Aux heures sombres précédant l’aube du 30 décembre 2014, huit hommes se sont rassemblés dans un cimetière, à deux kilomètres de la résidence officielle de Yahya Jammeh, le président de la Gambie. Le palais présidentiel surplombe l’océan atlantique depuis Banjul, la capitale installée sur une île à l’embouchure du fleuve Gambie. Il a été construit dans les années 1820 et servait de manoir au gouverneur de la région, jusqu’à la décolonisation britannique en 1965. Des arbres et de hauts murs coupent la propriété de la route, cachant toute lumière venant de l’intérieur.
Les hommes portaient des Rangers et des pantalons noirs. Deux d’entre eux montaient la garde pendant que les autres distribuaient les casques en Kevlar et les paires de gants en cuir. Un à un, ils enfilaient leurs gilets pare-balles et leurs sacs à dos CamelBak, chargés d’armes. Leur plan était simple : prendre d’assaut le palais présidentiel, rallier l’armée à leur cause et installer au pouvoir leur propre dirigeant. Ils espéraient avoir pris le contrôle du pays pour la nouvelle année. Le chef de l’escouade était Lamin Sanneh. Cet homme imposant de 35 ans commandait une unité militaire d’élite chargée d’assurer la protection du président jusqu’à ce qu’il tombe en disgrâce un an plus tôt auprès de Jammeh. Il a trouvé refuge en banlieue de Baltimore. Sanneh était l’homme idéal pour cette mission, aux yeux des hommes ici présents. Il avait été entraîné dans les meilleures académies militaires étrangères et il était familier des rouages de l’appareil sécuritaire de Jammeh, de l’armement des tours de garde du palais présidentiel jusqu’aux routes empruntées par son cortège. « Messieurs », a tonné Sanneh, briefant ses troupes comme un général avant la bataille. Il leur a rappelé qu’ils se diviseraient en deux équipes. Bravo attendrait qu’Alpha ouvre le feu avant de passer à l’attaque. Au grand dam de l’escouade, ils avaient égaré l’une des deux paires de lunettes de vision nocturne. Mais il n’y avait plus de temps à perdre. Après avoir prié, ils ont formé un cercle, épaule contre épaule, tête contre tête. « Allons reprendre notre pays », ont-ils murmuré de concert.
Jammeh
« Une banane enfoncée dans la bouche du Sénégal », voilà comment la version polie d’un proverbe gambien décrit la situation géographique du pays. La Gambie, où vivent moins de deux millions de personnes, est un étroit territoire qui s’étend sur les rives du fleuve du même nom. À l’ouest, il est bordé par l’Atlantique ; à l’est, il est encerclé par le Sénégal. Une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest souffre encore de frontières fragiles et de gouvernements faibles : le coup d’État fomenté dans ce cimetière n’était pas le premier en Gambie. Sanneh était encore au collège quand, par un matin d’été en 1994, de jeunes officiers en colère à cause de leurs maigres salaires ont pris le contrôle de la station de radio nationale, de l’aéroport et des bâtiments officiels de Banjul. Le président de l’époque, Dawda Jawara, qui dirigeait le pays depuis son indépendance, a trouvé refuge sur un navire de guerre américain à quai dans le port pendant que ses gardes évacuaient le palais. Quand les officiers mécontents sont arrivés au palais, ils ont réalisé avec surprise qu’ils venaient de s’emparer du pays, raconte Andrew Winter, l’ambassadeur américain en Gambie de l’époque. Aux environs de 18 h ce soir-là, une annonce a été diffusée à la radio : un groupe de quatre personnes baptisé Conseil provisoire de gouvernement militaire (AFPRC) avait pris le pouvoir. Leur chef était Yahya Jammeh, alors un jeune lieutenant de 29 ans que personne ne connaissait hors des casernes.
Sous Jawara, la Gambie était un centre important de l’Afrique post-indépendance. Depuis le début de la décolonisation, dans les années 1950, et jusqu’à son terme, les dirigeants de l’Afrique de l’Ouest continentale ont été plus souvent éjectés du pouvoir par des membres des forces armées que lors d’élections démocratiques. Durant cette période, les 14 autres pays de la région ont connu en tout 35 coups d’État réussis. Mais Jawara, en trois décennies au pouvoir, a posé les bases d’une démocratie multipartite, tolérait la liberté de la presse et a aboli la peine de mort.
Avant que l’AFPRC ne prenne le pouvoir, la Gambie était le pays d’Afrique à la démocratie la plus ancienne, et Jawara était le dernier des dirigeants nationalistes des années 1950 et 1960 à être encore au pouvoir. Ses détracteurs le voyaient néanmoins comme un homme élitiste et éloigné du peuple, qui passait trop de temps à jouer les hommes d’État à l’étranger et pas assez à combattre la pauvreté dans son pays. Ces contestations ont semble-t-il fait écho chez Jammeh, qui a grandi en étant transbahuté d’un membre de sa famille à l’autre dans les différentes provinces du pays, après que sa mère a abandonné sa famille et que son père est décédé. Un ami d’enfance se souvient que quand le garçon piteusement vêtu a décroché une place dans le prestigieux lycée de Banjul, il a commencé à lire régulièrement les journaux de l’opposition. Un jour, il en est venu aux mains avec le fils du ministre de la Justice. Jammeh a intégré la gendarmerie après avoir obtenu son diplôme, et il a fini par être promu instructeur. D’après Essa Bokarr Sey, qui a vécu avec lui en caserne pendant trois ans et qui est devenu plus tard son ambassadeur aux États-Unis, Jammeh lisait Marx pendant son temps libre. Il arrêtait les voitures des ministres comme on hèle un taxi, dans le but de les réprimander pour leur corruption. « Na polotik nomo you dey talk », avait l’habitude de dire un autre instructeur à Jammeh en anglais pidgin — « Tu ne fais que parler de politique ».
Issu du peuple des Diolas — l’ethnie minoritaire qui a été la dernière de la région à se convertir à l’islam —, Jammeh se distinguait par son extrême superstition. D’après Sey, Jammeh affirmait pouvoir soigner les entorses de ses camarades soldats simplement en les touchant ; la nuit, il se frottait le corps avec des feuilles pour éloigner les mauvais esprits. Il avait aussi la réputation d’être un tyran à la petite semaine. Alors qu’il montait la garde aux portes de la base, il aurait fait danser comme un singe une femme enceinte rendant visite à son mari, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse. Une nuit où Jammeh a enfermé Sey à l’extérieur du dortoir, Sey lui a écrit une lettre dans laquelle il le taxait de dictateur. « Je suis la première personne à avoir utilisé ce terme pour le qualifier », m’a confié Sey. Jammeh a été engagé par l’Armée nationale gambienne en 1989 et il a bien vite rejoint les rangs de la garde présidentielle.
