Quand l’agent du SISMI – Servizio Informazioni e Sicurezza Militare, le service secret italien, réformé en 2007 – entre dans ce bar de Casoria comme chaque matin, le barman ne lui adresse pas un mot. Étrange, se dit-il. Après un bref coup d’œil à sa montre, il passe commande. « Comme d’habitude, merci. »
Appuyé au même comptoir, un autre homme attend son café. Le 007 l’observe furtivement. L’inconnu pose péniblement le bras droit sur le zinc en s’aidant de l’autre main. Et lui retourne le coup d’œil. Ils se tournent en même temps, s’examinent un long moment. Et ils sourient tous les deux, tandis que la tasse de café monte lentement jusqu’à leurs lèvres. L’agent des services secrets l’a reconnu. Cela fait des années qu’il suit sa trace. Mais ce jour-là, hors de question de sortir les menottes.
« Il était clairement protégé par des gorilles armés », me raconte aujourd’hui le personnage principal de cette rencontre, désormais à la retraite. « Il aurait suffi que je mette la main à la poche pour me retrouver criblé de balles. »
Un fantôme
Au milieu des années 1980, le fantôme de Pasquale Scotti plane sur les banlieues nord de Naples. Il est le chef des assassins de la Nouvelle Camorra organisée (NCO) de Raffaele Cutolo et le gardien du pacte entre le parti centriste de la Démocratie chrétienne et la Camorra pour la libération du conseiller régional controversé Ciro Cirillo, retenu en otage par les Brigades rouges dans le garage de sa villa à Torre del Greco, le 27 avril 1981. Blessé en 1983 lors d’un furieux affrontement armé avec la police, qui lui a coûté son arrestation et la paralysie presque totale du bras droit, Scotti s’évade le 23 décembre 1984 de l’hôpital de Caserta, en descendant trois étages à l’aide d’une corde de draps noués.
Un chroniqueur de l’époque, en mentionnant cette prouesse acrobatique, écrit que l’ange gardien du mafieux portait certainement un uniforme. Et il n’a probablement pas tort. Pendant 31 ans, Pasquale Scotti a été un fantôme. On a tissé de nombreuses légendes à son sujet –comme celle de son surnom, « Pasqualino le collier » à cause d’un diadème de 500 millions de lires offert à la femme de son boss Don Raffaele. Portrait-robot, signalements, fausses pistes. Pendant 31 ans, il a caracolé en tête de la liste des fugitifs les plus dangereux identifiés par le ministère de l’Intérieur italien.
Le 26 mai dernier, la longue cavale de Pasquale Scotti prend fin. Les enquêteurs l’ont débusqué à Recife, au Brésil, où il avait adopté l’identité risible d’un certain Francisco Visconti De Castro, marié à une femme avec laquelle il a eu deux enfants. Une vie normale, paisible. De quoi incommoder Hannah Arendt et sa banalité du mal. C’est peut-être ce qu’il a pensé lui-même, puisqu’au moment de son arrestation ses premières paroles ont été : « C’est moi, vous m’avez eu. Mais Pasquale Scotti n’existe plus, il est mort dans les années 1980. » Un mois après cette capture, le boss est encore entre les murs d’une prison brésilienne dans l’attente de son extradition, qui va s’avérer pour le moins compliquée.
En Italie, il doit purger une peine de perpétuité pour le meurtre de Giovanna Matarazzo, surnommée Dolly Peach. Giovanna était l’amante de Vincenzo Casillo, le numéro deux de la NCO qui se baladait dans tout Rome (et toute l’Italie) avec la carte du SISMI en poche. La femme a été tuée et enterrée dans du béton à proximité d’un pont, à la périphérie d’Acerra. Danseuse de boîte de nuit, propriétaire d’un loft à Grenoble et d’une villa à Primavalle, Giovanna en savait trop. Les hommes de Scotti l’ont capturée, torturée et exécutée froidement de deux balles dans la tête. Sur les rushs des caméras de surveillance, lors de son interrogation, Scotti affirme être resté en Amérique du Sud pendant 28 années d’affilée. Avoir refait sa vie et avoir abandonné toute activité illégale. Dit-il la vérité ?
