Hero

Souleymanieh, en Irak. Une photo de Hero Ibrahim Ahmad dans les monts Zagros est devenue emblématique. Elle a été prise dans les années 1980, à l’apogée de la résistance kurde contre le régime baasiste de Saddam Hussein. Une seule femme parmi un groupe de combattants de la guérilla ; un visage aux traits légers parmi d’hommes robustes et moustachus, armés de fusils de guerre. Hero arbore l’uniforme des combattantes kurdes, et ses cheveux sont tressés à la manière de ceux de Pocahontas. On dit qu’en ce temps-là, elle se faisait appeler « Diana », ou Diane – certains prétendent que c’était son nom de guerre. Comme le veut la tradition au Moyen-Orient, beaucoup de combattants kurdes adoptent des pseudonymes au combat, principalement pour des raisons de sécurité, et peut-être aussi pour ajouter une touche dramatique à leur histoire. Diane semblait être le sobriquet approprié pour cette princesse guerrière kurde : n’est-ce pas également le nom de la déesse romaine de la chasse ?

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Hero et ses coéquipiers
Crédits : Hero Ibrahim Ahmad

Hero rit. « Non, pas du tout », dit-elle. « Rien à voir avec la déesse romaine. Mon fils aîné m’appelait ainsi – Da-ya-na. En kurde, “Daya” signifie “maman”. Pour une raison inexplicable, il ne pouvait pas le prononcer correctement ; il disait “Dayana”. Et c’est resté. » À 67 ans, Hero est d’abord un vétéran de la politique avant d’être une combattante. Elle m’accueille à l’entrée, vêtue d’une robe noire toute simple, d’une veste couleur crème bien coupée et de ballerines noires – une lady jusqu’au bout des doigts. Elle m’invite dans son salon, décoré de tableaux réalisés par des artistes kurdes de la région, et représentant des chevaux et des scènes de guerres. La guerre est partie intégrante de la culture kurde. À toutes les étapes de leur histoire, les Kurdes se sont battus contre un ennemi ou un autre. Rien qu’au cours du siècle dernier, ils ont mené la guerre aux Ottomans, aux Anglais et aux Baasistes ; aujourd’hui, l’État islamique est leur adversaire principal. Depuis le début de la guerre à l’été 2014, les médias occidentaux se passionnent pour ces farouches combattantes aux premières lignes des combats contre Daech. Que ce soit le long des frontières irakiennes, syriennes ou turques, ces femmes kurdes ont été photographiées, brandissant des Kalachnikov accrochés en bandoulière autour de leurs poitrines.

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Une combattant kurde d’aujourd’hui
Crédits : Kurdishstruggle

L’ironie de la situation a indéniablement touché une corde sensible chez les Occidentaux : des hommes religieusement conservateurs encourageaient la mobilisation des femmes. Pourtant, ces combattantes ont toujours été présentes dans la culture et l’histoire kurdes. Une génération plus tôt, Hero figurait parmi la cinquantaine de femmes à rejoindre leurs maris et leurs frères sur le front de résistance contre le régime baasiste d’Irak. Elles étaient surnommées en kurde Zhini Shakh (« les femmes des montagnes »). Le mari de Hero n’est autre que Jalal Talabani, leader de l’Union patriotique du Kurdistan, qui deviendrait entre 2005 et 2014 le premier président irakien d’ethnie kurde. Mais elle n’en était pas sa première incursion dans les montagnes pour rejoindre les forces armées qui combattaient pour l’indépendance kurde. Elle était âgée de 10 ans lorsque la monarchie irakienne fraîchement installée fut renversée par un coup d’État en 1958 – événement qu’on appellerait plus tard la Révolution du 14 juillet. De prime abord, on avait eu l’impression que le régime républicain du général de brigade Abd al-Karim Qasim serait plus cordial à l’égard des Kurdes. Tous les citoyens d’Irak furent proclamés égaux, indépendamment de leur ethnie et de leur religion. Les prisonniers politiques furent libérés et les combattants qui avaient participé au soulèvement kurde furent amnistiés. Toutefois, quelques années plus tard, les relations entre Bagdad et les Kurdes se dégradèrent. Les Kurdes résidant dans le Nord tentèrent de négocier leur indépendance avec Bagdad, mais après l’inexécution de plusieurs accords, ils décidèrent en 1961 d’engager la guerre contre le gouvernement irakien.

