Le vent tourne vite au Portugal. Considéré il n’y a pas si longtemps comme le meilleur entraîneur de la planète, sur le toit de l’Europe avec Porto puis l’Inter Milan, le lusitanien Jose Mourinho a été éjecté de Manchester United en décembre, après avoir essuyé les bourrasques. Alors qu’il marchait sur ses pas, son ancien adjoint s’est lui aussi retrouvé dans l’œil du cyclone. En 2017, André Villas-Boas a quitté le Shanghai SIPG sans gloire. Depuis, c’était le calme plat. Les techniciens venus du Portugal sont-ils passés de mode ? Dans ce pays de grands voyageurs, on sait qu’il faut savoir rester à quai. Mardi 28 mai 2019, Villas-Boas est finalement devenu le nouveau coach de l’Olympique de Marseille.

Ce jour-là, les nuages stagnent au-dessus de la cité phocéenne. Accompagné par le président Jacques-Henri Eyraud et le directeur sportif Andoni Zubizarreta, le quadragénaire entre à la Commanderie dans un costume marine. Ici, le ciel est couvert, l’horizon neuf et l’armoire à trophées légèrement poussiéreuse. Au sein du centre d’entraînement, Villas-Boas croise des portraits de vieilles gloires accrochées aux murs avant de saluer les employés. Il serre une main, la tend à nouveau et finit par saisir un stylo pour signer son contrat.

L’encre est à peine sèche qu’il faut filer à la conférence de presse. Le Portugais à l’habitude. Il a déjà passé le protocole à six reprises en vrai, et bien d’autres fois sur Football Manager (FM). Cette simulation de coaching sur ordinateur présente une base de données si riche qu’il a commencé à s’en servir lorsqu’il était recruteur. Le Portugais apparaissait d’ailleurs dans l’édition de l’époque avec des notes parfaites dans l’évaluation d’un joueur et de son potentiel. Puis, Villas-Boas est devenu adjoint de Jose Mourinho. « Le moment le plus important [de ma carrière] », explique-t-il en conférence de presse, « c’est quand j’ai observé des joueurs pour lui. Voir la façon de jouer des équipes, ça m’a aidé dans ma vision du jeu, dans ma philosophie, dans ma formation comme entraîneur. »

Dans le même temps, le jeune homme repérait des talents sur FM en s’essayant au poste d’entraîneur principal. « Les dirigeants tiennent à vous assurer de leur soutien le plus total et affirment avoir hâte de travailler à vos côtés », voyait-il apparaître sur son écran en lançant une partie ; soit à peu près ce qu’ont dû lui dire Jacques-Henri Eyraud et Andoni Zubizarreta. On peut deviner ce qu’il faisait du message suivant, l’invitant à choisir son staff. « Quand j’arrive je veux tout changer », rigole-t-il en conférence de presse. « Je ne suis pas un entraîneur défensif, je veux avoir le ballon un peu comme le slogan de l’OM “droit au but”, en respectant cette verticalité du foot français. » Là encore, on croirait une des réponses types proposées dans le jeu.

Il y a tellement de passion dans Football Manager qu’elle rejaillit aujourd’hui sur le réel. Les entraîneurs toujours au chômage, ceux qui n’ont pas eu la chance d’André Villas-Boas, peuvent en cette fin mai 2019 postuler pour devenir testeur professionnel du jeu. L’homme qui l’a inventé, Miles Jacob­­son, connaît un tas d’acteurs du milieu dont le jugement a été influencé par ses données. Depuis un bar miteux de Watford, il cite notamment le cas de l’Anglais Andros Townsend.

Les chiffres ne trompent pas

En septembre 2015, Andros Townsend, l’ailier de l’équipe d’Angleterre, reçoit un message délirant de sa petite amie qui demandait : « Quand est-ce que tu as reçu une amende pour avoir raté l’entraînement ? » suivi de l’emoji pour iPhone inspiré du Cri d’Edvard Munch, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte et les mains portées au visage.

