sur le siège arrière de la voiture la nuit du meurtre et a parlé à la police du revolver utilisé pour tuer Kait ; il disait avoir vu Garcia l’attraper sous le matelas à ressort chez ses parents. Pourtant, il s’avère que cet ami ne pouvait pas se trouver sur le siège arrière puisqu’au même moment, il était incarcéré. Quand la police a retrouvé l’arme, il manquait la bague et le ressort. Le pistolet était inutilisable et l’était visiblement depuis plusieurs mois. « Le type qui n’était pas là a désigné cela comme étant l’arme du crime », se souvient Gallagher, qui a révélé le scandale dans le Albuquerque Journal. Moins de deux semaines plus tard, les charges étaient abandonnées. La police a alors adopté une approche différente. Les inspecteurs se concentraient plutôt sur les voisins qui affirmaient avoir entendu Garcia parler du crime, et sur un autre homme qui avait dit aux policiers et aux gardes de la prison qu’il avait lui aussi assisté au crime depuis le siège arrière de la Camaro. Lorsqu’un grand jury a été réuni, il s’est rétracté et a dit que sa confession avait été faite sous la contrainte. Il a dit n’avoir fait cette déclaration que parce que les policiers qui l’interrogeaient avaient éteint le magnétophone avant de le menacer. « Si vous ne coopérez pas, je vous envoie en prison et vous fais condamner à mort »lui aurait dit le policier. Le grand jury n’y a pas cru, et un mois après que les charges avaient été abandonnées, Escobedo et Garcia ont été inculpés pour meurtre au premier degré. Garcia est resté en prison, mais Escobedo, qui avait été relâché, n’a pas été retrouvé. Plus d’une année est passée sans qu’on puisse lui mettre la main dessus. Un jour, Lois a entendu dire qu’il était à Albuquerque, et le suivant, qu’il s’était envolé pour le Mexique. Pendant tout ce temps, la police le recherchait activement. « On ne savait pas qui croire », se souvient Lois.

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Finalement, un mardi de printemps en 1991, presque deux ans après le meurtre de Kait, la famille Arquette a été convoquée par le procureur général, Robert Schwartz, un homme sec avec une grande moustache digne d’un dessin animé et une masse de cheveux poivre et sel. Schwartz leur a appris que les charges avaient été abandonnées. Il pensait toujours que Kait avait été victime d’un drive-by shooting aléatoire, et que Garcia et Escobedo étaient les coupables. Mais certains témoins commençaient à tergiverser et Schwartz pensait qu’ils avaient été intimidés. « Ils sont devenus inutilisables, a-t-il dit. L’autre problème, c’est que les avocats de la défense se sont penchés sur les contacts de ce Vietnamien. Ils ont un mobile bien plus solide que notre piste. » Mais, a-t-il ajouté, « les pistes s’arrêtent là ». Rien de tout cela n’avait de sens. Si le mobile des « contacts vietnamiens » était plus solide, se demandait Lois, pourquoi semblait-il que Gallegos ne se soit pas donné la peine d’enquêter dans cette direction ? Elle n’était pas du genre à accepter les indices fournis par un médium sans les corroborer par des preuves concrètes, mais elle se posait toujours des questions concernant Garcia et Escobedo. Où donc était passé Juve, et pourquoi ne le retrouvait-on pas ? Avaient-ils un rapport avec le meurtre de Kait ou bien ces histoires de menaces policières étaient-elles vraies ?

Quand un journaliste local a demandé au directeur de l’enquête ce qu’il pensait du livre, ce dernier a fait feu : « Je ne lis pas de fiction. »