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Hero pendant la guerre
Crédits : Hero Ibrahim Ahmad

Le père de Hero, Ibrahim Ahmad, était alors secrétaire général du Parti démocratique kurde (PDK). Lorsque l’armée irakienne marcha sur Souleymanieh, il emmena sa femme et ses sept enfants vers les montagnes. « Mon père croyait en l’égalité des hommes et des femmes », me dit-elle. « Je suis l’aînée de leurs enfants. À ma naissance, il organisa une fête en mon honneur ; ce qui était inédit en ce temps-là. Personne ne célébrait la naissance d’une fille – uniquement celle des garçons. » Plus tard, avant qu’elle n’épouse Jalal Talabani, jeune et charismatique avocat devenu homme politique, Hero avait été contactée par le syndicat des étudiants affiliés au PDK, qui lui proposait de devenir membre permanent du parti. « Ils m’ont demandé de rejoindre le parti, mais j’ai décliné leur offre », se souvient-elle. « On ne parlait plus que de moi dans les montagnes. Ils disaient : “Comment ose-t-elle refuser ?” » Mon père prit alors ma défense. « Elle a le droit de décider. Si elle veut nous rejoindre, elle est la bienvenue, sinon, rien ne l’y oblige. »

Baas

À la fin des années 1970, à son retour dans les montagnes pour reprendre la lutte armée, Hero était déjà mariée et mère de deux enfants, Bafel et Qubad. Trop jeunes pour rejoindre leurs parents, les garçons étaient restés sous la garde de leur grand-mère maternelle à Londres. Hero avait choisi de se battre aux côtés de son mari.

Hero, qui ne supportait plus l’exil alors que son mari combattait dans les montagnes, décida de le rejoindre.

En 1974, lorsque la guerre éclata entre les Kurdes et Bagdad, en réponse à l’impossibilité de mettre en place l’Accord d’autonomie de 1970, les États-Unis, le Shah iranien et Israël commencèrent à financer secrètement les rebelles kurdes dans leur lutte contre le gouvernement baasiste. Par représailles, le gouvernement irakien répliqua aux attaques par les grands moyens. Une année plus tard, le 6 mars 1975, Bagdad signa les Accords de Téhéran, mettant ainsi fin au conflit sur la voie fluviale Chatt al-Arab (Alvand Rood en perse). En contrepartie, l’Iran acceptait de ne plus financer les Kurdes irakiens. Lors du soulèvement des Kurdes en 1974, qu’on appelle aussi Ayloul Revolution en kurde, le régime baasiste, dans un état lamentable, reprit son violent programme d’arabisation des régions riches en pétrole, parmi lesquels Kirkouk et Khânaqîn. Les familles arabes originaires de sud furent déplacées vers le nord, notamment à Kirkouk.

À la fin des années 1970, des centaines de villages kurdes furent brûlés, en particulier ceux situés dans les régions frontalières, pour éviter que les Pershmergas ne reprennent la résistance. Plus de 200 000 Kurdes furent déportés vers d’autres régions du pays. Et souvent, l’accès aux zones kurdes leur était interdit. « Après notre mariage, nous sommes restés deux ans à Bagdad. Toutefois, en raison de la pression du gouvernement, qui nous soupçonnait d’être des dissidents, nous avons dû partir vers Le Caire », raconte Hero. C’est d’ailleurs à cette période qu’elle termina ses études en psychologie à l’université de Mustansariya de Bagdad et donna naissance à son fils Bafel. L’échec de la révolte kurde entraîna la dislocation du PDK et le 1er juin 1975, Jalal Talabani et certaines figures notables du mouvement kurde créèrent l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). En 1977, Talabani et ses hommes étaient de retour dans les montagnes pour engager une nouvelle guerre contre l’armée baasiste de Saddam Hussein. Deux ans plus tard, Hero, qui ne supportait plus l’exil alors que son mari combattait dans les montagnes, décida de le rejoindre au camp de base de l’UPK, situé du côté irakien de la frontière irano-irakienne.

