Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Julien Cadot, au cours d’un entretien avec Stéphane Malka. Les mots qui suivent sont les siens. Comme pas mal de projets à l’agence, la Green Machine est née d’une réflexion scientifique et d’une réflexion sociale. Je suivais ce qui se faisait dans la permaculture depuis plusieurs années et j’avais vu les travaux de Savory, dans lesquels il parle de reverdir le désert et que je trouvais très intéressants. Savory prône presque un retour antique aux troupeaux qui passent et qui paissent, mais à une échelle massive.

La Green Machine© Stéphane Malka

Des plants dans le sable
Crédits : Stéphane Malka

C’était intéressant, à ceci près que si on se place dans un désert, c’est encore hors d’échelle pour un troupeau. C’était intéressant, à ceci près que si on se place dans un désert, c’est encore hors d’échelle pour un troupeau. Mais aujourd’hui, nous avons des machines qui nous permettent de travailler sur des échelles beaucoup plus grandes que ce que peuvent faire les animaux. Finalement, la Green Machine, c’est d’un côté Savory, et de l’autre un conglomérat de différentes technologies existantes. Là-dedans, nous, techniquement, nous n’inventons rien : nous sommes des assembleurs, nous échantillonnons. Depuis la fin des années 1990, mon travail s’axe essentiellement sur les délaissés urbains. Quelles sont les zones de la ville qui ne sont pas habitées ? Pourquoi ne le sont-elles pas ? Cet intérêt vient de ma culture, du graffiti, d’une époque où j’observais tous les endroits de la ville, sous les ponts, sur les toits… Quand je voyais un espace délaissé, j’avais envie de le peindre. Je fais partie de la deuxième vague du graffiti, celle qui a commencé autour de 1987. Les espaces étaient clairs : d’abord, il y avait les rames de première classe du métro. C’était très intéressant, parce qu’il y avait moins de gens dedans, et comme ils en avaient marre de se retrouver dans un endroit pour lequel ils payaient plus cher et qui était sursaturé de graffiti, cela a mené à l’abolition de la première classe. Quand on y repense, c’est assez drôle et fou en même temps, de se dire que dans le métro, transport populaire par excellence, il y avait des premières classes. Donc il y avait cela, il y avait aussi des terrains vagues, et comme c’était l’époque des grands travaux de Mitterrand, on en trouvait un peu partout. Et puis, bien sûr, tous les interstices : les endroits pensés comme étant potentiellement forts, mais pas du tout attrapés, comme les murs pignons. Avec le temps, je me suis dit que ces espaces, je pouvais les prendre en charge et véritablement penser leur devenir. Dans la lignée des délaissés urbains, je me suis donc intéressé de manière plus large aux délaissés planétaires. Nous perdons quasiment la surface du Bénin chaque année en surface désertique. Je suis tombé sur cette donnée en travaillant sur un concours pour un pôle muséal à l’entrée d’un désert. En passant du temps à travailler sur le désert pendant des mois et des mois, j’ai compris que ce n’était pas du tout l’image douce, suave et romantique que l’on peut en avoir. Ou alors du romantisme allemand, quelque chose qui vous tord ! Le désert est quelque chose qui s’étire, qui s’étale. Petit à petit, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il y avait quelque chose à faire là-dessus. Voilà comment est née l’idée.

« Mais comme le négligé urbain, le désert, ce délaissé planétaire, est négatif. »

Mais comme le négligé urbain, le désert, ce délaissé planétaire, est négatif. Les négligés urbains sont des endroits qu’on ne pense pas et qui périssent. Ce sont rarement ces espaces-là qui s’agrandissent, en tout cas dans Paris. À un moment donné, ils finissent par casser et on revient dessus, les hommes récupèrent le morceau de ville. Quant aux territoires désertiques, on parle d’une échelle tellement vaste ! Le désert crée des migrations de peuples qui doivent s’enfuir : c’est donc plutôt l’effet l’inverse. Le désert urbain a tendance à rétrécir à cause de la densité et c’est presque, dans un sens métaphorique, l’incidence des personnes qui, par le désert naturel, sont poussés à l’exode. C’est, dans les deux cas, le rapport de l’homme à son territoire. Après, c’est vrai qu’il y a toujours dans ces espaces un rapport à la pauvreté.