Ce n’est pas comme si la ville ou la police d’Albuquerque jouissait une réputation inébranlable. Gallagher se souvient de comment, dans les années 1980, les renseignements de la police de la ville ont commencé à traquer des avocats qui avaient poursuivi le département de police en justice et les journalistes qui avaient couvert l’affaire. Quand l’Union américaine des libertés civiles a lancé des poursuites pour demander la divulgation de ces dossiers, la police y a mis le feu. Plus tard, un officier de police habillé en assassin japonais a été reconnu coupable de meurtre et de braquage de banque, et le maire, ainsi qu’un politicien puissant, se sont révélés avoir reçu des pots-de-vin pendant la construction d’un palais de justice. « Je me réveillais tous les matins en me demandant si la mairie avait été vendue », a dit Gallagher. Le récit des événements vécus par Lois, Who Killed My Daughter?, publié en 1992 sous le nom de Lois Duncan, relate le meurtre, les événements troublants qui ont suivi et sa lutte pour y trouver un sens. Elle y critique profondément la façon dont les forces de l’ordre ont traité son cas et le département de police y a répondu de la même façon. Quand un journaliste local a demandé au directeur de l’enquête ce qu’il pensait du livre, ce dernier a fait feu : « Je ne lis pas de fiction. » Dans l’ouragan médiatique qui a suivi la sortie de Who Killed My Daughter?, Lois est apparue aux côtés du procureur général, Robert Schwatz, dans l’émission Larry King Live, pour ce qui s’annonçait comme le débat houleux entre un procureur et une mère de victime outragée. Alors que Lois se préparait dans sa chambre d’hôtel, elle était stressée. Dans la salle d’audience, Schwartz n’avait pas fait que se donner en spectacle, il avait un public à ses côtés, comme pour un one-man show. Elle a alors développé une stratégie de débat centrée sur un point précis : « J’en savais plus sur l’affaire que lui, a-t-elle écrit plus tard. Je me suis promis de ne plus être présentée comme une femme au foyer rendue folle par le deuil, qui aurait créé des monstres sortis de nulle part. » Finalement, à la dernière minute, son mari l’a appelé pour lui fournir un renseignement obtenu d’un médium, qui venait tout chambouler : les meurtriers de Kait allaient se retourner l’un contre l’autre. Don l’a averti de ne pas s’aliéner la police. À contrecœur, Lois a promis d’éviter à tout prix la confrontation. Les sept minutes qui ont suivi étaient étranges. Lois s’était préparée à la bagarre, et à la place, elle a fait ce qui s’apparentait plutôt à une déclaration réchauffée. Après l’émission, se souvient Lois, Schwartz lui a demandé un autographe.

Chaînons manquants

Deux ans plus tard, après que l’édition de poche de Who Killed My Daughter ? a paru, Pat Caristo, le détective privé, regardait la télévision quand elle a aperçu Lois dans l’émission Sally Jessy Raphael. Quand le numéro de téléphone de l’émission s’est affiché, Caristo a décroché son combiné. Caristo a passé la majeure partie de sa vie dans les forces de l’ordre, d’abord comme inspecteur de police à Philadelphie, puis comme détective au département de police de l’Université du Nouveau-Mexique, et finalement, au sein d’une commission sur le crime organisé mise en place par le gouverneur. Elle a fini par ouvrir son propre bureau d’enquête privée à Albuquerque et a été embauchée par un avocat qui se lançait dans un nouveau créneau d’affaires : les requêtes individuelles suite à des drive-by shootings. La police d’Albuquerque a toujours utilisé ce terme pour décrire le meurtre de Kait, et l’avocat a donc demandé à Caristo d’approfondir ce cas. Ceci l’a amené à examiner tous les détails de la scène de crime. Et ce qu’elle a trouvé est inquiétant.