En 1993, un an après avoir été promu lieutenant, il a suivi un entraînement de quatre mois dans la police militaire à Fort McClellan, en Alabama, où il s’est lié d’amitié avec l’officier de liaison de la base, le major Fouad Aide. Ce dernier adore raconter comment il a appris que son ancien élève s’est emparé d’un pays : un jour, il a décroché son téléphone et une voix lui a dit : « Veuillez patienter, nous vous mettons en relation avec le chef de l’État. » Il pensait qu’il s’agissait d’une farce, jusqu’à ce que Jammeh prenne le combiné et l’invite à venir en Gambie. Au départ, Jammeh a assuré que le nouveau régime ne basculerait pas dans la dictature militaire. Décrivant l’AFPRC comme des « soldats avec un truc en plus », il jurait de reprendre sa place à la caserne « une fois que les choses [seraient] rentrées dans l’ordre ». Dans un geste spartiate, il a promis de mettre aux enchères les Mercedes-Benz du gouvernement ; il se rendait à ses rassemblements dans un 4×4 Mitsubishi. Mais en dépit de sa rhétorique, Jammeh n’a pas tardé à suivre le même chemin que tous les autres dirigeants putschistes de la région. En 1996, deux ans après le coup d’État, face aux pressions de la communauté internationale, il a accepté d’organiser des élections présidentielles et il a quitté l’armée, troquant son béret rouge et ses treillis contre une casquette sans visière et une longue robe. Le jour de l’élection, des soldats ont écumé les bureaux de vote pour dire aux gens quoi voter. Le candidat du parti d’opposition s’est réfugié dans l’ambassade sénégalaise, craignant d’être assassiné. Jammeh a gagné haut la main.
Jammeh a fait le tour du pays dans un cortège hérissé de lance-roquettes, distribuant de l’argent aux foules venues l’applaudir.
Les gouvernements militaires prennent des mesures de militaires, et la société gambienne, ouverte auparavant, a commencé à se durcir. Même lorsqu’il s’agissait simplement de veiller sur la foule dans les stades, les policiers étaient armés de fusils d’assaut et de lance-roquettes. Il n’est de ce fait pas étonnant qu’ils aient ouvert le feu lorsqu’un groupe d’étudiants s’est rassemblé en avril 2000 pour protester contre le viol présumé d’une adolescente par un agent de sécurité. 14 personnes ont été tuées, peut-être plus. Malgré cela, Jammeh a décroché un second mandat en 2001. Il s’était rendu populaire grâce aux routes pavées, aux hôpitaux et aux écoles que son gouvernement avait construit. Pour la première fois, les salles de classe étaient pourvues de meubles : les étudiants n’avaient plus à ramener leurs propres chaises et bureaux à l’école. Mais tandis que les observateurs internationaux ont été nombreux à parler d’élections « libres et justes », la scène politique dans le pays était tout sauf égalitaire. La police arrêtait journalistes et militants à leur domicile. Jammeh a fait le tour du pays dans un cortège hérissé de lance-roquettes, distribuant de l’argent aux foules venues l’applaudir.
Le problème
Jammeh craignait les casernes plus que les urnes — à raison. L’année d’après sa prise de pouvoir, il a ordonné l’arrestation de deux membres de son propre parti pour avoir comploté contre lui en vue d’un contre-coup d’État. Un troisième membre du parti a fui le pays en apprenant la nouvelle. D’autres conspirateurs dans les rangs de l’armée ont lancé des tentatives avortées de renversement en 1994, 1995, 2000 et 2006. Après la tentative de 2006 — apparemment menée par l’ancien chef du personnel de la Défense —, Jammeh a pris des mesures sévères. « Je vais faire un exemple qui mettra un terme définitif à ces actes de trahison honteux, cruels et brutaux », a-t-il déclaré. « Je mets en garde les Gambiens depuis trop longtemps. »
Dans un article paru en 1999 dans le journal International Security, l’analyste de la Rand Corporation James Quinlivan a inventé l’expression « à l’épreuve des coups d’État » pour décrire les mesures prises par un dirigeant qui le protègent d’un renversement militaire. La création d’un système qui encourage la loyauté en fait partie. Ses ennemis rôdant tout autour de lui, Jammeh a fondé une Agence nationale de renseignement et formé un réseau d’informateurs à l’intérieur de la bureaucratie. Les dénonciations sont devenues si fréquentes que le gouvernement a dû promulguer une loi condamnant les fausses accusations. Les agents des services de renseignement conduisaient les ennemis capturés dans un centre de détention non-officiel, caché au siège de l’agence, qui porte encore un panneau sur lequel on peut lire « Conseil de production marketing gambien ». D’après un rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, ils y étaient frappés, brûlés ou électrocutés. Un ancien détenu m’a raconté qu’il avait été fouetté avec une chaîne de traction. Il m’a montré sa chemise tachée de sang et les photographies de son dos couvert de balafres.
Une unité d’une vingtaine de soldats appelés les « Junglers », dont la fonction officielle était de patrouiller à la frontière située près de la ville natale de Kanilai, faisait le sale boulot du régime. Un déserteur du groupe a révélé que les Junglers, au volant de Jeep et de pick-ups, portaient les mêmes uniformes noirs que le SWAT et des armes venues d’Iran. La plupart fumaient de la marijuana et buvaient pendant le service.
En 2004, d’après Human Rights Watch, le commandant du groupe aurait commencé à donner l’ordre d’assassiner les opposants du régime, à partir d’une liste de noms fournie par le président. Jammeh a également constitué une force spéciale dont il s’est assuré la loyauté grâce à leur parenté ethnique — une autre stratégie employée pour se prémunir des coups d’État. L’unité, connue sous le nom de « Garde d’État », était chargée de protéger les points stratégiques les plus importants du pays : le palais présidentiel ; la villa du président à Kanilai ; et le pont de Denton, la seule route qui relie la capitale gambienne au continent. Jammeh a décroché un nouveau mandat en 2006 et il a commencé à diriger le pays de façon erratique. Il a troqué son 4×4 Mitsubishi contre une limousine Hummer noire et jetait des biscuits à la foule par le toit ouvrant, faisant accourir les enfants. (Certains ont été percutés et tués par le cortège présidentiel.) Il a voulu qu’on l’appelle « Son Excellence Cheikh Professeur El Hadj Docteur » Yahya Jammeh. Il a mis en circulation son propre remède à base de plantes au sida — une pâte verte qu’il frottait sur la peau des patients — et menacé de décapiter tous les homosexuels de Gambie.
En 2009, ses forces de sécurité ont kidnappé des centaines de personnes accusées de sorcellerie et les ont forcées à boire une potion hallucinogène. Cette année-là, Jammeh a échappé à un autre coup d’État, et deux ans plus tard, il a remporté une quatrième élection. « Si je dois gouverner ce pays pendant un milliard d’années », a-t-il dit à un journaliste après l’annonce des résultats, « je le ferai. »
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Jammeh a témoigné sa confiance en Lamin Sanneh en le nommant commandant de la Garde d’État, au mois de juillet 2012. Peut-être le président s’est-il reconnu dans le jeune lieutenant colonel. Né dans un village proche de Kanilai, Sanneh a rejoint les rangs de l’armée après le lycée et travaillé comme instructeur dans la même caserne que Jammeh avant lui. Quand l’armée a ouvert une nouvelle école de formation à Kanilai, Sanneh a été promu chef instructeur.
Comme Jammeh, Sanneh a reçu une formation militaire à l’étranger, d’abord à Sandhurst, au Royaume-Uni, puis à l’université de Défense nationale de Washington D.C., où il étudiait le contre-terrorisme. Il vivait avec sa femme, Hoja, et leurs deux enfants dans un appartement à Arlington, en Virginie, où leurs vies tournaient autour du travail académique de Sanneh. Le week-end, après avoir préparé le petit-déjeuner à sa famille, Sanneh se rendait au centre d’affaires de la résidence pour écrire sa thèse. Lorsqu’il était fatigué de taper, il dictait à Hoja. Dans sa thèse sur le trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, Sanneh restait prudent en évoquant les relations entre le marché noir et les fonctionnaires gambiens, en s’assurant de citer des journaux pro-gouvernement comme sources et de ne pas mentionner Jammeh. Son directeur de thèse, Jeffrey Meiser, se rappelle que Sanneh sortait du lot des autres jeunes officiers brillants venus des quatre coins du monde. À la cérémonie de remise des diplômes, alors qu’il serrait la main au général Martin Dempsey, le président du Comité des chefs d’États-majors interarmées, Sanneh avait fière allure dans son uniforme rouge, une fourragère dorée décorant sa poitrine.