Art et industrie

Mes projets sont à chaque fois transdisciplinaires, c’est de la réappropriation. Pour le projet Loopcamp, qui avait lui aussi le désert pour décor, j’ai utilisé des tubes de carton dur, de carton fort, dans lesquels on transporte la presse. Pour moi, l’acte fondateur d’un recyclage contemporain, ce n’est pas avoir un label ou une déduction d’impôt, c’est de pouvoir réutiliser les matériaux déjà existants. Dès lors, je ne mets pas trop de barrière entre le technique et l’artistique, la question est plutôt de savoir comment se réapproprier les endroits sur lesquels je travaille. Pour le Burning Man, c’est beaucoup plus aisé, parce qu’il y a La Playa, l’espace vide du centre. Et Loopcamp est un abri musical : dès qu’il y a du vent, les gens vont dans l’abri et le vent vient souffler dans les tuyaux. Cela crée une mélodie et l’on s’abrite. Le lien entre les deux projets, c’est vraiment la réappropriation du territoire, sans faire de scission entre le technique, l’architectural et le plastique. Pour moi, c’est une synthèse, et l’architecture permet d’entretenir un lien direct avec tout ce qui touche au corps, que ce soit le design, l’urbanisme qui pousse le rapport humain à une plus grande échelle, l’art contemporain… je me sens à l’aise dans ces intersections et loin du Bauhaus, par exemple.

La Green Machine dans le désert© Stéphane Malka

La Green Machine dans le désert
Crédits : Stéphane Malka

Le Bauhaus, avec ses incidences, nous a donné une architecture pour tous. Moi, je suis à l’opposé de cela. Je pense que nous avons chacun un background particulier et il n’y a pas de raison qu’un bâtiment soit identique à celui d’à côté. Cela nous choquerait tous. Les seules choses qu’on voit en rang d’Oignon et qui se ressemblent, ce sont les défilés militaires. Et pourtant, nous sommes fascinés par la continuité du Boulevard Haussmann ou des bâtiments ultra modernes qui sont tous extrêmement ressemblants. Sans parler de ceux qui font du néo-provençal ou de l’haussmannien revisité à la sauce du XXe siècle. Il y a une nécessité d’indépendance qui est à l’antithèse du Bauhaus. Les projets que je réalise comportent toujours des références et sont le fruit d’une recherche dans l’histoire et dans l’actualité. Je fais toujours une veille, pour être au courant de tout ce qui se fait dans les domaines qui sont les miens et, même si je n’ai pas vraiment de documentation de référence, j’essaie à chaque fois d’amener une seule chose au centre : l’être humain. Partant de cela, quand il y a des drames contemporains qui me touchent, comme ils touchent chacun d’entre nous, j’essaie de rebondir dessus. J’ai vu que le désert paupérisait énormément de gens. Dans le même temps, je sais qu’aujourd’hui, la technique nous permet de prendre le contre-pas du désert qui se défriche. Ce qui est fou dans les théories avérées de la permaculture, c’est la masse que l’on peut atteindre, à partir du moment où l’on travaille le sol. On recrée un microclimat. Le désert n’est pas un espace préservé comme une forêt : je le vois dans le sens inverse, le désert est un espace qui détruit. C’est un espace qui s’agrandit, une plaie. Ce n’est pas un bonus. Alors évidemment, il y a une vision romantique du désert, de l’être seul, etc. C’est extrêmement délicat, mais je pense que le désert est un des enjeux de notre siècle, au-delà du réchauffement climatique. À partir du moment où on laisse courir la problématique de la désertification, on part dans des directions catastrophiques. À une grande échelle, du coup, si l’on avait à reprendre aujourd’hui ne serait-ce que les lisières des déserts, on arriverait à une production d’oxygène similaire à celle que l’on aurait pu attendre il y a quatre ou cinq siècles. Une qualité d’air qui serait transformée. Ce serait l’air de la Renaissance ! C’est avéré à micro-échelle, avec laquelle j’ai plus l’habitude de travailler. Là, l’échelle désertique appelle un projet beaucoup plus gros… sur une surface qui se déplace ! La Green Machine, c’est du mobile sur du mobile, finalement. Après, techniquement, les bases du projet sont des crawlers. Ce sont des engins pour transporter des fusées de leur point de construction jusqu’à leur base de lancement : des systèmes pour porter des masses colossales, de manière statique. Pile ce qu’il nous fallait pour mettre aux quatre coins de la Green Machine.