Paul Apodaca Crédits : KOAT-TV

Paul Apodaca
Crédits : KOAT-TV

L’enchaînement d’événements qui a mené la police à la Ford rouge de Kait est bref, probablement moins de deux minutes. Il débute à 23 h le soir où Kait a été tuée, avec un inspecteur en civil amenant des témoins au poste de police au sujet d’une autre affaire. Il a presque fini sa soirée lorsqu’il aperçoit la voiture de Kait. Son corps étant renversé, il ne la voit pas en passant en voiture à côté d’elle. Il pense plutôt qu’il y a eu un accident, il poursuit donc sa route et contacte la centrale par radio pour voir si quelque chose a été signalé. Rien. Il fait donc demi-tour et finalement, découvre Kait. Des preuves cruciales ont déjà potentiellement disparu de la scène de crime. Lors du premier passage en voiture de l’inspecteur, il avait vu plusieurs voitures près de la cabine téléphonique en bois. Après avoir contacté la centrale et fait demi-tour, il ne restait plus que la voiture de Kait. Un homme qui habitait à proximité de la scène a appelé plus tard la police pour raconter qu’après avoir entendu ce qui ressemblait à des coups de feu, il a passé la tête par la fenêtre et vu une Coccinelle Volkswagen s’enfuir du site. Mais l’inspecteur, lui, ne l’a pas vue. Il n’y a eu aucune course poursuite en voiture cette nuit-là dans le centre-ville d’Albuquerque. À la place, l’inspecteur a trouvé un homme à côté de la voiture de Kait. « Il se trouve qu’il passait par là », expliquait l’inspecteur dans une déposition faite plus tard. L’homme en question s’appelait Paul Apodaca. À l’époque, il n’avait que la vingtaine mais accumulait déjà un passif criminel inquiétant. Au cours des années 1980, il avait plusieurs fois été inculpé pour des attaques violentes contre des femmes, du braquage au passage à tabac d’une jeune fille armé d’une batte de baseball. Dans une affaire datant de 1990, il a tiré par la fenêtre de sa voiture avec un pistolet de calibre .22 sur un travesti qui marchait dans la rue, blessant sa victime dans le dos. La voiture d’Apodaca était alors une Volkswagen Coccinelle. Quelques années après, un titre étrange et terrifiant est apparu dans The Journal : « Un homme viole sa demi-sœur pour aller en prison. » Le plus jeune frère d’Apodaca avait été inculpé pour meurtre, et Paul voulait le protéger pendant qu’il était derrière les barreaux. Il a donc violé une parente de 14 ans et a été condamné à « 9 à 20 ans de prison ». Sur le lieu du meurtre de Kait, Apodaca a fourni ses coordonnées à la police. Puis il s’en est allé. Quand Caristo a découvert cela, elle n’en est pas revenue. La procédure standard de la police aurait voulu qu’une recherche soit faite sur son nom. Les officiers auraient réalisé que quelques mois avant le meurtre de Kait, il avait été retrouvé sur University Boulevard avec une bouteille de Jim Beam presque vide, un pack de 12 Budweiser et deux pistolets 22 mm. Apocada et un de ses oncles s’étaient mis à tirer, sur quoi juste, ce n’est pas précisé dans le rapport de police. « Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’entrer son nom dans les archives du département de la police d’Albuquerque, explique Caristo. C’est l’étape numéro 1 de toute enquête. » Quand Caristo a vu Lois dans l’émission Sally Jessy Raphael, elle n’a pas entendu une seule fois prononcé le nom d’Apodaca. Elle a donc appelé la hotline. « Ils n’en savaient rien », conclue Caristo.

~

Un jour d’octobre 1995, peu après que la famille Arquette a embauché Caristo, elle avait retrouvé Apodaca au centre de détention de Bernalillo County, où il était emprisonné pour le viol. Lorsqu’ils se sont assis dans une salle de visite vide, Caristo a été surprise par l’homme qu’elle venait rencontrer : il était affable, propre sur lui et, au moins au début, candide. Il a parlé à Caristo de cette nuit de juillet 1989 : il se rendait chez un ami lorsqu’il a vu la voiture de Kait ; il s’est donc arrêté. L’inspecteur est arrivé peu après, et les hommes se sont approchés de la voiture. « Ensuite, je lui ai demandé : “Qui était avec vous ?” » raconte Caristo. Le comportement avenant d’Apocada s’est brusquement évanoui. Caristo se souvient de sa réponse : « Qui a dit que quelqu’un était avec moi ? » C’était bien sûr une question cruciale. Une Volkswagen avait été vue quittant les lieux du crime juste après que les coups de feu ont retenti. Était-ce Apodaca ? Les couleurs ne correspondaient pas : il a dit à Caristo que la sienne était orange, alors que le témoin parlait d’une voiture grise. Pourtant, pour Caristo, cette coïncidence valait une enquête. Car si c’était bien la sienne et qu’elle avait été aperçue s’éloignant des lieux, c’est que quelqu’un d’autre était au volant.