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Hero dans les montagnes de Zagros, dans les années 1980
Crédits : Hero Ibrahim Ahmad

À la question de savoir quel rôle elle jouait sur le champ de bataille, Hero répond : « Eh bien, je n’ai jamais tué personne, si c’est ce que vous voulez savoir. J’avais un pistolet et je savais comment l’utiliser, mais je ne m’en suis jamais servi pour tirer sur qui que ce soit. » « Par contre, j’étais traitée comme si j’étais un homme », insiste-t-elle. « Tout dépend de vous. Si vous êtes effrayé, on vous traitera comme une femme. » Faire le ménage ne l’intéressait pas, et elle ajoute d’une voix narquoise : « J’ai essayé de cuisiner, mais personne n’aimait ma cuisine. » Néanmoins, le travail que Hero a abattu est sans doute tout aussi significatif que l’effort de guerre. Elle a enregistré – sur un vieux caméscope VHS – la séquence vidéo qui a attiré l’attention de l’opinion internationale sur cette guerre. Elle a ainsi pu montrer de quelles manières le régime baasiste bombardait l’armée kurde par les airs. Une de ses vidéos les plus poignantes a été filmée en 1987, immédiatement après le bombardement d’un village dans la vallée de Jafati. Alors que le village brûle lentement, on aperçoit des livres fumant parmi les ruines de l’école. Deux jeunes enfants qui avaient survécu à l’attaque apparaissent à l’écran, décrivant de façon saisissante les récents événements. « Chaque jour, nous étions bombardés par voie aérienne. Nous nous déplacions constamment. Chaque fois qu’ils découvraient nos positions, nous devions partir », dit-elle. « Mais cela n’intéressait personne. La guerre entre l’Irak et l’Iran battait son plein, et le monde ne voulait pas entendre de critiques négatives sur le régime de Saddam Hussein. » En 1988, un journaliste anglais proposa de diffuser la séquence en Grande-Bretagne. « Aussitôt après l’émission, l’ambassadeur de l’Irak à Londres affirma, lors d’un entretien télévisé, que la vidéo avait été fabriquée de toutes pièces. » Il n’en restait pas moins que les images étaient percutantes, elles eurent un impact sur l’opinion publique européenne qui prit conscience des Kurdes et de leur bataille pour l’indépendance kurde.

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Souleymanieh, deuxième ville du Kurdistan d’Irak
Crédits : Diyar Muhammed

Hero, qui avait appris l’anglais à travers les films, connaissait déjà le pouvoir des médias. Mais son exceptionnelle vidéographie de la guerre lui donna une expérience personnelle. Elle réalisa ainsi l’impact que les médias visuels pouvaient avoir lorsqu’ils étaient utilisés de façon responsable. À la suite de la première guerre du Golfe en 1991, les États-Unis et leurs alliés décrétèrent une zone d’exclusion aérienne sur le nord de l’Irak, permettant ainsi l’établissement du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) semi-autonome.

Au milieu des années 1990, après une période de guerre interne, les deux factions kurdes décidèrent de signer un accord de partage de pouvoir : Erbil et Dahuk seraient sous le contrôle du PDK ; Souleymanieh et ses alentours sous la juridiction de l’UPK. En 1988, après le génocide kurde – aussi connu sous le nom d’Anfal –, alors que plusieurs membres du mouvement étaient exilés en Iran, Jalal Talabani, qui à ce moment-là vivait à Téhéran, était réticent à ce qu’elle les rejoigne. « Mon mari me dit alors que je ne pouvais le suivre, car je devrais porter le voile, et il savait que je ne ferais jamais une telle chose », me dit-elle. « Puis un jour, en 1989, il m’a appelé et m’a dit : “Je sais que tu aimes le jardinage. Installe donc un petit jardin dans la maison à Téhéran.” » « C’est ainsi qu’il m’a persuadé de le rejoindre », raconte-t-elle en riant. En 1989, alors qu’elle est toujours en Iran, Hero co-fonde le Syndicat des femmes membres de l’UPK. Ceci définira une grande partie de l’œuvre qui suivra son retour à Souleymanieh durant les années 1990, et au début des années 2000. C’est à ce moment qu’elle consacre tous ses efforts et toutes ses ressources au travail humanitaire et social. En 1997, elle crée la chaîne KHAK TV et en 2000, elle lance KurdSat, une chaîne de télévision par satellite. ulyces-heroibrahim-07 « Je me suis lancée dans les médias principalement pour venir en aide aux enfants du Kurdistan », dit Hero. « C’est durant la guerre civile que l’idée m’est venue, lorsque le PDK et l’UPK étaient en guerre l’un contre l’autre. Chaque partie avait son drapeau et sa bannière : la couleur verte pour l’UPK et le jaune pour le PDK. À l’époque, je m’étais rendue au domicile d’une personne et j’avais rencontré ses enfants. Ils s’étaient disputés à cause des couleurs : le garçon appréciait le PDK et voulait le jaune alors que la fille préférait l’UPK et voulait le vert. Cet incident m’a attristée », nous confie-t-elle. « J’étais abasourdie que de jeunes enfants, qui devraient jouer avec les couleurs, les associent plutôt à la politique. Si vous regardez le logo de KHAK TV, vous n’y verrez pas la couleur verte. J’ai voulu rompre avec cette façon de penser, et quelque part, dépolitiser nos enfants. » Cependant, cette incursion dans les médias n’était pas son premier projet destiné aux enfants.