L’humain dans le désert

Au-dessus de la machine à reverdir, nous avons pensé à une ville. Il y a une partie agricole et une partie industrielle et la partie agricole a besoin d’être entretenue et transformée. L’idée, à chaque fois, c’est que le crawler passe et retourne complètement la terre en injectant de l’eau, et ce, deux fois de suite. Un dernier passage ajoute de l’engrais et du grain. C’est une manière de découper en quatre séquences le fonctionnement de l’appareil.

« C’est une machine autonome énergétiquement, mais elle a besoin d’humains pour fonctionner. On lui a volontairement donné un aspect industriel pour que le design soit très lisible. »

C’est une machine autonome énergétiquement, mais elle a besoin d’humains pour fonctionner. On lui a volontairement donné un aspect industriel pour que le design soit très lisible. Dedans, quand on l’a dessinée, on a réfléchi à une école, des lieux de réunion. C’est un peu dans la lancée des premiers kibboutz avant la création d’Israël. C’est dans ce type d’utopie sociale que l’on se place. Il y aurait dans cette ville à la fois des explorateurs et des scientifiques : c’est intéressant, pour parcourir le désert, d’avoir des personnes qui peuvent regarder les éléments et qui voient comment le tout évolue, sur le temps long. Après le premier passage de la Green Machine, il doit falloir un an pour que cela pousse un peu. Nous avons vu le phénomène avec le passage des tanks en temps de guerre, de manière complètement involontaire : ils passaient sur de la terre, il la retournaient et avec la pluie, cela faisait un terreau fertile pour la végétation. Quand on pense au désert, on pense souvent aux dunes et, évidemment, cela pose un problème à la Green Machine. Cela dit, nous avons travaillé précisément pour le Sahara parce que c’est un désert que je connais un petit peu, et j’ai un confrère architecte qui travaille dessus et avec qui j’ai élaboré le projet. Il faut savoir que c’est un désert qui est, à 80 %, une espèce de gravier. L’idée, c’est de venir travailler progressivement toutes les périphéries des dunes. Les dunes, qui représentent 20 %… eh bien disons qu’il faut laisser une diversité, une complexité naturelle au paysage. On ne pourra pas escalader l’Everest, la machine est faite pour des parties qui sont plates. Après, j’ai fait quelques déserts et celui-ci est assez grand : pour moi, c’est tout l’intérêt de s’y poser. Il y a des enjeux économiques qui s’ajoutent aux enjeux écologiques : c’est une manière de temporiser, de ramener le désert à une valeur agricole. Sous-jacent derrière, il y a tout le côté ressources naturelles avec de gros enjeux. Je trouvais cela plus intéressant et sujet à réflexion de prendre pour base une surface qui traversait les pays. En architecture, lors des études ou de la formation, on nous dit aujourd’hui d’occuper un coin, un autre coin, puis on nous donne un programme pour un concours qui ne pose jamais de problématique. La question du « pourquoi » n’est jamais approchée. On nous donne une réponse : vous avez un cube vide, il faut le remplir avec du plein. Cela ne laisse aucune marge de manœuvre.