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Un petit calibre ?
Photographie reproduite avec l’autorisation de Lois Duncan

Alors que Caristo déconstruisait l’enquête sur la scène du crime, il est apparu rapidement qu’Apodaca n’était qu’une pièce d’un puzzle qui grandissait à vue d’œil. Elle par exemple découvert qu’aucune balle ou douille n’avait été retrouvée sur la scène de crime, et que seuls quelques fragments ont été retrouvés dans le corps de Kait. Quelqu’un avait-il fait le ménage ou bien avait-on simplement mal cherché ? Le médecin légiste qui a examiné Kait suggère que les deux balles qui l’ont tuée ont été tirées avec un petit calibre, mais lorsque Caristo a examiné les photos de la voiture de Kait, elle a remarqué un large impact de balle dans la portière du conducteur, qui provenait au minimum d’un 38 mm. Finalement, quand elle a interrogé les deux premiers policiers arrivés sur les lieux – l’inspecteur en civil et un officier –, ils ont fournis des récits sensiblement différents des premiers instants : L’inspecteur a dit que c’était l’officier qui avait recueilli les renseignements concernant Apodaca. L’officier, lui, a dit que c’était l’inspecteur. Apodaca, lui, a dit qu’il n’y avait là personne en uniforme. « À partir de là, on ne sait pas ce qui s’est passé, soupire Caristo. Il n’y a pas un seul fait confirmé. » Caristo a résumé son analyse dans un document de 75 pages et l’a livré au département de police d’Albuquerque. Elle n’en a plus jamais entendu parler. Les questions qu’elle soulevait, cela dit, ouvraient des pistes entièrement inédites et inquiétantes, et engendraient des spéculations qui créditaient la théorie du complot. Y avait-il un lien entre Apodaca, les gangs vietnamiens, Escobedo et Garcia ? Avait-on fait capoter la scène de crime par incompétence ou pour couvrir quelqu’un ? Kait avait-elle découvert quelque chose d’encore plus sinistre que des fraudes à l’assurance ? Dans les années qui ont suivi la publication de Who Killed My Daughter?, Lois est passée dans plusieurs émissions qui abordaient le surnaturel, pour faire part de ses expériences psychiques. Elle a peur que cela ne nuise à sa crédibilité auprès des autorités, mais comme ces émissions sont très regardées, elle espérait que cela aiderait à résoudre le meurtre de Kait. « J’espère que vous ne direz pas que je suis accro aux médiums, m’a-t-elle dit. Je ne veux pas être célèbre pour cela. »

Une fin ?

Lois n’a jamais cessé de documenter le meurtre de Kait, et même si cela a pris beaucoup plus de temps qu’elle ne l’avait pensé, elle a publié la suite de Who Killed My Daughter? l’année dernière. « J’attendais d’avoir une fin », dit-elle. À mi-chemin entre des mémoires et un récit d’enquête policière réel, One to the Wolves, publié en e-book, devrait sortir en livre de poche. Elle est très excitée. « C’est une chose de sortir un livre en tant que mère éplorée, dit-elle. C’en est une autre de dire que tout le système est corrompu. » Elle m’a dit être plus sûre que jamais que le meurtre de Kait avait été planifié, et que les erreurs apparentes faites sur la scène de crime ne seraient, en fait, pas des erreurs. De son point de vue, elles ont été pensées. « Je ne vois pas comment quelqu’un de sain d’esprit pourrait penser que c’était un hasard », dit-elle. Les qui, quoi, où et pourquoi de cette conspiration sont tentaculaires et longuement détaillés ; ils impliquent un garage qui était un ancien atelier clandestin, de l’héroïne découverte dans le magasin d’import où Kait travaillait, et une liste changeante de personnages et de mobiles. « Il y a de plus en plus de raisons pour qu’elle ait été tuée », commmente Lois. Caristo, elle, est certaine que Kait était visée. « Vous conduisez, seule, et quelqu’un vous vise comme cela ? dit-elle. Ils ont tiré de près, bang, bang. » Mais pour le reste, elle n’est sûre de rien. Dans son récit, le scénario le plus simple est celui-ci : la police a fait beaucoup d’erreurs, et en réalisant les possibilités de poursuite civile, a tenté de « minimiser » ces erreurs, comme le dit Caristo. La version complexe implique quelqu’un d’extérieur au poste de police et qui aurait contrôlé l’affaire. Quand je lui demande quelle théorie elle est tentée de croire, elle fait une longue pause et soupire. « Je ne sais pas. » Elle amorce une phrase, se rétracte. « J’aimerais croire que c’est la première, mais je ne sais pas. » Gallagher pense que l’affaire a été démantelée par l’incompétence et le manque de chance, entre autres : un inspecteur ayant presque fini son service n’a pas interrogé un homme qui aurait dû l’être. Un inspecteur de la criminelle peu expérimenté n’a pas réussi à éliminer des suspects potentiels. « Résultat, c’est un complet désordre, dit-il. Et malheureusement, ce désordre est engendré par la culture de la police. S’il avait été question d’une conspiration, elle aurait été révélée depuis. Les conspirations ne passent pas l’épreuve du temps. Surtout dans la police. »