À son retour en Gambie, Sanneh a reçu sa nouvelle affectation à la tête de la Garde d’État. Il ne s’attendait pas à une telle promotion, a-t-il confié à Meiser dans un email. « C’est un poste très demandeur et stimulant de s’assurer de la sécurité du président », a-t-il écrit, ajoutant qu’il pensait le rester longtemps. Sanneh travaillait sept jours par semaine au palais présidentiel, et il rentrait rarement chez lui avant une heure du matin. Certaines nuits, il dormait au bureau. Mais c’était un poste prestigieux, et il passait de longs moments en tête-à-tête avec Jammeh. Un de ses anciens collègues m’a raconté que Sanneh discutait et blaguait régulièrement avec le président, tandis qu’ils buvaient du thé vert. Sanneh savait qu’une telle proximité pouvait être dangereuse : Mile 2, une prison exiguë assaillie de moustiques près de Banjul, n’était jamais à court d’anciens collègues. Il se protégeait en prenant des notes détaillées de ses activités quotidiennes, créant une archive chronologique qui lui serait bien utile s’il était un jour accusé de quoi que ce soit d’insidieux. Il avait raison de s’inquiéter. Ses ennuis ont commencé quand son supérieur, le général Saul Badjie — le conseiller militaire le plus proche de Jammeh —, lui a ordonné de virer ses subordonnés sans aucun motif. Sanneh a refusé et Badjie a commencé à fouiller son passé pour se venger. Il a découvert qu’il était Mandinka — l’ethnie prédominante en Gambie, régulièrement la cible des critiques de Jammeh —, bien qu’il vienne d’un district habité majoritairement par les Diolas.
En février 2013, tout juste sept mois après avoir accepté le poste, Sanneh a été renvoyé de la Garde d’État et rétrogradé major. Le mois suivant, il était éjecté de l’armée. Il a écrit à Meiser, lui demandant une lettre de recommandation « urgente » pour un master à Taiwan. Sanneh a appris par des voisins que sa maison était sous surveillance, et peu de temps après, on lui a signifié qu’il devait quitter la Gambie sans plus attendre. Il s’est enfui avec sa femme et ses enfants à Dakar, au Sénégal. Même là-bas, il ne se sentait pas en sécurité — une radio en ligne avait annoncé que les hommes de Jammeh étaient à sa recherche. Il a alors demandé à se réfugier à l’ambassade américaine, et durant l’été 2013 il s’est installé avec sa famille près de Baltimore. Il cherchait du travail, se levait tôt pour voir les matchs de Manchester United et essayait de transformer sa thèse en article académique — dans ses corrections, il impliquait Jammeh dans le trafic de drogue. Finalement, il a été engagé comme professeur de technologie de l’information au Baltimore City Community College, où il gagnait 28 dollars de l’heure. Mais sa tête était toute entière à la Gambie. Un jour, il a téléphoné à un homme qu’il avait rencontré à l’aéroport de Dakar, sur la route des États-Unis. Il s’agissait d’un militant politique gambien du nom de Banka Manneh, qui vit à Atlanta. Les deux hommes ont échangé leurs leurs critiques à l’égard du régime de Jammeh pendant quelques temps, jusqu’au jour où Sanneh a fait une proposition. « Je pense que nous pouvons régler ce problème. »
Fox, Dave, Bandit et X
En tant que critique majeur de Jammeh en exil, Manneh est régulièrement approché par des putschistes farfelus, et il a toujours refusé de leur prêter main forte. Mais Sanneh n’en démordait pas : une résistance pacifique ne fonctionnerait jamais. Jammeh devait être renversé. En entendant des propos similaires dans la bouche de Njaga Jagne, un ami du lycée qui avait quitté la Gambie 20 ans plus tôt, Manneh a décidé de mettre les deux hommes en contact. Le trio d’aspirants révolutionnaires a rapidement inclus deux autres expatriés, qui avaient tous deux servi dans l’armée américaine. Ils se sont baptisés la Ligue pour la libération de la Gambie. Les cinq hommes ont commencé à mettre en place des conférences téléphoniques tous les samedis soirs. Au début, il s’agissait de rendez-vous décontractés, ponctués de blagues traitant des vieilles rivalités qui opposent leurs villages natals. Les anciens combattants avaient hérité de l’armée une grande ponctualité, et ils grondaient Manneh sur le ton de la plaisanterie pour son retard aux rendez-vous. Ils ont fini par prendre des noms de code : Fox, Dave, Bandit et X.
Sanneh a rédigé un document de six pages qu’il a partagé avec les autres sur Google Drive : « Stratégie militaire pour l’opération de libération de la Gambie ». Il brossait les contours d’une opération conçue pour se débarrasser de Jammeh et de son cercle intime. Le groupe travaillerait avec des « partenaires locaux et des agents » pour obtenir des renseignements en temps réel sur les allées et venues de Jammeh. Ils préféraient l’arrêter, mais le document précisait : « Dans le cas où sa capture échoue pour des raisons encore inconnues, il doit être tué. » Un organigramme élaboré présentait dans un diagramme les « façons », les « moyens » et les « fins » de l’opération. Au-dessus, huit hypothèses étaient listées — parmi lesquelles le fait qu’il n’y aurait pas de fuite à craindre du côté des partenaires locaux, et aucune résistance de la part des forces armées. Chargé de rassembler des fonds, Manneh a pris contact avec Cherno Njie, un promoteur immobilier originaire de Gambie qui vivait à Austin, au Texas. Njie avait suffisamment réussi pour envoyer son fils à l’école privée et acheter une maison à un million de dollars dans une résidence protégée. Il avait également soutenu certaines actions militantes de Manneh par le passé, en prenant en charge ses voyages à Bruxelles durant lesquels il faisait du lobbying auprès des dirigeants de l’UE, afin qu’ils appliquent des sanctions à l’encontre de la Gambie. Il finançait également une station de radio au Sénégal, qui diffusait de la propagande anti-Jammeh depuis l’autre côté de la frontière jusqu’à ce que son signal soit bloqué. Quand Manneh a contacté Njie pour lui demander s’il voulait financer une entreprise plus radicale, il était partant. Manneh a également envisagé ce qu’il adviendrait après le coup d’État. Il prenait des notes sur un carnet dans sa voiture pendant ses pauses, et tapait à l’ordinateur dans les restaurants d’Atlanta.