« Hein ? » répond-il étonné. « J’ai reçu une amende ? Fais voir. » Hazel O’Sullivan, sa petite amie, lui envoie la capture d’écran d’un gros titre annonçant : « Andros Townsend accepte de payer son amende. » Selon l’article, qui se poursuit, Townsend, aurait appris la leçon et « ferait preuve de bonne volonté pour améliorer son comportement à l’avenir ».

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Andros Townsend pose pour l’équipe nationale

Townsend est un joueur passionné de Football Manager, un jeu vidéo sur le thème du football lancé en 1992 sous le nom de Championship Manager, dans lequel il apparaît en tant que joueur. À ce jour, le jeu de simulation a été cité dans deux cas de divorces comme facteur contribuant à la rupture du mariage. Chaque année, plus de huit millions de joueurs se connectent (plus de la moitié sur des versions piratées du jeu) et tentent de mener le club de leur choix à la victoire, que ce soit l’un des poids lourds de la Premier League, naguère connue sous le nom de Premier Division dans le jargon de Football Manager, ou de l’équipe locale d’une contrée lointaine.

Pour les non-initiés, le jeu peut s’apparenter à une suite de tableaux sur le thème du football. Pourtant, entre les lignes de noms familiers et moins familiers se cache une représentation très complète de tous les aspects du sport. Transferts, relations publiques, programmes d’entraînement, blessures, régimes : les algorithmes ronronnants de Football Manager ne négligent la simulation d’aucune dimension des championnats de football. Même les matches se déroulent sur l’écran pendant que les joueurs font les cent pas dans leur salon, guettant le cours de l’action entre deux doigts de la main qu’ils plaquent sur leurs yeux. Ceux qui succombent aux sirènes du jeu risquent de ne pas s’en sortir. Au cours de l’année 2015, les amateurs de Football Manager ont atteint la moyenne stupéfiante de 252 heures sur le jeu – un chiffre qui prend aussi en compte les gens qui ont acheté le jeu sans le démarrer une seule fois.

Townsend reconnaît tout de suite la police du titre. Il poste donc une capture de la conversation entre lui et sa petite amie sur le compte Twitter officiel du jeu vidéo avec la légende suivante : « Vous voulez le lui dire ou je peux le faire ? » Ce tweet aura été vu plus d’un million de fois. Le titre de l’article était peut-être faux, mais les données utilisées par Football Manager sont d’une précision redoutable. Sports Interactive, le studio basé à Londres qui est à l’origine du jeu, emploie pas moins de 1 300 chercheurs à travers le monde, allant des blogueurs qui observent chaque semaine l’entraînement de jeunes prometteurs aux consultants professionnels scrutant les équipes phares qui jouent sous les projecteurs du vendredi soir. La base de donnée de Football Manager regroupe des informations sur plus de 320 000 joueurs actifs, issus de 51 pays et 116 divisions. Elle liste jusqu’à 250 éléments sur chaque individu, comme la forme physique, l’endurance, l’accélération et la vitesse, qui participent tous à la vraisemblance du jeu.

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André Villas-Boas
Crédits : FC Zenit

Le vaste réseau de découvreurs de talents de Sports Interactive est un atout inestimable, même en dehors du jeu vidéo, pour les recruteurs professionnels comme André Villas-Boas, l’ancien entraîneur de Tottenham, qui admet s’en servir pour guider ses choix de transfert. Pour les clubs plus modestes, recruter des talents relativement obscurs dans des équipes du monde entier et les revendre à profit est une manière incontournable de faire vivre la maison. La base de donnée de Football Manager est une mine de bons tuyaux. Depuis que Villas-Boas a révélé son secret au public, d’autres l’ont rejoint. En 2013, Ole Gunnar Solskjaer a remercié le jeu de l’avoir préparé à la vie d’entraîneur et, en 2008, Everton a signé un accord officiel avec Football Manager pour l’utilisation de sa base de donnée dans la recherche de personnel et de joueurs. À l’époque où Alex McLeish entraînait les Rangers – communément appelés « Glasgow Rangers » –, son fils, grand fan de Football Manager, lui a parlé d’un jeune joueur qu’il avait repéré dans l’équipe B de Barcelone. Malgré l’insistance du garçon, McLeish a choisi d’ignorer ses conseils car il n’avait jamais entendu parler du joueur. C’est ainsi qu’il est passé à côté du jeune Lionel Messi… jusqu’en 2005, quand les Rangers ont tenté d’acheter le jeune attaquant au FC Barcelone après que Messi a aidé l’Argentine à battre le Nigéria en finale de la Coupe du monde de football des moins de 20 ans aux Pays-Bas. Mais l’équipe catalane a refusé l’offre, ne souhaitant laisser filer le prodige à aucun prix.