En 1991, elle fonde Kurdistan Save the Children (KSC), la plus ancienne ONG et organisation caritative locale. Le KSC a mis en place divers projets depuis sa création : de la collecte de nourriture et de vêtements pour les réfugiés, à l’éducation, en passant par les initiatives sanitaires pour venir en aide aux milliers d’enfants à travers la région. L’association a également créé des centres culturels pour enfants, le but étant de s’assurer qu’ils ne sont pas maltraités par leurs employeurs, et que leurs énergies créatrices sont dépensées autour d’activités d’éveil telles que la musique, l’art et le sport. De plus, Hero a fondé des centres de réadaptation pour enfants abandonnés par leurs parents démunis, ainsi que des maisons d’accueil pour les personnes âgées.

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Hero Ibrahim Ahmad chez elle à Souleymanieh
Crédits : Lara Fatah

Actuellement, KSC vient en aide aux enfants vivant dans les camps, et reste l’une des ONG les plus actives face à la crise des réfugiés consécutive à la guerre contre l’État islamique.

Dada

Malgré le travail humanitaire et social considérable dont elle est à l’origine, Hero n’est guère épargnée par les critiques acerbes formulées dans les médias à l’encontre des personnalités publiques kurdes. Il existe, sans aucun doute, un malaise et une immense déception dans la société kurde, en raison de l’économie stagnante et de l’insatisfaction générale des performances du gouvernement à l’échelle régionale. Plus d’une décennie après l’invasion des États-Unis ayant conduit à la chute de Saddam Hussein et du régime baasiste, la classe moyenne de la région semi-autonome résidant au nord du pays vit encore dans la précarité : coupures d’électricité chroniques, fonctionnaires non-rémunérés pendant plusieurs mois en raison des problèmes budgétaires. Alors que de nombreux Kurdes ressentent une amertume croissante face aux sacrifices qu’ils doivent s’infliger, la première préoccupation de leurs responsables politique reste « la crise présidentielle ». Massoud Barzani a refusé de quitter le pouvoir à la fin de son mandat le 19 août dernier.

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Jalal Talabani
Crédits : Hadi Mizban

Certains observateurs affirment que Hero a été victime d’une campagne de diffamation : elle a probablement reçu davantage que la part habituelle de critiques pour allégations de corruption et d’abus de pouvoir – principalement à cause de l’influence excessive qu’elle exerce en tant que femme au sein d’une société encore dominée par les hommes. Après tout, elle a toujours été Hero Ibrahim Ahmad, et pas seulement l’épouse de Jalal Talabani. « D’après les journaux, je suis une femme riche », ironise-t-elle. « Ce n’est pas le cas, je ne me suis jamais souciée de l’argent. Pourtant un jour, on a écrit que je possédais près de deux milliards d’euros ! » Elle accorde peu d’importance aux critiques. Hero n’est pas du genre à courtiser les médias, mais en raison de sa personnalité calme et réservée, elle est quelquefois présentée dans la presse locale comme une personne froide et distante. « Je ne me suis jamais souciée de ce que l’on disait de moi », confie-t-elle. « En réalité, la seule chose qui mérite votre attention, c’est votre intuition. Si elle vous dit que vous avez raison, alors, vous avez sûrement raison. La pire chose que l’être humain puisse vivre est le conflit intérieur. Il faut suivre son instinct, peu importe ce que les gens en penseront. » Hero a également été raillé dans les cercles religieux conservateurs en raison de sa franchise et son pragmatisme concernant la liberté religieuse.