Il a finalement envoyé au groupe un document intitulé « Transition vers la IIIe République ». Il décrivait une période intermédiaire de deux ans avec Cherno Njie à la tête du pays, après lesquels des élections seraient organisées. Le document commençait ainsi : « Un nouvel appel du clairon a été sonné pour que tous les citoyens gambiens sortent de chez eux pour sauver leur pays. En tant que citoyens inquiets, nous avons décidé de mettre nos vies et nos ressources en jeu pour répondre à cet appel. »
À la fin de l’été 2014, la Ligue pour la libération de la Gambie a engagé une nouvelle recrue venue de Seattle en la personne de Papa Faal, un ancien combattant de l’armée américaine. Dawda Jawara, le président déchu de Gambie, était le grand-oncle de Faal. Durant la tentative de coup d’État manquée de 1981 — qui a eu lieu pendant que Jawara était à Londres pour assister au mariage du prince Charles et de la princesse Diana —, Faal avait 13 ans et il était tenu en joug avec sa famille, otage des conspirateurs. Dans ses mémoires, publiées en 2013, il fustige les instigateurs du coup d’État, affirmant qu’ils ont « semé les graines de futurs conflits ». Mais comme les autres, Faal en est venu à la conclusion qu’on ne pourrait pas venir à bout de Jammeh par des méthodes non-violentes. Désormais, lors de leurs conférences téléphoniques bi-hebdomadaires, Sanneh a commencé à définir un plan détaillé pour capturer (ou tuer) Jammeh. Ils se débarrasseraient de « Chuck », comme ils l’appelaient, d’une des quatre manières qu’il avait envisagées. Les trois premières étaient des embuscades tendues sur la route, à différents points où le cortège de Jammeh était susceptible de passer. Le groupe prévoyait de mettre hors service le véhicule de tête avec un fusil de précision de calibre .50. Le convoi s’arrêterait et les combattants persuaderaient les gardes du corps présidentiels de jeter leurs armes.
La quatrième option — la plus dangereuse — était un assaut frontal du palais présidentiel. Dans ce scénario, le groupe se séparerait en trois équipes : Alpha passerait par la porte principale tandis que Bravo s’occuperait de l’arrière ; Charlie servirait d’auxiliaire, passant de l’une à l’autre selon les besoins. Ils escomptaient négocier avec les gardes plutôt que de les affronter. Mais ils ouvriraient le feu si nécessaire. Sanneh a installé des repères aux portes et tours de garde du complexe, sur une image satellite Google Earth. Faal a imprimé la carte et l’a glissée dans un dossier, sur lequel il a écrit « Top Secret » au marqueur noir. Chaque scénario comptait sur le concours de 160 soldats gambiens. Sanneh a assuré aux autres qu’en tant qu’ancien instructeur populaire auprès des centaines de soldats qu’il avait formés, il tiendrait cette promesse sans souci. Si jamais le coup d’État se soldait par un échec, les combattants jetteraient leurs armes et se débarrasseraient de leurs uniformes et protections pour disparaître dans les rues, en tenues de civils. Mais si tout se passait comme prévu, Cherno Njie, qui attendait son heure à l’abri, loin de l’action, appellerait le commandant de l’armée gambienne pour le persuader de rallier leur cause. Après quoi l’armée prendrait possession de l’aéroport, des centrales électriques, des ports et des postes-frontières. Gamtel, la compagnie de télécoms nationale, serait elle aussi accaparée par l’armée, et les communications mobiles seraient interrompues pour brouiller les communications du régime. Une fois la radio d’État et les chaînes de télévision sous contrôle, le nouveau gouvernement serait annoncé sur les ondes. Manneh serait son porte-parole international. Ce serait un coup d’État exemplaire, sans effusion de sang. L’opération avait quelque chose de naïf, mais elle était sans aucun doute mieux organisée que le coup d’État qui avait permis à Jammeh d’accéder au pouvoir. Certains racontent qu’ils n’ont commencé les préparatifs que la veille au soir.
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Le coup d’État requérait un armement considérable : ils en feraient légalement l’acquisition aux États-Unis. Sur une feuille de calcul, ils ont listé 28 fusils d’assaut, huit pistolets, quatre mitraillettes et 15 viseurs. À droite de la rangée qui mentionnait deux fusils de précision de calibre .50 se trouvait une remarque : « PAS nécessaire mais peut s’avérer très utile » (le groupe a fini par se les offrir). Faal a acheté huit fusils M4 semi-automatiques, passant commande chez deux armuriers différents de Minneapolis. Jagne et Alagie Barrow, l’un des vétérans de l’US Army, ont également acheté au moins huit armes chacun, parmi lesquels trois fusils Smith & Wesson dont Barrow a fait l’acquisition dans un magasin près de chez lui dans le Tennessee.
Jagne et Barrow ont averti à Banka Manneh que leurs achats avait attiré l’attention du FBI, ce qui a conduit à des vérifications de leurs antécédents. Jagne a alors demandé à Manneh d’acheter des d’armes lui-même. Il l’a guidé pas à pas sur une boutique en ligne qui effectuait des livraisons chez un prêteur sur gages, en périphérie d’Atlanta. Outre les armes et les munitions, le groupe a rassemblé un équipement digne d’un escadron pour une vingtaine de combattants expatriés. Sanneh pensait pouvoir les recruter sur place pour participer à l’opération. Ils ont aussi acheté huit talkie-walkies pour communiquer durant le raid et deux paires de lunettes de vision nocturne. Enfin, Sanneh a fait l’acquisition de téléphones par satellite afin qu’ils puissent communiquer avec le monde extérieur après l’arrêt du service mobile en Gambie. Le budget de l’opération s’élevait à plus de 220 000 dollars de dépenses. Pour faire parvenir l’équipement en Gambie, l’escouade l’expédierait dans des barils sous des faux noms à consonance diola — cela réduirait les chances d’une inspection. Après qu’un des membres du groupe a réussi son envoi test de deux armes, Faal a démonté les huit fusils dans son garage. Il a fourré les différentes pièces dans des cartons, qu’il a glissés dans des barils en plastique et dissimulé sous des couvertures, des t-shirts et des chaussures provenant d’un organisme de charité. Il a apporté les barils à une compagnie locale et les a expédiés au port de Banjul.
À la fin du mois d’octobre, Alagie Barrow s’est envolé pour Dakar, à une demi-journée de voiture de la frontière nord de la Gambie, en qualité d’éclaireur. Les autres ont mis de l’ordre dans leurs vies en Amérique. Njaga Jagne a dit à son ex-femme qu’il serait absent pendant plusieurs semaines, et il a tenté sans succès d’obtenir neuf jours de plus avec son fils dans le planning de garde. Papa Faal a averti le collège communautaire où il enseignait qu’il ne serait pas là au semestre suivant, et il a mis en place des paiements automatiques pour régler ses factures. Sa femme prévoyait d’emmener leur petite fille en Gambie en décembre pour la présenter à sa famille — il a tenté de lui faire changer d’avis mais a lâché l’affaire quand elle a montré des soupçons. Il lui a expliqué de son côté qu’il partait pour affaires. Le 3 décembre, Faal s’est rendu seul à Dakar, avant de prendre un taxi pour la Gambie. Jagne n’a pas tardé à suivre. Les trois hommes ont loué chacun un 4×4 et une planque, dans une banlieue différente de Banjul. Ils sont allés chercher les armes au port et ont commencé à faire des repérages sur les différents sites d’embuscades et aux abords du palais présidentiel. Barrow a fait part d’une nouvelle peu engageante : alors qu’il était à Dakar, le FBI l’a contacté par téléphone et lui a demandé où il était. Il a refusé de répondre. Sanneh avait eu le même problème.
Début décembre, après l’achat de son billet pour Dakar, trois agents du FBI ont frappé à sa porte. Il les a invités à entrer dans son salon, pendant que sa femme écoutait la conversation dans les escaliers. Nous savons que de nombreux Gambiens s’opposent au à Yahya Jammeh, ont-ils dit. Comptez-vous aller en Gambie prochainement ? Sanneh les a assurés qu’il rendait visite à sa famille au Sénégal. Après le départ des agents, il a dit à sa femme qu’il avait probablement dû apparaître sur une liste de surveillance du FBI en raison de son statut de réfugié. Il lui a dit de ne pas s’inquiéter. Quelques semaines plus tard, il est monté dans l’avion comme prévu.
