Nous sommes à Cizre, en Turquie. Perchés sur le toit du huitième étage d’un immeuble, l’odeur âcre du gaz lacrymogène commence à flotter dans l’air. Il n’y en a pas suffisamment pour nous empêcher de respirer, mais juste assez pour pimenter quelque peu les festivités. « Ici, la police envoie des gaz lacrymogènes pour s’amuser », lance nonchalamment un garçon d’une quinzaine d’années, du haut du château d’eau qui lui sert de perchoir.
C’est par un matin brumeux de février que se déroule, quelque vingt mètres plus bas, l’événement marquant de la journée. L’équipe de football locale de Cizrespor, fleuron de la région kurde du sud-est de la Turquie, affronte l’équipe de deuxième division de Giresunspor, club de la mer Noire, dans un match à haute tension comptant pour la Coupe de Turquie. La rencontre a lieu sur le terrain du club de la ville de Cizre, qui borde les rives du Tigre. Cizrespor, qui évolue en cinquième division turque, a d’ores et déjà outrepassé toutes les espérances en accédant à ce niveau de la Coupe de Turquie. Peu s’attendaient à une telle performance de l’équipe, alors de là à imaginer une qualification pour les 8e de finale…
Les espoirs de Cizre
Mais ici, on imagine sans mal qu’une victoire face à Giresunspor pourrait propulser Cizrespor à l’étape ultime et l’inscrire dans la légende en affrontant le Galatasaray, une équipe stambouliote qui bénéficie d’un soutien national à la limite de la ferveur religieuse. La soif de vaincre est légitime, car Cizre n’est pas une ville comme les autres. Située aux confins de la Syrie, de la Turquie et de l’Irak, Cizre est un bastion de la lutte pour la liberté kurde et du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène depuis trente ans une lutte acharnée pour la reconnaissance de ses droits tant sur le plan national que social, dans ce sud-est turc à dominante kurde. Dans les années 1990 tout particulièrement, les gouvernements successifs ont tenté de mater l’insurrection en employant des mesures draconiennes, comprenant l’exécution sommaire de prisonniers militants du PKK ; des procédures facilitées permettant aux représentants régionaux puissent se livrer à des tueries extrajudiciaires ; la destruction de villages entiers en vue d’anéantir les réseaux de soutien à la guérilla ; ainsi que l’imposition de restrictions sévères à l’usage du kurde, langue indo-européenne qui a davantage de points communs avec l’anglais qu’avec le turc, quant à lui altaïque et originaire d’Asie centrale. À leur tour, les combattants du PKK ont rétorqué en s’attaquant aux soldats ainsi qu’aux symboles de l’État. Au total, plus de 400 000 personnes ont été tuées dans le conflit. Comme dans d’autres parties de la région kurde en Turquie, Cizrespor a fait les frais des excès de l’État dans la région, évoluant dans un véritable climat de peur.
La perspective d’accéder à la prochaine étape de la Coupe de Turquie enthousiasme toute la ville. À ceci près que les supporters préjugent peut-être un peu des capacités de leur équipe. « Nous voulons être parmi les meilleurs, on affrontera un jour le Bayern Munich ! » déclare un supporter, un chauffeur au long cours nommé Orhan Suat. « C’est le match le plus important pour le club depuis dix ans », m’explique Faruk, veilleur de nuit à la gare routière délabrée de la ville. D’autres ont l’espoir plus feutré. « Nous ne remporterons pas la Coupe, mais il est important de franchir cette nouvelle étape », me confie Abdi, commerçant. Évidemment, les espoirs placés sur le match sont plus importants que l’enjeu sportif lui-même. « Si nous accédons au prochain tour, la mauvaise image que les gens ont de Cizre disparaîtra », pense Abdullah, réceptionniste dans l’immeuble qui regroupe les logements de fonction des professeurs de la ville. « Cizre figure même sur l’agenda présidentiel. »
Sur le fil
Parallèlement aux mesures draconiennes des années 1990, le gouvernement a également cherché à fournir son opium au peuple. L’État a encouragé la promotion du football en sous-main dans la région, allouant aux clubs des aides financières puisées dans son budget. Plusieurs clubs kurdes ont ainsi réussi à accéder à la première division nationale, provoquant l’ire de nombre de leurs rivaux qui ont eu l’impression que ces clubs bénéficiaient des grâces du corps arbitral pour favoriser l’harmonie nationale. Beaucoup n’étaient pas dupes de la forte implication de l’État dans la région, et les Kurdes n’ont accordé qu’un soutien circonspect aux clubs comme celui de Cizrespor, selon Abdurrahim Ugan, un des représentants officiels de la branche du Parti pour les régions démocratiques (DBP) à Cizre –un parti autorisé par la loi qui partage les mêmes origines révolutionnaires que le PKK, lequel demeure illégal. « Les gens commencent à revenir maintenant que tout ça n’est plus associé au gouvernement », déclare Ugan en sirotant son thé noir dans son bureau modestement meublé. Dans quelques instants justement, une marche organisée par le DBP va débuter, en mémoire d’un jeune originaire du coin décédé quatre jours plus tôt alors qu’il combattait les miliciens de Daesh dans la région de Sinjar, en Irak.