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Lois et sa fille en 1971
Photographie reproduite avec l’autorisation de Lois Duncan

Du point de vue de la police d’Albuquerque, l’affaire ne s’est pas démolie toute seule, la faute incombant à Lois. « Quand elle sort des choses qui ne sont pas factuelles, ça n’aide pas », dit le Major Anthony Montano. Montano refuse de dire quels éléments ne sont pas factuels, ni comment exactement ils ont « compromis » l’enquête de la police, comme il dit. Il refuse aussi de discuter d’autres détails du cas, mais il ajoute qu’un étouffement de l’affaire n’a jamais été démontré. Quand je lui demande s’il y a eu une enquête à ce sujet, il me répond : « À ma connaissance, oui. Mais je ne peux le dire avec assurance. » Après avoir quitté Albuquerque, Dung Nguyen s’est installé en Californie du nord, où il vit apparemment dans une maison beige comportant deux étages, dans un quartier boisé de la banlieue de San José. Quand j’ai frappé à sa porte, en février, il n’était pas là, mais une jeune file qui prétendait être sa belle-fille a ouvert la porte. Elle m’a écouté patiemment lui expliquer qui j’étais et pourquoi j’étais là. Je lui ai demandé si elle accepterait de remettre une lettre qui explique la même chose à son beau-père. Elle a souri et accepté. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles. En 2012, Paul Apodaca, qui a été relâché de prison après sa condamnation pour viol, a été incarcéré à nouveau pour avoir ouvert le front de sa petite amie et volé sa voiture. En mars, je lui ai écrit en lui demandant s’il accepterait de discuter de l’affaire. Il n’a pas répondu. J’ai frappé à la porte d’une maison de briques d’un étage à Martineztown, où des proches d’Escobedo sont censés habiter. Un homme avec une moustache à la Fu Manchu m’a dit être le grand frère d’Escobedo. Juve, m’a-t-il dit, a habité dans une arrière-salle pendant un temps, mais il ne savait pas comment le joindre. Je lui ai raconté l’histoire sur laquelle je travaillais et lui ai donné mon numéro au cas où il parviendrait à lui parler. Une demi-heure plus tard, mon téléphone a sonné. « C’est Juve Escobedo », a dit la voix. À 16 h 30, Escobedo et sa fille adolescente, McKayla, était assis à la réception de mon hôtel de l’aéroport. Escobedo ne ressemblait presque plus au gamin juste-assez-vieux-pour-boire qu’on avait vu aux informations. Il était petit, avait du ventre et le front dégarni, il portait un jean usé et un t-shirt gris. C’était la première fois qu’il parlait de l’affaire avec un journaliste et pendant qu’on discutait, il s’exprimait doucement et s’appliquait à garder ses yeux dans les miens. Parfois, il se penchait en avant pour insister sur un point. À deux reprises, il a fondu en larmes. McKayla, dont les yeux ne se détachaient pas du téléphone qu’elle avait dans les mains, jetait régulièrement un œil à son père et affichait un rictus.