Les autres membres ont eu moins de chance. D’après Manneh, après que l’homme de Seattle a dit à sa femme qu’il allait en Gambie, elle l’a dit à sa mère, qui lui a confisqué son passeport et fait annuler son billet d’avion. Les deux anciens soldats de l’armée américaine ont eux aussi laissé tomber. Manneh ne s’est pas joint au groupe en Afrique, lui non plus. Il a découvert que Njie avait élaboré son propre plan de transition, duquel Manneh ne voulait pas se faire le porte-parole. Il a fait part de ses inquiétudes à Sanneh, mais celui-ci n’a rien voulu entendre. Manneh a été exclu de leurs conférences téléphoniques.
Le coup
Dakar est une ville tentaculaire et cacophonique, où les vols en provenance d’Europe et d’Amérique du Nord sont légion. L’endroit idéal pour constituer une équipe internationale afin de renverser un gouvernement africain. À la fin du mois de décembre, dans une petite auberge en périphérie de la ville, Sanneh a rassemblé cinq anciens soldats qui étaient eux aussi tombés en disgrâce aux yeux du président Jammeh. Après avoir tenté en vain pendant plusieurs jours d’agrandir l’équipe — et de joindre Cherno Njie —, ils se sont rendus en Gambie, où ils devaient retrouver un expatrié de plus. Ils ont voyagé léger et traversé la frontière séparément — ceux qui craignaient d’être reconnus ont esquivé les postes de contrôle. Bai Lowe, l’ancien Jungler qui a dévoilé les noirs secrets de l’escadron au grand jour, était le dernier à convaincre. « La Gambie a besoin de toi », lui avait dit Sanneh quelques semaines plus tôt, quand il l’avait appelé pour lui parler de la mission. Une lettre recommandée contenant un billet d’avion est arrivée quelques temps plus tard à son domicile de Hanovre, en Allemagne. À Dakar, Lowe a confié son passeport au concierge de l’auberge et lui a ordonné de le mettre au feu s’il n’était pas passé le prendre dans les deux mois. Après quoi il a franchi la frontière à pied, seul dans les ténèbres.
Ils ont chargé les armes et l’équipement dans deux voitures, avant de prendre la direction de la capitale.
Ils étaient à présent 11 en Gambie, dispatchés entre les trois planques. Leurs chambres débordaient d’armes et d’équipement. Pour expliquer la raison de tous ces barils livrés chez lui, Barrow a raconté à ses voisins qu’il lançait une entreprise. Comme prévu, le groupe a commencé à récolter des renseignements. Les membres qui avaient servi dans l’armée gambienne ont contacté leurs anciens collègues pour qu’ils les rencardent sur leurs nouveaux chefs et sur le train-train de leurs unités. Sanneh a trouvé des complices au sein du régime. Sa plus grosse prise était un garde du corps présidentiel qui pouvait l’informer de la position de Jammeh en temps réel, jusqu’au véhicule dans lequel il se trouvait. Un autre insider lui a fait savoir que quelqu’un au palais présidentiel avait reçu un message provenant d’un numéro sénégalais les avertissant que des conspirateurs se trouvaient en Gambie. Il les a cependant assurés que la menace n’avait pas été prise au sérieux. Malgré cela, la nouvelle a effrayé Sanneh, qui s’est inquiété d’une possible fuite. Ils pensaient tous que Jammeh quitterait sa maison le soir ou le lendemain du réveillon, et ils voulaient en profiter pour lui tendre une embuscade. Mais il n’est jamais sorti.
Le lendemain de Noël — un vendredi —, Sanneh a appris que Jammeh quitterait le pays tôt le lendemain matin. Cette nuit-là, le groupe s’est rassemblé dans une des planques pour préparer une embuscade près du pont de Denton. Mais alors qu’ils enfilaient leur équipement, Sanneh a été prévenu par une de ses sources que le départ de Jammeh avait été repoussé à dix heures du matin. Ils ne bénéficieraient pas du couvert de la nuit et risqueraient de causer des morts parmi les civils, qui seraient inévitablement au rendez-vous pour applaudir le cortège présidentiel. Sanneh a annulé l’attaque. Assis dans des sièges en cuir et sur le tapis du salon, ils ont étudié les options qui s’offraient à eux. Certains préconisaient de faire profil bas jusqu’au retour de Jammeh en Gambie, mais Sanneh a convaincu ses hommes que l’heure était venue de reprendre le pouvoir. Jammeh étant à l’étranger, il leur fallait à présent kidnapper le général Saul Badjie, l’ancien chef de Sanneh au palais présidentiel. Le samedi 27 décembre, trois hommes ont été chargés d’écumer la ville à la recherche de Badjie. Ils l’ont finalement localisé sur le parking d’un supermarché, mais l’un d’entre eux était à l’intérieur du magasin. Le temps qu’il revienne à la voiture, Badjie avait filé.
Dimanche, Sanneh a annoncé qu’il avait un nouveau plan : un autre allié au sein de l’armée, un capitaine, les rejoindrait tard cette nuit-là à la sortie de Banjul et prendrait part à la prise du palais présidentiel. Le groupe s’est réuni une fois de plus dans une planque et en attendant l’heure fatidique. Et une fois de plus, ils ont dû laisser tomber. Le capitaine ne répondait plus aux appels de Sanneh. Le moral des troupes était au plus bas, et certains soupçonnaient que Sanneh ne bénéficiait pas de tout le soutien qu’il disait avoir. Il leur a dit d’aller se coucher. La plupart se sont réveillés tard le lundi. Certains prenaient leur douche, d’autres buvaient du thé. À la table de la planque dans laquelle il créchait, Sanneh a réuni une partie des autres membres de la Ligue pour la libération de la Gambie. Ils discutaient de savoir s’il fallait ou non attaquer le palais présidentiel, où se trouvait le général Badjie quand Jammeh était absent. L’un des hommes que Sanneh avait engagé à Dakar, un ancien capitaine de l’armée du nom de Mustapha Faal (sans lien de parenté avec Papa Faal) n’était pas pour. « C’est de la folie d’essayer de prendre le palais présidentiel avec si peu d’hommes », a-t-il dit. « Je ne suis pas venu ici pour me suicider. » Sanneh a reculé l’assaut.
Chaque jour de plus à se terrer en Gambie, ils risquaient davantage d’être découverts. Annuler la mission ne signifierait pas seulement jeter à la poubelle plus d’un an et demi de travail, mais aussi abandonner leurs alliés du régime, que Sanneh avait persuadé de prendre part à l’entreprise la plus risquée de leurs vies. Moins prosaïquement, Sanneh faisait face à des pressions de la part de Cherno Njie, l’aspirant président, qui, en tant qu’homme d’affaires plutôt que soldat, n’aimait pas vivre parmi toutes ces armes. Il voulait agir vite. Les partisans de Sanneh l’ont emporté et Mustapha Faal lui a dit qu’il partait. « Ne le dis pas aux garçons », lui a demandé Sanneh. « Si tu leur dis, ils te suivront. » Dans l’après-midi, Sanneh a convoqué le reste de l’équipe chez lui. Il leur a annoncé qu’ils attaqueraient le palais présidentiel après minuit. Njie, Alagie Barrow et Dawda Bojang, un autre ancien camarade de Sanneh qui avait déménagé en Allemagne, resteraient à l’arrière dans une des planques. Le reste des hommes ont chargé leurs armes et leur équipement dans deux voitures, avant de prendre la direction de la capitale.