La base de donnée du jeu a une telle réputation qu’il se passe rarement un jour sans que Sports Interactive ne reçoive l’appel d’un joueur pour se plaindre du manque d’exactitude dans les statistiques du jeu. « On entend des histoires sur des footballeurs qui font la course à l’entraînement pour voir si le jeu se trompe », explique Miles Jacobson, le créateur de Football Manager. « Cela peut vraiment énerver les joueurs ».

 

Fan service

Nous avons rendez-vous dans un café miteux situé à quelques centaines de mètres de Vicarage Road, le fief du Watford FC, dont Football Manager est désormais le sponsor (le logo du jeu est cousu sur la l’appui-tête en cuir des sièges luxueux du banc de touche). En 2011, Jacobson a été fait officier de l’Ordre de l’Empire britannique pour son travail sur le jeu. Quand Elton John, le supporter de Watford le plus célèbre, ne vient pas aux matches, Jacobson s’assoit à sa place dans la tribune présidentielle. Pourtant, aujourd’hui, on le bouscule comme un habitué des gradins et il tape dans les mains de tous les membres du personnel qu’il croise.

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Miles Jacobson à Vicarage Road
Crédits : Watford FC

La première fois que Jacobson est venu à Vicarage Road, c’était pour son septième anniversaire. « À l’époque, à Watford, on supportait soit Liverpool, qui était la meilleure équipe, soit Tottenham ou Arsenal, qui n’étaient pas loin d’ici », raconte-t-il. « Moi, je voulais encourager l’équipe de mon quartier : c’était mon seul moyen d’aller voir les matches. » Le père de Jacobson, inventeur au chômage, ne s’intéressait pas au sport. C’est donc sa mère qui, bon gré mal gré, l’emmena voir sa première rencontre du jeudi soir. « Elle s’asseyait dans les gradins, lisait son magazine et faisait des mots croisés », se souvient Jacobson.

Pendant le match, une femme assise derrière eux avec son fils et sa fille se pencha vers sa mère : « Vous détestez ça, pas vrai ? Est-ce que ça vous arrangerait si on l’accompagnait à l’avenir ? » Chaque semaine, elle déposait Jacobson au coin de Vicarage Road, où il retrouvait cette famille. « Quand j’avais 11 ou 12 ans, je traînais dans le quartier avec ce petit groupe de voyous », poursuit-il. « On essayait de dormir dans les plus belles maisons. On va toujours voir les matches ensemble. C’est là que l’histoire a commencé. »

Dans un village du comté de Shropshire, tandis que Jacobson nourrissait son intérêt grandissant pour le football, deux garçons du même âge ont commencé la fabrication d’un jeu de sport sur ordinateur. Paul Collyer et son petit frère Oliver étaient encore à l’école lors de la première ébauche de Championship Manager. « On avait passé beaucoup de temps à jouer à des jeux de foot, mais à chaque fois ils se contentaient de nous placer au centre de l’univers », explique Paul. « On voulait créer un monde du football qui fonctionnait et lâcher le joueur dans ce monde. » C’est en 1985, alors qu’ils n’avaient que 16 et 13 ans, que les deux frères se sont mis à explorer sérieusement l’idée de faire un jeu différent, sur la gestion du football. Les weekends, ils testaient une version primitive du jeu avec leurs amis et, bientôt, avec un public convaincu.