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Colosse d’acier
Crédits : Stéphane Malka

De l’utopie au réel

J’ai la sensation en tant qu’architecte d’être pourtant une sorte de docteur de la ville et, de ce fait, il y a pour moi un champ d’expérimentation gigantesque, avec des milliers de manières de jouer. Ce sont d’abord le territoire et l’humain qui m’intéressent, la synthèse des deux. C’est cela qui induit le projet, et ce n’est jamais l’architecture qui rend les projets utopiques, c’est l’idée de mettre l’homme au cœur du projet. L’utopie, ce n’est pas un système de boîtes suspendues à des échafaudages. L’utopie, c’est la volonté qu’il y a derrière.

« C’est assez exaltant de savoir qu’une arme de guerre devient quelque chose de fertile, quelque chose qui crée. »

La Green Machine, avec ses dimensions, 4 500 m2 de serres, 4 700 m3 de citernes ou encore 50 000 m3 de bassin de rétention, ressemble à un projet utopique. Mais ce n’est pas une construction ex nihilo, quelque chose d’inenvisageable à construire. Nous avons même été approchés pour réaliser un prototype de ce projet. Début 2015, nous allons probablement partir sur un prototype qui sera monté sur des tanks. Il y a des tas de vieux tanks qui ne servent plus et, pour suivre certaines lois, leurs propriétaires peuvent être exonérés de taxe s’ils les recyclent au lieu de les détruire. Et puis c’est assez exaltant de savoir qu’une arme de guerre devient quelque chose de fertile, quelque chose qui crée.

Et puis ce sera l’occasion de faire revivre un imaginaire, celui de mon enfance. Comme tous les gosses des années 1970, j’ai été forcément influencé par le cinéma de science-fiction de carton. Évidemment Dune, le premier Tron, qui avait été fait avec des négatifs découpés, les premiers Star Wars… il y avait dans tous ces films une dimension très accessible, que je trouve un peu perdue avec l’image de synthèse qui nourrit l’imaginaire des gosses des années 2000. C’est pour cela que j’essaie toujours de rendre mes projets un peu sales, même si je les fais en image de synthèse, comme les montages qu’on pouvait voir dans ces films de science-fiction ou dans un Mad Max, un Brazil… cette sensation d’une chose qui a vécu. On avait la vision d’un futur qui était donnée avec des objets du quotidien, du présent, voire du passé. C’était une sorte de décalage dans le temps qui faisait que tout de suite, on comprenait à quoi pouvaient servir les choses que l’on voyait à l’écran. J’ai été nourri à ce type d’imaginaire. Quant à savoir si des projets en-dehors d’un urbanisme très concret peuvent trouver les fonds pour être réalisés aujourd’hui… je pense qu’il y a avant tout plusieurs manières de voir l’architecture. Il y a une voie concrète qui mène à la construction pure, et une autre plus abstraite, qui concerne la réflexion, la théorie. Certains projets conceptuels ont vocation à être concrétisés assez simplement, d’autres sont juste là pour tenter de donner un coup de pied dans la fourmilière. Le projet Auto-défense que j’avais imaginé, c’est une prise d’assaut de la grande arche de la Défense pour les sans-papiers, qui ne se réalise qu’à la force d’une insurrection sociale. Pour moi, ce projet a du sens et a vocation à se construire, mais d’une manière différente, à la faveur d’une sorte de guérilla architecturale. J’ai fait ce projet en 2009 et j’ai été assez ému en 2010, en voyant un mouvement de manifestation prendre d’assaut l’arche de la Défense avec des tentes. Le symbole était là. L’architecture est quelque chose qui s’inscrit dans le temps.

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Une ville sur chenilles
Crédits : Stéphane Malka


Couverture : le désert du Sahara.