« L’air est devenu irrespirable ici. » — Une institutrice
Après la capture par les forces turques du leader du PKK, Abdullah Ocalan, en 1999, l’organisation a déclaré un cessez-le-feu temporaire qui a eu pour conséquence d’apaiser les tensions dans la région. Parce qu’il n’avait plus autant besoin de fournir au peuple son opium, l’État a cessé d’apporter son soutien aux clubs de football locaux. Tant et si bien qu’aujourd’hui, on ne compte plus de clubs kurdes au sein de l’élite nationale. Dans la quatrième phase éliminatoire de la Coupe de Turquie, le club de 3e division d’Amedspor, issu de la grande ville de Diyarbakir, est le seul autre club kurde encore en lice. Sans commune mesure avec les événements des années 1990, tensions et violences ont resurgi dans la région au cours des années 2000. Reconnaissant apparemment l’inutilité de continuer à chercher une solution militaire au problème, le gouvernement actuel dirigé par le Parti pour la justice et le développement (AKP) a pourtant repris, bien que timidement, le processus de paix avec le PKK en 2010. À l’occasion des célébrations en 2013 de Newroz, fête régionale marquant l’arrivée du printemps et qui s’est transformée en forum d’expression de l’identité politique kurde, Ocalan, du fond de sa cellule, a appelé à un cessez-le-feu et au retrait de ses combattants en signe de bonne volonté. Deux ans plus tard, la trêve continue d’être respectée, mais ne tient qu’à un fil. Les Kurdes accusent le gouvernement – et particulièrement son président à l’autoritarisme grandissant, Recep Tayyip Erdogan – de bloquer la situation en vue de gagner une plus grande majorité aux élections législatives de juin prochain. Ils accusent en outre le gouvernement, qui est l’un des plus fervents opposants au régime de Bachar el-Assad en Syrie, d’un excès de zèle quant à la construction d’une kyrielle de commissariats aux allures de forteresses dans le sud-est du pays. Ils leur reprochaient également de soutenir l’État islamique dans son combat contre les forces kurdes dans la ville syrienne de Kobané. En effet, près de cinquante personnes ont été tuées aux abords de la frontière turque entre le 6 et le 8 octobre 2014, lorsque des manifestants sont descendus dans la rue pour dénoncer le soutien de l’AKP aux forces de Daesh dans Kobané.
Alors que les affrontements entre les forces de sécurité et la jeunesse locale sont monnaie courante dans le Kurdistan turc, les échauffourées ont menacé d’échapper à tout contrôle dans la ville de Cizre juste avant le match, la police étant accusée d’avoir ouvert le feu au hasard sur des enfants dans certains quartiers. La fusillade a ainsi fait six morts, la plus jeune des victimes n’étant âgée que de 12 ans. « La police tue nos enfants », dit un chauffeur de taxi en désignant le quartier de Cudi, dont les résidents ont creusé des tranchées aux différentes entrées pour empêcher la police de pénétrer dans la zone avec leurs véhicules blindés appelés akrep (« scorpions »). Tandis que le gouvernement turc niait au départ toute accusation selon laquelle la police était responsable de la mort de ces jeunes, tués par balle, l’association du barreau local publiait un rapport soulignant que dans un cas particulier, le cireur de chaussures Umit Kurt avait été visé délibérément et tué par des officiers de police. Devant l’évidence de la culpabilité de la police prononcée par ses pairs, l’État a bien été obligé de suspendre plusieurs officiers accusés d’être impliqués dans le massacre. « J’ai une fois de plus revécu l’atmosphère terrible des années 1990 à Cizre », confie une institutrice qui n’a pas souhaité que son nom soit divulgué par peur de possibles représailles, au sujet de la récente tuerie. « L’air est devenu irrespirable ici. J’ai développé une véritable haine des autorités, des militaires comme des policiers. » Personne n’a pour l’instant été inculpé pour ces tueries.