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Les frères Collyer décorés de l’Ordre de l’Empire britannique
Crédits : Zimbio

Les éditeurs de jeux vidéos étaient cependant moins séduits par le travail des garçons. Les frères ont gardé la lettre de refus qu’Electronic Arts, la société américaine de jeux vidéo bien connue pour la série des FIFA, leur avait envoyée. « Je pense que les éditeurs étaient obsédés par les graphismes, tout simplement », estime Collyer. « Ils ne comprenaient pas qu’à ce moment-là, l’imagination était le meilleur terrain pour le déroulement de l’action. Heureusement, quelques développeurs l’avaient compris : nous avons pu nous entendre et trouver un point d’appui. » Les deux frères gagnaient assez d’argent grâce à Championship Manager, lancé en 1992 pour différents types d’ordinateurs, pour ne pas avoir besoin de chercher du travail à la sortie de l’école. Mais pendant tout le début des années 1990, la série est restée un produit de niche jusqu’à ce que, comme le dit Collyer, « Miles s’implique ».

« Quand j’étais gamin, on n’avait pas beaucoup d’argent », évoque Jacobson. « Mon père était au chômage et ma mère était institutrice. Puis ils se sont séparés. » Jacobson, musicien doué, reçoit alors une bourse pour la prestigieuse Haberdashers’ Aske’s Boys’ School, qu’il fréquente en même temps que les acteurs comiques Sasha Baron Cohen et Matt Lucas. Le fossé entre sa vie à l’école et à la maison le pousse encore un peu plus vers le football. « À l’école, on me voyait comme un pauvre », raconte-t-il. « À la maison, on me voyait comme un bourgeois. Mais au foot, je n’étais que moi. Ça n’intéressait personne. Encore aujourd’hui, même si le football est devenu mon métier, ça m’apaise toujours. »

Enfant, Jacobson se croyait destiné à devenir chanteur. Il a chanté à la Royal Opera House, au Royal Albert Hall, au Royal Festival Hall, au Barbican et à l’église St Martin-in-the-Field, faisant même une apparition dans Carmen aux côtés du ténor José Carreras. « Et puis mes testicules sont descendus et ma voix a changé », se souvient-il en riant. Jacobson a commencé à travailler dans un restaurant de burgers, avant d’être renvoyé quelques mois plus tard quand Burger King rachète l’enseigne. En se rendant chez le disquaire pour dépenser l’argent de son licenciement, Jacobson quitte le magasin avec un sac bien rempli et un nouveau travail. « C’était une boutique qui comptait pour le top 50, alors on avait tout le temps des billets de concerts gratuits. » Aux concerts, Jacobson avait souvent la chance de rencontrer les chanteurs. C’est alors qu’il a commencé à enregistrer ces conversations et à les transcrire pour les publier sous forme de fanzine. « Je partais en tournée avec les groupes et je vendais leurs t-shirts, comme ça je pouvais aussi vendre mon fanzine dans la file d’attente. »

L’éditeur du New Musical Express (NME), Steve Lamacq, a pris une copie du fanzine. Il a approché Jacobson pour voir si faire la critique d’un prochain concert de Counting Crows pour le magazine l’intéresserait. « J’ai rendu ma critique et Steve m’a dit sans détour que je ne serais jamais journaliste », se rappelle Jacobson. Mais Lemacq l’a présenté à Andy Ross, de Food Records, un label indépendant qui produisait Jesus Jones et Seymour, le groupe qui deviendrait Blur. Voyant son dynamisme et son audace, Ross embauche Jacobson en tant que manager A&R.