Cette enquête, basée sur des témoignages directs et des tractations demeurées secrètes jusqu’ici, cherche à raconter ce qui n’est pas encore officiel et à élucider le mystère des dernières années de cavale. Celles que Scotti a passées dans une énorme villa de Hammamet, en Tunisie, protégée par de nombreux chiens de garde et caméras, à quelques dizaines de mètres de la dernière demeure de Bettino Craxi – personnalité du PS italien mis en cause dans plusieurs affaires lors de l’opération « Mains propres », dans les années 1990.
Le truand est resté là-bas jusqu’à l’explosion du printemps arabe quand il a perdu l’appui du régime de Ben Ali, l’ex-président qui avait destitué Bourghiba par un coup d’État « protégé » par le gouvernement italien et le SISMI en 1987. On le voit, le SISMI revient souvent dans cette histoire. Les légendes ont fleuri autour de sa fuite. Est-il mort ? S’est-il retiré dans un couvent ? A-t-il changé de visage ? Est-il protégé par des appareils déviés de l’État ?
À la table des agents arrive une bouteille de champagne.
Tout était vrai et tout pouvait être faux. Le véritable revirement advient seulement quelques années après sa retentissante évasion, quand son portrait-robot apparaît enfin dans la liste des trente criminels les plus dangereux d’Italie. Et ceci grâce à un groupe de policiers au nez fin qui n’ont jamais cru à la mort du boss. Tous, ou presque, paieront cher leur ténacité.
Le mouchard et le champagne
La phase deux de cette traque a une date bien précise : 2007. Cette année-là, alors que le criminel manque à l’appel depuis plus de vingt ans, un mouchard des services d’investigation antimafia de Naples enregistre une étrange conversation dans le bureau d’un notaire de la ville. Giuseppe Scotti est le frère de Pasquale. Il est assis devant le notaire et discute de la répartition de l’héritage. Il mentionne aussi la part de Pasquale. « On ne touche pas à ses trois appartements », s’exclame-t-il. Le notaire n’ajoute rien. Il reste à disposition du client. Et prépare le document à signer. C’est la preuve que le criminel est encore en vie. Il est rare que les fantômes s’occupent des actes notariés pour les transferts de propriété. Et Giuseppe Scotti n’est pas homme à céder au sentimentalisme. Les services d’investigation antimafia commencent alors à le chercher avec plus de conviction. Ils ouvrent un dossier rebaptisé « Écosse ».
Huit hommes plus le chef suivent l’ombre du frère en France et en Espagne. Ils sont convaincus qu’un jour ou l’autre Pasquale et lui se rencontreront. Par pur hasard, ils découvrent que Giuseppe a réservé une croisière en Méditerranée avec sa femme : dans les étapes au programme figure aussi Tunis.
Les neuf flics – dont l’agent qui l’a arrêté en 1983 en lui blessant le bras – décident de le suivre. Ils réservent trois cabines. C’est le Parquet de Naples qui paye l’addition, à Rome, on ne veut rien dépenser. Quelques heures avant d’accoster et de commencer la filature, l’improbable se produit. À la table des agents de la DIA (Direzione Investigativa Antimafia) arrive une bouteille de champagne. Accompagnée d’un billet : « Bonnes vacances », signé Pasquale.
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L’opération a raté, mais les policiers ne jettent pas l’éponge. Ils prennent en filature Giuseppe Scotti dans toute la ville à bord d’un bus. L’homme est sur ses gardes. Il semble en attente d’un contact. Quelque chose ne va pas. Après une petite heure, vingt policiers tunisiens encerclent le groupe d’Italiens, l’arme au poing. Ils soutiennent qu’ils ne peuvent enquêter sur le sol tunisien sans autorisation, mais c’est clairement un prétexte pour les neutraliser. Les Italiens sont impuissants. Ils tentent d’expliquer qu’ils ne sont que de simples touristes, en vain.