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Escobedo a été élevé dans un petit village poussiéreux du centre du Mexique ; il est arrivé à Albuquerque avec sa mère le 1er janvier 1979, alors qu’il était en CE2. Avant l’hiver 1990, la vie était assez belle. C’est là qu’il a rencontré ses premiers ennuis – conduite en état d’ivresse –, mais ce n’était rien par rapport à ce qui l’attendait. « J’étais un gamin heureux », se rappelle-t-il. Il connaissait Miguel Garcia et les deux autres gars depuis des années. L’un d’eux était un voisin dont il était amoureux de la sœur ; l’autre aidait à laver la Camaro, à défaut de pouvoir payer l’essence pour les ballades. D’après le récit d’Escobedo, il était chez sa sœur la première fois qu’il a entendu parler du meurtre de Kait. Ils regardaient les informations quand la nouvelle est apparue sur l’écran. Cela a attiré son attention à cause du lieu – un de ses frères habitait à proximité. « Je n’ai jamais songé qu’au final, c’est moi qui allait être accusé », dit-il. Quand Escobedo a été arrêté, dans l’appartement de sa sœur, six mois plus tard, il dit avoir répété la même chose en boucle à la police : « Vous arrêtez la mauvaise personne. » Après avoir été relâché, il a croisé deux amis qui avaient parlé à la police, et les deux lui ont dit la même chose : ils avaient été forcés. Escobedo les a crus, mais il a mis un terme à leur amitié. Il a revu Garcia également, mais ils n’ont jamais parlé du meurtre. « Il ne m’a jamais dit s’il l’avait fait ou pas », dit Escobedo. Quand les charges ont été rétablies, Escobedo dit qu’il n’a pas fui l’État ou le pays. « Je préférais prendre ma vie en main et la contrôler », dit-il.

« D’une certaine façon, je me sens proche de Madame Lois. » — Juvenal « Juve » Escobedo

Escobedo a continué à travailler dans la construction et à se bâtir une famille, et quand son fils et sa fille seront assez âgés, il leur racontera comment il a une fois été accusé de meurtre à tort. Il a déménagé de Martineztown, mais a continué à avoir des nouvelles des trois hommes avec qui il avait été arrêté : l’un est mort d’une overdose. Un autre est sans-abris. Garcia n’a pas fait tellement mieux. Il a refusé de me parler pour cette enquête, mais Escobedo dit qu’il a essayé de se suicider après que les charges ont été abandonnées, et que depuis il fait des allers-retours en prison. Escobedo explique qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’il ne pense à ce qu’il appelle « le gorille dans son dos » – l’accusation de meurtre qui n’a jamais vraiment disparu – ou à Lois, dont il a lu le premier livre au sujet de Kait et qu’il a vue une fois à la télévision, parlant de l’affaire. Il n’a pas apprécié le fait qu’elle ait l’air de s’en remettre à des médiums, mais il dit qu’il comprend son désespoir. Depuis que son propre fils de 20 ans, Andrew, est mort dans un accident de construction il y a deux ans, il pense beaucoup à ce que ressentent les parents lorsqu’ils perdent un enfant. « D’une certaine façon, je me sens proche de Madame Lois, dit-il. Nous non plus n’avons pas pu dire au revoir à notre fils. » Pourtant, il saisit bien la différence entre les deux cas. « Je sais qui est responsable de la mort de mon fils, dit-il. Je sais comment cela s’est passé. Où et quand. Malheureusement, elle ne sait pas. Elle va vivre le reste de sa vie avec ça. Ce n’est pas juste. » De retour à Sarasota, Lois n’est pas sûre de ce qu’elle doit faire d’Escobedo. Elle concède que lui et les autres ont sûrement été arrêtés pour classer l’affaire le plus vite possible. Mais elle croit toujours qu’ils sont peut-être impliqués, même de façon périphérique. Pourtant, elle et Escobedo partagent le même point de vue maussade quant à l’avenir de l’affaire de Kait : peu importe ce qui lui est arrivé, cela pourrait bien demeurer à jamais un mystère. « Le département de police d’Albuquerque ne veut pas résoudre cette enquête, dit Lois. C’est ce que nous en sommes arrivés à croire, même si c’est la dernière chose que nous aurions pu imaginer. »


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « Who Killed Lois Duncan’s Daughter? », paru dans BuzzFeed. Couverture : Scène de crime, par Seth Anderson.