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Le choc de 1996

« On gagnait une misère avec ce travail », raconte Jacobson. « Peut-être 8 500 livres par an – pas de quoi payer un loyer. » Jacobson recevait cependant des disques gratuits qu’il pouvait troquer. « J’ai toujours aimé jouer. J’échangeais donc mes billets de concerts pour des jeux vidéo, avec l’excuse de chercher comment introduire des groupes dans la bande-son des jeux. » En 1994, c’est par ce biais que Jacobson a troqué deux billets pour Blur contre une copie anticipée de Championship Manager 2. « J’y ai joué, et puis j’ai envoyé des faxes à Paul Collyer pour lui faire part de mes impressions. Cela ressemblait beaucoup aux feedbacks que nous recevons aujourd’hui : tantôt constructif et tantôt agressif. »

Dans la semaine Collyer appelait Jacobson pour lui demander d’aller boire un verre dans un pub au nord de Londres. « Je croyais qu’on allait se voir pour parler de mes remarques », se souvient Jacobson. « Quand je suis arrivé, il m’a dit ces mots : “Tu as l’habitude d’arnaquer des groupes pour gagner ta vie, pas vrai ? Ben, je pense qu’on nous a peut-être arnaqués. Tu veux bien jeter un œil à notre contrat ?” » Jacobson a confirmé les doutes de Collyer avant de s’attaquer à l’amélioration des termes du contrat. C’est ainsi qu’a commencé la relation de longue durée entre Jacobson et les Collyer, qui ne serait formalisée qu’au bout de cinq ans. « En fait, je me suis mis à aider ces gens, dont j’adorais le jeu, à se débrouiller », explique Jacobson. « Je refusais qu’ils me payent. »

Puis, en 2000, les Collyer, qui s’intéressaient plus à la fabrication du jeu qu’au commerce, ont proposé à Jacobson de devenir le directeur de l’entreprise. Il recevait sa première paie. « À nos débuts, on se débrouillait toujours pour embaucher des gens parmi nos fans », commente Collyer. « Une décision stratégique qui s’est avérée géniale. »

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La vraie vie

Jacobson, qui parle avec des phrases feutrées et alambiquées, est un homme déterminé, obsédé, et comme il le dit lui-même : il veut tout contrôler. Il exige l’examen de « tout ce qui a à voir avec la marque » à tel point, selon ses propres mots, qu’il « consterne tout le monde ». En plus de gérer l’entreprise, Jacobson décide aussi des changements et améliorations qui seront apportés au jeu. « J’envisage toutes les idées qu’on m’apporte, qu’elles viennent d’un membre du personnel, d’un joueur de foot ou de quelqu’un qui parle fort dans un pub », explique-t-il. « On a une liste d’environ 4 500 fonctionnalités souhaitées. Au début de chaque session annuelle de développement, je m’assois pour la parcourir et assembler les pièces de ce puzzle géant. »

Le succès n’a terni ni son énergie, ni son engagement. En 2011, quand Jacobson a emmené sa mère, sa sœur et Collyer à Buckingham Palace pour recevoir sa médaille de l’ordre de l’Empire britannique, il leur a dit de rester dans le fond de la salle pour être les premiers sur les clichés des photographes officiels. Ils ont demandé en quoi cela importait et il leur a répondu qu’il avait besoin de sortir rapidement pour se rendre à une réunion. La mère de Jacobson est on ne peut plus fière de son fils, mais son père, qui revendiquait l’invention du mécanisme automatique des lecteurs de disques, est mort avant qu’il rejoigne Sports Interactive à plein temps. « Mon père tenait en vérité une place très importante dans ma vie parce que je voulais lui ressembler », raconte Jacobson. « Il était très intelligent et il a tout gâché. Je ne suis pas aussi malin que lui, mais je me sers de tout ce que j’ai pour essayer d’aller aussi loin que possible. C’est ce que je fais avec Football Manager. »

Tous les mois de juillet, après le travail, Jacobson se met obsessivement à jouer tous les soirs pour dresser une longue liste de remarques et de changements à mettre en place avant la sortie du jeu en novembre. Chaque année, le jour de Noël, il passe six heures pendu au téléphone pour l’assistance client. « Beaucoup de gens reçoivent le jeu pour Noël, donc on a besoin de soutien ! » précise-t-il. « En tant que directeur de l’entreprise, il faut être prêt à mettre les mains dans le cambouis, comme les autres. Si je demande à mes employés de travailler trois heures le jour de Noël, alors j’en fais six. »

Le système aide les découvreurs de talents à trouver des joueurs qui correspondent au style de jeu particulier d’une équipe.