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Ils ont passé le poste de contrôle du pont de Denton avant sept heures du soir, l’heure à laquelle les soldats, plus minutieux, remplacent la police. Avec toutes ces heures à tuer, ils ont roulé au hasard dans les rues de Banjul, s’arrêtant pour boire un Coca, manger de la viande de chèvre et faire leurs prières du soir. Un festival avait lieu pour le Nouvel An et ils se sont changés les idées en regardant les danseurs masqués et les percussionnistes.
Aux environs d’une heure du matin, tandis que la Lune plongeait sous l’horizon, leurs 4×4 se sont engagés dans l’allée d’un cimetière. Sanneh a annoncé deux surprises. Tout d’abord, le général Badjie ne se trouvait pas au palais présidentiel ce soir-là, mais à plus de 30 km au sud, près de la frontière sénégalaise. Aucune inquiétude, a-t-il dit. Les soldats du palais présidentiel et de l’aéroport seraient prêts à les aider à prendre le pouvoir. Enfin, Sanneh leur a présenté une recrue de dernière minute, qui a quitté le couvert des arbres : un jeune soldat gambien qu’ils appelleraient « Junior ». À cet instant, tout le monde a compris que Mustapha Faal avait abandonné le groupe. Sanneh prendrait la tête de l’équipe Alpha, menant l’assaut sur la porte principale avec Junior, Lowe, Jagne et un jeune homme du nom de Modou Njie (aucun lien de parenté avec Cherno Njie), qui travaillait à l’époque avec Sanneh au palais présidentiel. Papa Faal et deux anciens soldats gambiens, Alagie Nyass et Musa Sarr, formeraient l’équipe Bravo, qui donnerait l’assaut par l’arrière.
Étant moins nombreux que prévu, il n’y aurait pas d’équipe Charlie. Comme l’ont raconté plus tard certains des hommes, Alpha et Bravo sont chacune montées dans une voiture et ont fait route en direction du palais présidentiel — vitres remontées, phares éteints. Quand Alpha a atteint la porte extérieure, tout le monde a quitté la voiture sauf Modou Njie. Lowe a braqué son arme sur deux sentinelles effrayées dans un poste de garde. « Nous n’allons pas vous tuer », a-t-il dit. « Jetez vos armes. » Ils se sont exécutés. Sanneh a informé Bravo par radio. Après quoi Njie a défoncé la série de barrières avec la voiture, pénétrant profondément à l’intérieur du complexe. Tandis que Lowe et le reste d’Alpha avançaient à pied vers un des portails intérieurs entourant la résidence de Jammeh, ils ont été repérés par un garde dans une tour. Le garde a ouvert le feu. Lowe le connaissait et il a grimpé la tour pour négocier. Mais avant qu’il puisse le persuader de se rendre, le garde a tiré à nouveau. Lowe a répliqué et a rejoint les autres. Un instant plus tard, Lowe a entendu un autre coup de feu — tiré, d’après lui, par le même garde — et il a vu Sanneh s’effondrer au sol. Lowe a tenté de mettre son corps à l’abri en le tirant, mais il était trop lourd. Il ne pouvait pas non plus atteindre son téléphone, qui contenait toutes les communications avec les insiders du gouvernement. Les balles pleuvaient. Quand les hommes de Bravo ont entendu les coups de feu, ils arrivaient près du portail arrière du palais présidentiel, où l’équipe était supposée s’assurer que les soldats fuyant devant l’assaut d’Alpha étaient désarmés. Avant que la voiture ne puisse s’arrêter, elle a été la cible de tirs en provenance d’une tour de garde. « Sortez ! » a hurlé Sarr. Lui et Faal ont tiré en direction de la tour — Faal avec un des fusils de sniper — mais dans le noir, il était difficile de voir où tirer. Des lunettes de vision nocturne auraient été les bienvenues, s’est dit Faal.
Nyass a pressé l’accélérateur en direction du portail, cherchant à passer au travers. Une salve de tirs venus de la tour l’ont arrêté. En descendant de voiture, il a été cueilli par une volée de balles. Sarr, dont une botte avait été esquintée et dont le gilet pare-balles avait essuyé un tir, a annoncé par radio à Alpha que Nyass avait été tué. Il n’a eu que de la neige en réponse. Lui et Faal ont décidé qu’il était temps de fuir. Faal est entré dans la cour d’un hôpital, près du palais. Il a enlevé sa veste et jeté son fusil près d’un arbre. Puis il a découpé les poches cargo de son pantalon avec son couteau pour leur donner moins l’air d’un uniforme, et il s’est accroupi derrière un mur de béton où il attendrait jusqu’au matin. Sarr a sauté une barrière et foncé vers la plage. Se faisant passer pour un garde à la recherche d’intrus, il pointait son arme de gauche à droite en courant. Il a plongé dans l’océan pour se cacher, avant d’enterrer ses armes dans le sable et de quitter Banjul. De l’autre côté du palais présidentiel — maintenant que Sanneh était mort, les membres restants d’Alpha ont eux aussi décidé de sonner la retraite. Modou Njie avait été séparé du groupe. Quand Lowe est parvenu à le contacter sur son téléphone, il lui a répondu qu’il avait réussi à pénétrer dans le bureau du commandant de la Garde d’État.
À l’intérieur, tout le monde était confus. Lowe lui a dit de revenir au portail extérieur. Modou Njie ne se montrant pas, Lowe a rappelé, mais quelqu’un d’autre a répondu. « Où êtes-vous les gars ? » a demandé un homme. Lowe a reconnu la voix de l’actuel commandant de la Garde. En réfléchissant rapidement, Lowe a répondu que les renforts rebelles étaient arrivés et qu’ils massacreraient quiconque tenterait de fuir. Ce stratagème lui a donné assez de temps pour s’échapper lui-même. Il a perdu la trace des autres. Il apprendrait plus tard que Junior avait lui aussi réussi à s’enfuir. Mais Modou Njie a été capturé et dans la confusion, Jagne a été tué. Lowe a bondi par-dessus la palissade du palais, ôté son armure et il s’est débarrassé de son arme. Les troupes du régime se rassemblaient déjà sur une plage voisine. Il a pris un taxi et demandé au chauffeur de prendre la direction du pont de Denton. Au poste de contrôle, Lowe a reconnu certains soldats, mais ils ne l’ont pas remarqué. Un petit pot-de-vin pour accélérer le processus et la voiture était libre. Le taxi de Lowe est parvenu au Sénégal. À un autre poste de contrôle, la police a demandé au chauffeur de prendre un soldat avec lui. Sur 15 km, le soldat a voyagé à côté de Lowe, qui faisait semblant de dormir. Quand le chauffeur a déposé Lowe près de la frontière, il lui a donné 50 euros en lui demandant de ne dire à personne qu’il l’avait vu. À la planque, Cherno Njie attendait des nouvelles avec Alagie Barrow et Dawda Bojang. Leur radio n’avait reçu aucun signal du groupe. Puis ils ont reçu un appel de Lowe, qui les a informés de l’échec de l’opération. Ils ont fourré les armes dans la voiture et ont pris la direction de la frontière sénégalaise. Alors qu’ils s’échappaient, Barrow a appelé Banka Manneh à Atlanta. C’était la première fois que Manneh avait de ses nouvelles depuis longtemps. « Ce truc a échoué », lui a dit Barrow. Il a ajouté que Sanneh et Jagne ne s’en était pas sortis. Manneh apprendrait plus tard que Nyass avait été tué lui aussi.