« Herne Pes »
Malgré l’âpreté du contexte, les amateurs de football de Cizre se sont préparés à affronter leurs rivaux de la mer Noire ; non pas qu’ils s’avèrent très compétitifs, mais ces derniers trônent tout de même trois divisions au-dessus d’eux dans la ligue. Pourtant, même en matière de football, les supporters se plaignent que le gouvernement vienne mettre son grain de sel.
« C’est en arrivant à cette étape [de la compétition] que la police a commencé à provoquer des incidents, dans le but d’aboutir à des exclusions de stade », raconte Suat, en référence à la contre-mesure consistant à priver le club d’une rentrée d’argent générée par la vente de billets, et par l’interdiction faite à tous les supporters de se rendre au match. En effet, tandis que beaucoup à Cizre ont accueilli avec soulagement l’apparent retour à la normalité dans les rues après la suspension des officiers impliqués dans le massacre, beaucoup voient dans l’utilisation systématique de gaz lacrymogène par les forces de police une volonté d’attiser la colère du peuple pour justifier de plus graves agissements de la police. En dehors des conflits avec les forces de l’ordre, les supporters avaient auparavant déclenché la colère des instances footballistiques turques en chantant le « Herne Pes » (« En avant »), chant révolutionnaire kurde qui appelle les Kurdes au ralliement derrière le drapeau rouge du socialisme.
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Pas découragés pour deux sous par la tentative présumée de la police de gâcher la fête, les supporters de Cizrespor ignorent royalement les hordes de scorpions et autres canons à eau qui encerclent le terrain de football. Ils gagnent des tribunes improvisées, à savoir les toits des immeubles environnants. Bien avant le coup d’envoi, une nuée aérienne de quelque trois mille supporters saisit des perchoirs de fortune sur les toits, les murs et les châteaux d’eau pour apercevoir des bouts du terrain qui s’étend plus bas. Tandis que la clameur des encouragements monte du côté des rouge et vert, les supporters de Cizre brandissent également une branche d’oliviers à l’intention de l’équipe adverse, scandant la « paix des peuples » en l’honneur de leurs adversaires de Giresun – bastion notoire de la mouvance anti-kurde. L’instant d’après, pourtant, ils conspuent ouvertement l’hymne national turc, peut-être confortés par l’idée qu’il est impossible d’imposer une interdiction supplémentaire de stade dès lors que tout le monde se satisfait pleinement de regarder le match depuis le sommet d’immeubles tutoyant le ciel.
À l’image de bon nombre de rencontres à enjeux, le match n’a pas été à la hauteur des espérances. Conforme à son niveau amateur, Cizrespor a manqué de cet instinct de tueur face au but dans cette opposition qui a tourné au match nul, 0-0. Bien que déçus de ne pas avoir réussi à trouver le chemin des filets contre Giresunspor, ceux qui descendent les escaliers des immeubles voisins restent optimistes. Ils comptent sur le fait que la plus grosse équipe du groupe, Genclerbirligi, ne fera qu’une bouchée de Konyaspor lors du dernier match du groupe, permettant ainsi à Cizrespor de vivre son match rêvé contre Galatasaray. Mais c’était presque écrit : Genclerbirligi a fait un misérable 0-0 contre Konya. « Quand il s’agit de Cizrespor, ils n’essaient même pas », affirme Suat, tandis qu’il regarde, exaspéré, Genclerbirligi taper mollement dans la balle pendant les arrêts de jeu, au lieu de chercher à marquer contre Konyaspor. Le sentiment de tristesse est partagé par beaucoup, incitant la page Facebook officielle du club – Cizrespor n’a pas de site internet – à appeler à une certaine retenue. « S’il vous plaît, personne ne doit dire que Genclerbirligi a truqué le match ni que le club aurait pu battre Konya s’il l’avait vraiment voulu. » Le conte de fées de Cizrespor a pris fin prématurément, mais la brève aventure du club a donné à la ville de Cizre l’opportunité d’être associée à autre chose que la violence et la mort. Et comme pour souligner son modeste succès à établir des passerelles avec le reste de la société turque, le club ajoute : « Dans notre aventure pour la Coupe de Turquie, nous avons gagné deux amis : Genclerbirligi et Giresunspor. »
Traduit de l’anglais par Céline Laurent-Santran d’après l’article « Soccer and Tear Gas », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : supporters de Cizrespor, par Stefan Martens.