Jacobson est en effet convaincu que le jeu lui-même a perfectionné ses techniques de gestion : « Il faut être en mesure d’équilibrer les données. L’une des plaintes les plus récurrentes concerne le nombre de blessures que subissent les footballeurs dans le jeu. En réalité, nous n’appliquons que 70 % de la fréquence des blessures du monde professionnel. Par exemple, Liverpool a en ce moment 11 joueurs blessés. Dans le football professionnel, les blessures impliquent une gestion plus précise du groupe. Se contenter de 11 joueurs ne suffit pas. Quand on s’occupe d’une équipe de foot, il faut 33 joueurs : trois pour chaque position, pour être paré à toute éventualité. Cela nécessite une planification rigoureuse. Si tout le budget part dans le salaire exorbitant d’un joueur-star, il n’y a plus assez d’argent et, quand on se retrouve avec seulement six joueurs sur le banc de touche, c’est le début des problèmes. Cela rend bien compte de la façon dont on doit gérer une entreprise. Il faut disposer de tout un éventail de talents. »

Football Manager semble avoir une multitude de résonances dans le monde réel. La League Managers Association anglaise se sert du jeu dans la formation des entraîneurs. Lors d’une session, on leur a attribué une équipe norvégienne dans une mauvaise passe, qu’ils étaient chargés de remettre sur pieds en un temps donné. L’entraîneur qui avait fait face à ce cas de figure dans la vraie vie a ensuite noté leur performance.

Aujourd’hui, le jeu est intimement lié au sport grâce à une collaboration avec Prozone, un logiciel de données dont les entraîneurs professionnels se servent pour analyser les performances de leur équipe et de leurs futurs adversaires. Prozone et Football Manager partagent leurs données, créant ainsi une relation étroite entre les sports réel et virtuel.

« Nous fournissons à Football Manager les données de joueurs pour améliorer le réalisme du jeu en termes, par exemple, d’animation 3D pour les mouvements des joueurs ou de forme physique », explique Jens Melvang, chez de produit chez Prozone et ancien footballeur professionnel du championnat danois entre 1990 et 2000. « Et, deux fois par an, avant la période de transfert, Football Manager nous envoie des mises à jour des données actualisées. »

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Ceci est de la drogue
Crédits : Sports Interactive/SEGA

Le système aide beaucoup les découvreurs de talents à trouver des joueurs qui correspondent au style de jeu particulier d’une équipe. Selon Melvang, cette approche révolutionne la manière d’embaucher des footballeurs : « Par le passé, un département entier pouvait surveiller entre 200 et 300 joueurs par an, sur les conseils de leurs agents pour la plupart. La dynamique à changé et les forces se sont inversées : les clubs recherchent des joueurs, ce ne sont plus les agents qui les recommandent. »

Jacobson utilise parfois cette connaissance approfondie pour aider l’équipe de son quartier. « Il m’arrive de donner au club des listes de joueurs », avoue-t-il, le sourire en coin. « Quand, par exemple, le directeur général est en rogne contre un découvreur et l’envoie ailleurs, je leur donne une liste de 20 joueurs qui pourraient avoir le niveau pour jouer, disons, en Ligue Europa. Ça leur donne une longueur d’avance. »

Les ventes de Football Manager restent stables. Environ 40 % des joueurs se trouvent au Royaume-Uni. La plupart d’entre eux achètent une nouvelle copie du jeu à peu près tous les deux ans. Évidemment, pour un jeu basé sur les nombres, Jacobson et son équipe prennent beaucoup de plaisir à étudier l’évolution des habitudes de jeu.