Le lendemain de l’attaque, les noms des morts ont commencé à circuler sur les radios en ligne et sur Facebook. Dans le Maryland, la veuve de Sanneh, Hoja, refusait de croire que son mari avait pris part au coup d’État, et encore moins qu’il était mort. Elle a tenté d’appeler Sanneh et de lui envoyer des messages. Puis elle a demandé de l’aide à Manneh, car elle savait qu’ils parlaient fréquemment tous les deux. Quand il a appelé Sanneh, une personne disant être un cousin a décroché, demandant à Manneh de laisser un message car Sanneh était « très occupé actuellement ». Son téléphone avait été saisi par l’Agence nationale de renseignement.
Nouvelle année
Quelques heures après la tentative de coup d’État, Banjul s’est réveillée sous l’état d’urgence militaire. Les rues grouillaient de soldats allant de maison en maison pour traquer les terroristes. De nouveaux postes de contrôle sont apparus partout dans la ville. Les boutiques sont restées fermées. Un camion de pompier a été envoyé au palais présidentiel pour nettoyer le sang sur le béton. Quand Papa Faal, qui était encore caché dans la cour, a entendu l’appel à la prière, il s’est approché d’un visiteur de l’hôpital et l’a persuadé d’échanger leurs vêtements. Il a enfilé le jean de l’homme, ses tongs et son maillot de corps sale avant de se fondre dans les rues de Banjul. Il ne savait pas encore si le coup d’État avait réussi ou échoué — peut-être que les renforts promis par Sannah avaient fini par se montrer — jusqu’à ce qu’il retourne au palais présidentiel, où des hommes chargeaient un sac mortuaire blanc à l’arrière d’un véhicule.
La voiture gris métallisé du vice-président est arrivée. Le régime était intact. La radio d’État jouait de la musique traditionnelle et le gouvernement a fait paraître un communiqué : « Contrairement aux rumeurs qui circulent, la paix et le calme continuent de régner en Gambie. » Le pont de Denton a été fermé, ainsi que le ferry qui représentait le seul autre moyen de rejoindre le continent. Faal a erré dans les rues, essayant de se soustraire au regard des soldats qu’il croisait dans les rues. Il aurait aimé avoir avec lui les pilules contre l’anxiété qu’on lui avait prescrit pour son trouble de stress post-traumatique à son retour d’Afghanistan. Le port étant encore fermé, il a passé la nuit chez un ami qu’il avait rencontré dans une mosquée.
Le lendemain matin, le ferry a repris du service, et Faal s’est rendu sur la rive nord du fleuve Gambie. Là, il a partagé un taxi jusqu’à Dakar. Pendant que les autres passagers discutaient des rumeurs circulant à propos de l’attaque terroriste de la veille à Banjul, il est resté silencieux. Il était près de minuit le 31 décembre quand Faal est arrivé et l’ambassade américaine était fermée. Affolé, il a fait de grands signes à un garde. « Je suis un citoyen américain », a-t-il dit. « Il faut que je parle à quelqu’un à l’intérieur. » On l’a conduit à l’intérieur de l’ambassade et il s’est retrouvé face à un fonctionnaire du département d’État et un agent du FBI. Ils lui ont donné une part de pizza et une bouteille d’eau alors qu’il leur racontait toute l’histoire. « Vous savez que c’est un crime, n’est-ce pas ? » a demandé l’agent.
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« Il suffit d’un conspirateur pour trahir une conspiration », avertit Comment organiser un coup d’État, un livre qu’Alagie Barrow avait chez lui. La Ligue pour la libération de la Gambie avait-elle été trahie ? C’est l’avis de Papa Faal. Il y avait plus de gardes que d’habitude en haut de la tour qui a ouvert le feu sur l’équipe Bravo, d’après lui. L’information pouvait avoir fuité à cause d’une des potentielles recrues de Sanneh, ou d’un membre de la diaspora gambienne, au sein de laquelle — en dépit des précautions qu’ils avaient prises — la rumeur d’un tel projet circulait depuis des semaines. Deux semaines avant l’attaque, Pa Nderry M’Bai, un animateur radio gambien basé en Caroline du Nord, a posté une image de Jammeh sur son mur Facebook, suivi par des milliers d’abonnés, avec la mention : « Quelque chose de gros se prépare. »
Yahya Jammeh ne veut pas quitter le pouvoir.
L’avertissement a pu venir de canaux plus officiels. En mai 2015, le Washington Post a révélé que le FBI avait signalé au département d’État les projets de voyage suspicieux de Jammeh, et le département d’État a transmis l’information aux « autorités d’un pays d’Afrique de l’Ouest proche de la Gambie » — c’est-à-dire le Sénégal. Mais deux hauts responsables des affaires étrangères sénégalaises auxquels j’ai parlé ont nié l’idée que leur gouvernement aurait dénoncé Jammeh. L’un des deux m’a confié que les relations avec la Gambie étaient si hostiles que le Sénégal serait ravi de le voir partir. « Mais bien sûr, nous ne pouvons pas l’avouer », a-t-il ajouté. Bai Lowe m’a confié que toutes les personnes qu’il avait rencontrées au palais présidentiel semblaient prises au dépourvu. Si le régime avait été au courant de l’attaque, l’escouade n’aurait jamais pu passer les postes de contrôle de Banjul, et encore moins de désarmer deux sentinelles. Peut-être que la cause de l’échec du coup d’État n’était pas tant ce que l’armée gambienne savait de Sanneh que ce que Sanneh croyait savoir d’elle. « Il était convaincu que les soldats en avaient tellement marre de Jammeh qu’à la moindre opportunité de ce genre, qu’ils soient au courant ou pas, ils passeraient volontiers de l’autre côté », explique Banka Manneh. « Je crois qu’il s’était convaincu de ça. »
Au revoir, président
Quand Papa Faal est retourné aux États-Unis, le FBI l’a arrêté, ainsi que Cherno Njie et Alagie Barrow (qui ont tous deux refusé d’être interviewés pour cet article). Le FBI a également cueilli Manneh. Chacun d’eux risque cinq années de prison pour conspiration en vue d’une violation du Neutrality Act, une loi de 1794 qui interdit aux citoyens américains de prendre les armes contre un pays étranger avec lequel les États-Unis sont en paix, et jusqu’à 20 ans de plus pour avoir acheté des armes pour ce faire. Faal, Barrow et Manneh ont plaidé coupable et attendent le verdict. Bai Lowe et Dawda Bojang sont tous deux retournés en Allemagne, où ils attendent les résultats de leurs demandes d’asile. Quand j’ai rencontré Lowe à Hanovre en mai dernier, il a refusé que nous allions manger ou boire dans un lieu public, par peur d’être empoisonné. Il a entendu dire qu’un des agents de Jammeh était dans le pays sur ses traces.