Par exemple, il y a quelques années, elle a écrit une chronique controversée dans la revue locale KHAH pour critiquer les islamistes dans leur entreprise d’arabisation de la région kurde. « Grosso modo, j’ai écrit qu’il n’était pas nécessaire d’obliger les adhérents du parti islamiste à changer leurs noms d’origine kurde, pour en adopter d’autres à consonance arabe », affirme-t-elle. « Un dénommé Kamran ou Kawa sera prié de changer son nom. Pourquoi faut-il arabiser les noms des disciples ? Dieu n’écoutera-t-il pas nos prières si nous sommes kurdes ? » Elle a été tragiquement visionnaire dans son article : aujourd’hui, la confrérie opprimée des yézidis d’Irak est victime de ce même phénomène. Sans doute en raison de la surveillance souvent acharnée des médias, Hero est une personne très discrète. Rares sont les occasions où elle remet les pendules à l’heure ou alors fait étalage de son travail.

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Hero à cheval, dans les montagnes de Zagros
Crédits : Hero Ibrahim Ahmad

Hero s’est souvent dérobé au titre de « Première dame » pendant les neuf années d’exercice de son mari en tant que président du gouvernement irakien. S’il faut vraiment choisir un titre, elle préférerait celui de « Dada » – qui signifie « grande sœur » en kurde ; un surnom affectueux qui lui a été attribué par les habitants de Souleymanieh pour ses efforts humanitaires.

Nos batailles

Bien entendu, aujourd’hui, pour beaucoup de jeunes femmes kurdes, particulièrement à Souleymanieh et dans d’autres districts contrôlés par l’UPK, Hero est considérée comme un modèle : elle a remis en question les idées conventionnelles et endossé, dans tous les domaines, des responsabilités égales à celles des hommes. Néanmoins, il serait injuste de ne pas mentionner le sentiment qu’elle évoque dans d’autres quartiers où elle n’est guère appréciée. Elle y est souvent tournée en dérision, et caricaturée comme une femme qui a eu l’opportunité de vivre la vie qu’elle souhaitait, de poursuivre des ambitions chimériques dans les montagnes, alors que d’autres n’ont pas eu cette chance. Hero ne vante jamais ses réalisations : elle estime n’avoir rien accompli d’extraordinaire. « Chez moi, à Souleymanieh, nous avons toujours adopté des positions révolutionnaires au sujet des femmes et de nos libertés », dit-elle, « par opposition à d’autres localités de la région kurde, qui sur le plan religieux sont plus conservatrices et ont tendance à respecter les coutumes tribales. » Hero puise son inspiration d’Hapsa Khan, une des figures emblématiques du féminisme kurde. Dans les années 1930 et 1940, Hapsa Khan a amorcé des changements sociaux radicaux en créant une des premières écoles de filles de sa ville.

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Hapsa Khan

Elle se dirige vers une peinture à l’huile accrochée au mur de son salon. « Voici Hapsa Khan », déclare-t-elle. « Durant les années 1920, elle se rendit un jour au bazar accompagné d’un groupe de femmes et arracha son voile. À cette époque-là, c’était réellement scandaleux. Ça l’est encore de nos jours. Qui oserait faire cela maintenant ? Pourrait-on le faire en Afghanistan ? Elle était tellement courageuse ! » De fait, l’histoire contemporaine kurde abonde de femmes héroïques qui se révoltèrent contre les conventions. Certaines exercèrent la fonction de chef de tribu, à l’instar d’Adila Khan, qui gouverna à Halabja au début du siècle, et ce jusqu’à sa mort. Elle instaura d’importantes initiatives telles que la construction et la présidence d’un tribunal et d’une prison. Mastura Ardalan est quant à elle une romancière dont les écrits sur la religion étaient controversés dans les années 1920.