« On voit un pic de fréquentation quand il y a un feuilleton ou une émission à la télé que le partenaire veut regarder : l’autre dispose alors de plus de temps pour jouer », explique Jacobson. « On a dépassé les 100 000 joueurs la semaine dernière pendant l’émission “Je suis une célébrité, sortez-moi de là !”. »

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Gareth Barry à 19 ans
Crédits : DR

Tout le monde ne joue pas avec tant de désinvolture, un œil distrait sur la télévision. Par exemple, certains joueurs se sont pris en photo en tenue avant que l’équipe dont ils ont pris soin ne participe à la finale de la coupe, au bout d’une saison difficile. Tous les joueurs ne sont pas non plus forcément des amateurs : beaucoup d’entraîneurs professionnels jouent pour se distraire.

Lorsque Gareth Barry, alors âgé de 19 ans, a rejoint Aston Villa, son contrat stipulait que le bus du club devait être muni de prises électriques pour qu’il puisse jouer sur son ordinateur portable. « Pour les footballeurs professionnels, c’est le jeu parfait pour partir en voyage, quand ils restent dans leur chambre d’hôtel parce que l’entraîneur leur impose de se coucher à 20 h et qu’il n’y a rien à faire. »

Ce genre de scène procure à Jacobson un plaisir indescriptible : « Il y a cinq ans, nous n’étions qu’un jeu pour ordinateur. Aujourd’hui, nous faisons réellement partie du football. »


Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « How Football Manager changed the game », paru dans le Guardian.

Couverture : Miles Jacobson.


L’ÉPOPÉE DE BIELSA AU NEWELL’S OLD BOYS

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Sous la houlette de l’entraîneur José Yudica, le Newell’s était considéré par tous comme l’une des meilleures équipes d’Argentine de la fin des années 1990. Vice-champion en 1986 et 1987, derrière River et Rosario Central, l’équipe était aussi parvenue en finale de la Copa Libertadores de 1988, remportée par le Nacional de Montevidéo. Ce cycle glorieux atteignit son apogée avec l’obtention du titre de champion national la même année. L’équipe de Yudica proposait un jeu agréable à regarder, efficace et dans le plus pur respect de la tradition leprosa (En Argentine, Newell’s est surnommé « La Lepra », ndt). Armando Botti, président du club dans les années 1970, modernisa les structures du Newell’s et enrichit l’effectif avec des joueurs sensibles aux valeurs locales. Grâce à son action, tous les joueurs de l’équipe de Yudica étaient originaires du centre de formation.

Cependant, la dernière saison de la décennie n’offrit aucun résultat positif. L’ère Piojo Yudica était sur le point de s’achever et un grand changement allait advenir.

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Monument national au drapeau
Panorama de Rosario
Crédits

I. L’heure de vérité

Après avoir arpenté le pays en quête de nouveaux talents, Marcelo Bielsa était finalement prêt à franchir le cap. Son mentor footballistique, Jorge Griffa, savait qu’il allait perdre son meilleur assistant pour une bonne cause.

Carlos Altieri, ami du « Loco » et dirigeant du Newell’s à l’époque, était à l’origine de la campagne menée en faveur du jeune entraîneur, à laquelle adhérèrent d’autres membres de la direction. « Bielsa doit être l’entraîneur. Il a les qualités, il bosse dur et c’est un enfant de la maison… Que faut-il de plus pour qu’on lui donne sa chance ? » répétait-il à quiconque voulait l’entendre.

Le pari était lancé et après une partie de saison infructueuse, la direction n’avait pas droit à l’erreur. Le timing était délicat : après cette mauvaise passe, la zone de relégation n’était plus très loin et il avait l’obligation de disputer le haut du tableau. Bielsa était le nom idéal pour succéder à Yudica. Il connaissait la plupart des jeunes joueurs et il était attaché au club. Il était prêt à mourir pour cette opportunité. Outre le jeune entraîneur de la maison, les dirigeants songeaient à deux autres candidats pour le poste : Reinaldo Carlos Merlo et Humberto Zuccarelli.