En Gambie, la répression a été sévère. Le gouvernement a rassemblé tous les proches des membres de la Ligue pour la libération de la Gambie, dont la mère âgée de Sanneh et le fils de 16 ans de Lowe, et ils les ont jetés en prison sans procès ni raison. Lowe m’a dit que la police gambienne s’était même montrée à la sortie de l’école de sa fille de sept ans, dans une ville frontalière au Sénégal. La directrice les a fait fuir en appelant la gendarmerie. La cour martiale gambienne a condamné six soldats pour leur rôle dans la tentative de coup d’État : Modou Njie (qui a été capturé au palais présidentiel), quatre des insiders que Sanneh avait courtisé, et un soldat accusé d’avoir fait preuve de couardise devant l’ennemi. Njie et deux autres ont été condamnés à mort. Quant aux trois hommes tués dans l’attaque, le gouvernement gambien n’a jamais remis leurs corps, même si des images de leurs corps ensanglantés ont fait surface sur le net. En janvier, Banka Manneh a fait la route depuis Atlanta jusqu’à une mosquée du Maryland pour présenter ses condoléances à la famille de Sanneh. Il a récité des passages du Coran et prié avec les amis et proches parents de Sanneh. Hoja, la veuve de Sanneh, portait une robe de deuil blanche, ainsi que le veut la tradition. « Les gens me demandent : “Pourquoi est-il allé là-bas ?” » dit Hoja. « Il était promis à un brillant avenir ici. Il avait une famille. Il avait tout ce dont il avait besoin. Pourquoi est-il parti ? Je n’ai pas la réponse à cette question. »
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Quand je me suis rendu en Gambie l’été dernier, la vie semblait être revenue à la normale. Mais d’après les leaders de l’opposition, la tentative de coup d’État a eu un impact durable. Ousainou Darboe, le chef du Parti démocratique uni, m’a confié que Jammeh avait utilisé l’attaque pour justifier une accentuation de la répression. « Toute tentative de changer le régime par des moyens extralégaux nous fait reculer de trois pas en arrière », a-t-il dit. Darboe soupçonne l’Agence nationale de renseignement d’avoir placé l’opposition sous surveillance accrue. Il a remarqué un vendeur de cartes téléphoniques suspect et d’autres « visages étranges » rôder près de chez lui. J’ai rencontré O.J. Jallow, ancien ministre de l’Agriculture sous Dawda Jawara et à présent leader du Parti progressiste du peuple, dans son salon. Il connaissait certains des conspirateurs, mais il a été déconcerté d’apprendre leur implication dans le coup d’État. « Je ne sais pas ce qui a pu les convaincre que la stratégie militaire était plus efficace que le processus démocratique pacifique », dit-il. Jallow a été arrêté 20 fois depuis que Jammeh a pris le pouvoir, et son oeil gauche était encore blessé après avoir été passé à tabac lors de la dernière arrestation. Même ainsi, il est d’avis que Jammeh est vulnérable. Une sécheresse, combinée aux effets de l’épidémie d’Ebola voisine, a dévasté l’économie déjà fragile de la Gambie, poussant un nombre record de citoyens à émigrer. Étant donné le mécontentement généralisé, il a prédit que Jammeh allait perdre les élections de décembre et qu’il serait contraint par la communauté internationale de quitter le pouvoir.
En juillet dernier, le président Jammet, dans ce qu’il a présenté comme un geste de bonne volonté, a relâché plus de 200 prisonniers de Mile 2, dont les familles des membres de la Ligue de libération de la Gambie. La semaine suivante, le gouvernement a organisé une « marche solidaire » à laquelle ont participé certains des prisonniers relâchés. Elle a commencé devant l’Arche 22, un monument de Banjul commémorant le coup d’État qui a conduit Jammeh au pouvoir. C’était la saison des pluies et les sympathisants se pressaient sous des parapluies verts frappés du logo du parti — les moins chanceux se tenaient trempés sous la pluie, portant des t-shirts à son effigie. Un orchestre jouait, un pick-up Toyota faisait des allées et venues avec une grosse mitraillette montée à l’arrière. Alors que la parade avançait sur l’avenue de l’Indépendance, je la suivais de loin. Derrière moi, j’ai entendu un grondement et des cris d’adolescents : les jeunesses du parti de Jammeh, se précipitant pour se joindre au défilé. Ils n’ont connu aucun autre président et leur loyauté est inconditionnelle. Jammeh n’était pas là. Depuis le coup d’État, il a considérablement restreint ses apparitions publiques et n’a plus fait de voyages à l’étranger. Le 1er décembre 2016, il a été battu aux élections par son opposant Adama Barrow. Tandis qu’il a reconnu publiquement la victoire de son adversaire après l’annonce des résultats, il a annoncé vendredi 16 décembre qu’il les refusait, finalement. Yahya Jammeh ne veut pas quitter le pouvoir.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « ‘Let’s Go Take Back Our Country’ », paru dans The Atlantic. Couverture : Yahya Jammeh en 1994.
EN GUINÉE-BISSAU, DANS L’ENFER DU PREMIER NARCO-ÉTAT D’AFRIQUE
Depuis son indépendance en 1974, la Guinée-Bissau est la plaque tournante préférée des narcotrafiquants sud-américains. Enquête au royaume africain du trafic de cocaïne.
I. Narco-État
Nous nous trouvons à Bissau, capitale de la Guinée-Bissau. Les quartiers généraux de la police judiciaire, l’agence du gouvernement chargée de mener la guerre contre les drogues dans le pays, sont situés dans une rue poussiéreuse, au beau milieu de cette capitale d’Afrique de l’Ouest étonnamment silencieuse. À l’intérieur se trouve l’unique laboratoire d’analyse des drogues du pays, un ajout récent dû à l’augmentation du financement de l’Union européenne, qui vise à endiguer le flot de narcotiques qui traversent en permanence les frontières du petit État africain.
En l’absence de gardes ou de détecteurs de métaux, le laboratoire ne ressemble pas à la première ligne d’une guerre contre de violents criminels qui contrôlent un vaste trafic de cocaïne. On parle de plusieurs milliards d’euros chaque année. Mais les fonctionnaires qui y travaillent s’accordent pour dire que les fioles assorties et les équipements de test rassemblés ici représentent un premier pas important – quoique limité – dans une quête gigantesque. Il s’agit de remonter la piste des cartels sud-américains qui se sont aventurés à des milliers de kilomètres de chez eux pour établir la plaque tournante idéale dans l’un des États les plus pauvres d’Afrique. « Nous voulons réduire de 80 à 90 % le trafic de drogue qui transite par la Guinée-Bissau », me confie Sargento Natcha de sa voix douce, alors qu’il analyse un petit échantillon de cocaïne à l’aide d’un kit acheté grâce au financement des donateurs. « L’UE a promis de nous envoyer davantage d’équipement », ajoute le coordinateur du laboratoire. Mais le sort s’acharne contre Natcha et son équipe du labo.
Des personnages clés du gouvernement notoirement corrompu du pays – le même gouvernement censé agir dès que le labo a une piste – sont soupçonnés de soutenir le développement du trafic de drogue. Les Nations Unies ont dit de la Guinée-Bissau, une nation pauvre d’1,7 million d’âmes, qu’elle était le premier « narco-État » d’Afrique. On sait que pendant des décennies, l’élite au pouvoir a ouvert les portes du pays aux barons de la drogue d’Amérique du Sud, qui l’utilisent comme base pour acheminer de vastes quantités de cocaïne en Europe, d’après les Nations-Unies. 60 % de la cocaïne consommée en Europe occidentale transiterait par l’Afrique de l’Ouest. Les routes varient : certaines drogues sont transportées à travers le Sahara – en passant par le Mali, la Mauritanie, l’Algérie, le Maroc et jusqu’en Europe du Sud – tandis que d’autres cargaisons franchissent l’Atlantique en partance pour les États-Unis. Dans les deux cas, la Guinée-Bissau est une plaque tournante essentielle du trafic. Un rapport de l’ONU datant de 2012 estime que 50 % des barons de la drogue colombiens ont des bases en Guinée-Bissau, où ils opèrent aux côtés de membres du tout-puissant cartel mexicain de Sinaloa. Le rapport estime que cette année-là, ils faisaient entrer une tonne de cocaïne dans le pays par les airs… chaque nuit.