Enfin, Leila Qasem est une activiste politique ; elle fut exécutée à Bagdad en 1974, en raison de ses prises positions contre le régime baasiste. Et bien entendu, il y avait également Khuska Halima (sœur Halima). « Elle venait d’un petit village, et pourtant en 1970, elle a pris les rênes d’une unité de peshmergas », déclare Hero. « On raconte qu’un jour, un homme vint à elle en lui disant qu’il avait faim. Il s’attendait à ce qu’elle lui offre de la nourriture. Elle s’est mis debout et lui a dit : “Alors donne-moi ton arme, je vais monter la garde.” » Hero parle tendrement de sa grand-mère maternelle, Selima Abdullah, qu’elle décrit comme une femme combative et dynamique. « Elle était originaire de Van, dans le Kurdistan turc », dit-elle. « J’ai grandi en écoutant l’histoire de son enfance, les moments difficiles qu’elle a traversés, et pourquoi elle a dû fuir la ville avec sa famille durant la Seconde Guerre mondiale. » « Elle a certainement été ma plus grande source d’inspiration, une femme au courage exceptionnelle », ajoute-t-elle. Lorsqu’elle envisageait de se rendre dans les montagnes pour rejoindre la résistance kurde, Hero se remémore que sa grand-mère se souciait peu des convenances, mais avait plutôt des réserves quant à sa santé. « Elle m’a alors dit : “Tu vas mourir ; pas des suites des combats, mais plutôt de faim.” »

Elles sont plus de 1 000 femmes peshmergas en service actif au nord de l’Irak et le long de la frontière syrienne.

« Ma grand-mère était en avance sur son temps. Une femme exceptionnelle, elle est restée pieuse même durant ses derniers moments. » Plus de cinquante ans sont passés depuis que Hero a rejoint pour la première fois les forces de résistances kurdes dans les montagnes. Elle a assisté aux deux batailles existentielles les plus significatives de sa génération : celle contre le régime baasiste, puis celle contre Daech. Aujourd’hui, une nouvelle génération a pris la relève. Et cette fois-ci, nul ne semble remettre en question le rôle joué par les femmes sur les champs de bataille.

En octobre dernier, une combattante kurde blonde au teint clair appelée Rehana est devenue la figure emblématique de la résistance kurde, lorsqu’il a été signalé qu’elle avait peut-être été tuée au combat. Chez les observateurs occidentaux et ceux du Moyen-Orient, la frénésie médiatique a soulevé le débat, à savoir si Rehana et les autres femmes kurdes étaient réellement impliquées dans les combats, si elles étaient présentes au front, ou bien seulement déployées pour attirer l’attention de la presse. Hero est catégorique : « Elles ne sont pas là pour meubler le décor. J’en ai rencontré plusieurs, elles sont très courageuses. D’ailleurs, elles sont plus impliquées dans les combats que nous ne l’étions à mon époque. » Cheikh Jaffar, commandant de la 70e brigade des peshmergas, affirme qu’elles sont plus de 1 000 femmes peshmergas en service actif au nord de l’Irak et le long de la frontière syrienne. « Elles appartiennent à un régiment et disposent de leur propre commandant, et de leurs propres martyrs », dit-il. « Comme les hommes, elles sont aux premières lignes et il arrive qu’elles soient tuées. Les femmes peshmergas sont formées au combat. Si vous les regardez bien, en Syrie, vous constaterez que dans certains cas, elles combattent mieux que les hommes. Elles sont très compétentes : ce sont elles qui ont repoussé Daech hors de Kobané. »

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Une sniper kurde
Crédits : Kurdishstruggle

Aujourd’hui, Hero est elle-même grand-mère. Et à la question de savoir quelles batailles les femmes kurdes de cette génération devront sûrement affronter et quel conseil elle leur donnerait, Hero sourit. « Ma grand-mère ne m’a jamais dit ce que je devais faire. Je vais donc la laisser choisir. » Après un moment de réflexion, elle ajoute d’une voix lasse : « Mais elles devront se battre aussi. Nos batailles ne sont pas terminées. »


Traduit de l’anglais par Gnilane Faye d’après l’article « Hero Ibrahim Ahmad: The original female Peshmerga », paru dans Al Jazeera. Couverture : Une combattante kurde, par Kurdishstruggle.