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Bielsa au Newell’s Old Boys
Titulaire de 1976 à 1978

Bielsa fut reçu en premier. Le premier entretien eut lieu dans le bureau de Delqis Boeris, l’un des hommes forts du club. Aux côtés de Boeris se trouvaient Vicente Tasca et le trésorier Raul Oliveros, dont l’aval serait décisif sur le choix final. Bielsa montra qu’il était prêt à prendre les rênes de l’équipe première. Durant une heure, il expliqua les grandes lignes de son projet et mit en avant son idée-clé : l’effectif devait retrouver sa motivation en faisant preuve d’humilité et en multipliant les efforts. Pour commencer, il exposa sa volonté de mettre fin aux résidences dans les hôtels de luxe. Son discours plein de passion et d’enthousiasme ravit les dirigeants. À la fin de la réunion, Oliveros était abasourdi. « Celui-là est un phénomène, il faut que ce soit lui », dit-il à Altieri.

Afin de respecter le protocole, Oliveros et les autres dirigeants se réunirent avec les deux autres candidats, mais leur choix était déjà fait : le nouvel entraîneur devait être Bielsa.

À l’intérieur du club, on préférait aussi El Loco. Pablo D’Angelo, actuellement entraîneur de basket de la Ligue Nationale argentine et à l’époque directeur sportif du Newell’s, avait l’habitude de prendre des cafés avec Bielsa au bar de Doña Nelly. Ils parlaient de leurs projets de vie, dont leur volonté d’arrêter la cigarette à l’aide d’un traitement au laser qui était, selon les rumeurs, très efficace. D’Angelo ne put influencer le choix de la direction mais paria sur lui : « J’étais au courant de tout ce qu’il se passait car, comme je n’étais pas dans le football, on me parlait de tout sans problème. Ensuite, je mettais Marcelo au courant de ce qu’envisageait la direction. J’ai parié un dîner avec lui et Altieri qu’il allait être engagé et il m’a dit que si j’avais raison, il me paierait deux restos. Je ne lui ai jamais demandé de respecter sa promesse, l’important était d’être témoin de son bonheur. »

Bien que le jeune entraîneur rêvât d’être à la tête d’une équipe de Première Division, il imposait tout de même une condition : Carlos Picerni devait être son adjoint. Certains dirigeants n’en étaient pas convaincus et préféraient Lito Isabella, un autre entraîneur des équipes de jeunes plus expérimenté et plus à même d’équilibrer le staff technique. Mais la présence de Picerni n’était pas négociable aux yeux de Bielsa.

« Marcelo, tu es fou, prends le poste et laisse-moi avec les jeunes ! Je m’en sors à merveille », disait Picerni. Le début de l’histoire remontait à 1984, lorsque Picerni avait quitté le Newell’s pour Sarmiento de Junin tandis que Marcelo lui avait proposé de travailler avec lui. Quelques mois plus tard, Picerni dut rentrer à Rosario et abandonner le football professionnel à cause d’un drame familial. Les deux hommes suivirent alors ensemble la formation d’entraîneur et se lièrent d’amitié. Bien qu’ils abordaient plusieurs sujets de conversation lors des voyages entre Rosario et Granadero Baigorria à bord de la Citroën de Marcelo, El Loco voulait systématiquement que son ami lui confie son sentiment face à la tragédie, sur le fait de devoir recommencer sa vie à l’âge de trente ans. Un jour, Bielsa lui demanda en pensant à l’avenir :

« — Si jamais je deviens entraîneur de l’équipe première, tu voudras être mon adjoint ?
— Marcelo, il est peu probable que cela arrive un jour… Comme joueur, tu n’as pas marqué l’histoire !
— Ce n’est pas la question que je t’ai posée. Tu voudras être mon adjoint ou pas ?
— Bien sûr, comment pourrais-je ne pas te suivre ?! »

Merlo et Zuccarelli furent écartés de la course au poste. Et même si, lors de la dernière réunion chez le président Mario Garcia Eyrea, ce dernier ajouta à la liste des candidats le nom d’Eduardo Solari, on désigna finalement Marcelo Bielsa comme nouvel entraîneur de l’équipe première du Newell’s.

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