Pour éviter les ennuis, ils se replient. Ils retournent à bord du bateau et commencent à recoller les morceaux. Giuseppe Scotti a mis les voiles. Et on ne saura jamais à qui il a donné rendez-vous sur une des places les plus bondées de la capitale. Qui protège le fugitif à Tunis ? Qui le prévient des recherches ? Que le boss soit en vie est maintenant plus qu’une simple hypothèse. Mais le jeu est devenu dangereux et il faut faire attention. Scotti et les secrets de l’enlèvement de Ciro Cirillo sont comme un câble haute tension. Qui y touche en meurt. Le dernier qui s’y est essayé a été criblé de balles place Nicola Amore, en plein dans le centre historique de Naples. Il s’appelait Antonio Ammaturo et était le chef de la Squadra mobile napolitaine (l’équivalent de la BAC française).
Le prochain café
Pasquale est rusé. Habile. Et riche. Il peut compter sur des appuis insoupçonnés qui lui procurent de faux papiers, des planques sûres et des laissez-passer. C’est aussi un homme chanceux. Très, très chanceux. Car le chef de la DIA qui le traque sans relâche, passé entre-temps à la tête de l’AISI (Agenzia informazioni e sicurezza interna, les services de renseignement intérieur italiens) de Naples, est mis à la porte à cause d’un dossier fantôme confectionné avec l’aide de deux journalistes napolitaines. Il s’appelle Adolfo Grauso, et c’est un investigateur à l’ancienne qui s’est fait la main dans la police aux frontières. Un journal local insinue que dans les services secrets napolitains, au lieu de travailler on se gave de mozzarella et de jambon cru. Et, pour rendre le message un peu plus clair, des photos de Grauso et de son collaborateur sont publiées – ce qui ruine leur anonymat.
Le mafieux de Casoria est devenu un paisible entrepreneur nommé Francisco Visconti De Castro.
Au sommet des services secrets romains, qui avaient de quoi s’inquiéter des enquêtes de Palerme sur « Face de monstre » – alias Giovanni Aiello, ex-policier devenu tueur à gages pour la mafia sicilienne – et des ombres qui planent sur la disparition de l’agenda rouge de Paolo Borsellino (défunt juge antimafia), on est agacé par ce faux scoop et ils transfèrent Grauso sans pourparlers. Sans même approfondir ce qui est écrit dans l’article. Mais l’important était peut-être d’éloigner le flic. Et avec Grauso sont mutés également ses plus fidèles collaborateurs.
Tous ceux qui aux côtés de leur « chef » travaillaient sur la filature de Scotti. La piste « Écosse » est fermée, morte et enterrée pour toujours. Tout comme la bonne âme de Dolly Peach. Par chance, les hommes de la Squadra mobile entrent en scène. Ils héritent du dossier et reprennent la piste de Scotti où l’avait laissée Grauso et ses limiers. Ils repartent des vieilles photos de « O’Collier », des portraits-robots, des développements de la police scientifique. L’objectif est toujours le même : Hammamet.
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À peine les agents ont-ils mis le pied à Tunis qu’ils sont à nouveau menacés par leurs collègues nord-africains. Cette fois en pire. Les policiers tunisiens ont des mitraillettes. Les Napolitains craignent pour leur vie et retournent bredouille à la maison. Il est clair qu’un appareil d’État protège Pasquale Scotti. L’arrivée de l’insurrection dans toute l’Afrique du Nord a changé complètement les cartes. Et de même la stratégie de la capture.
La Squadra mobile devra tenter sa chance à nouveau au Brésil, où le mafieux de Casoria est devenu un paisible entrepreneur nommé Francisco Visconti De Castro. Les policiers le surprennent dans un bar, après son petit-déjeuner. Mais cette fois, pas de gardes du corps armés, comme cet autre matin à Casoria. Et ce vieil agent du SISMI qui s’était retrouvé à quelques centimètres du fugitif, quand il a appris l’arrestation, ne pût que lui conseiller de faire attention au prochain café. Car ce pourrait bien être le dernier.
Traduit de l’italien par Joe Zerbib d’après l’article « O’Collier: l’ultimo latitante », paru dans informant. Couverture : Vue de Naples. Création graphique par Ulyces.