Freeway Rick
« Freeway » Rick Ross est un nom plein de résonance symbolique. Il appartient à un homme célèbre pour avoir inondé Los Angeles de crack dans les années 1980. De joueur de tennis prometteur, Rick Ross s’est retrouvé à la tête d’un empire de la drogue écoulant jusqu’à trois millions de dollars de marchandise par jour, qui comptait parmi ses clients les gangs mythiques des Bloods et des Crips. Il s’est ensuite retrouvé mêlé à son insu au scandale des Contras par l’entremise du dealer nicaraguayen Danilo Blandón, et il a finalement écopé de 13 années d’incarcération dans une prison fédérale – il était à l’origine condamné à perpétuité, mais il a livré une bataille épique pour faire réduire sa peine. Il y aurait de quoi remplir un gros livre (au moins un) avec la vie de Freeway Rick, la légende aujourd’hui âgée de 56 ans. C’est ce qu’il a fait d’ailleurs, en sortant Freeway Rick Ross: The Untold Autobiography en 2014.
Depuis sa sortie de prison en 2009, et malgré de récentes déconvenues, Freeway Rick sillonne l’Amérique pour participer à des événements, faire la promotion de son livre, de sa ligne de vêtements et du documentaire dont il est le héros. Il fait aussi de la prévention auprès des jeunes en leur parlant des dangers que représentent la drogue et le mode de vie qui l’accompagne. La plupart des bandits qui se font attraper — et j’en suis un, ou du moins je l’ai été, ayant passé 21 ans en prison pour avoir dealé de la weed et du LSD — mènent le genre d’existence à laquelle on peut s’attendre de la part d’un trafiquant de drogue. Le buzz, le pouvoir, l’argent, la popularité, les femmes : toutes ces choses peuvent devenir plus addictives qu’une seringue dans le bras. Les barons de la drogue vivent comme des rock stars. Comment y résister ? Et comment remplacer cette vie, une fois qu’on y a goûté ? Le parcours de Freeway Rick ne s’arrête pas là. Il a notamment engagé des poursuites judiciaires contre le rappeur Rick Ross pour avoir utilisé son nom, et il a été incarné à l’écran par Michael Kenneth Williams (Omar dans The Wire) dans le film Secret d’État avec Jeremy Renner. Mais malgré sa notoriété et son passé criminel, Freeway Rick a le sentiment que l’aventure la plus importante de sa vie a été sa reconversion. Les choses se sont faites progressivement, mais il a l’impression d’être enfin arrivé à un stade où, non content d’être à l’aise avec ce qu’il a fait et ce qu’il est aujourd’hui, il ne lui est pas désagréable d’en parler. Et c’est exactement ce que nous avons fait.
Les encouragements
Pourquoi as-tu commencé à vendre de la drogue, outre le fait que ton professeur de rembourrage textile était prêt à t’aider ?
La raison pour laquelle j’ai commencé à vendre de la drogue, c’est que je m’étais mis dans une situation très difficile du point de vue éducatif, je n’avais que très peu d’options. Sans une éducation formelle, il est presque impossible de trouver du travail en Amérique. Je ne savais pas lire. Je ne savais pas écrire non plus, donc j’étais incapable de remplir le moindre formulaire, même si j’étais prêt à exercer pratiquement n’importe quel métier. Je m’étais dit que peu importe le job que je ferais, j’y mettrais autant d’application que quand je jouais au tennis.
Tout le monde a entendu parler de ta carrière de tennisman. Que s’est-il passé exactement ?
C’est simple, je me suis donné corps et âme au tennis jusqu’à ce que je me sois retrouvé dans une impasse : je ne pouvais pas aller plus loin sans éducation. Et je n’aurais pas pu aller à l’université, même avec une bourse d’études du tennis, car j’étais illettré. Ma carrière de joueur a pris fin avant même d’avoir commencé.
Tu dis avoir une prédisposition globale à la dépendance, comment cela s’est-il traduit dans le milieu de la drogue ?
Oui, j’ai tout à fait ce type de personnalité. Quoi que je fasse, je me jette dedans à corps perdu. J’y mets tout mon cœur, sans aucune retenue. Et je ne laisse rien au hasard. C’est de cette façon que j’ai abordé le trafic de drogue. Au final, on recherche le même frisson que les toxicomanes : on essaie de retrouver la même intensité que la première fois. L’idée est toujours d’aller plus loin, plus haut, d’atteindre l’étape suivante — qui est presque inaccessible. Un dealer est dans la même position que ses clients. Il a envie d’être le boss, le type que la famille vient voir quand elle a besoin de quelque chose, et sur lequel peuvent compter ceux qu’il aime. Je crois même que c’est plus addictif que pour les consommateurs, car eux au moins, ils ont toujours quelqu’un qui leur dit qu’ils ne devraient pas se droguer. Personne ne dit jamais aux dealers qu’ils ne devraient pas dealer en Amérique. La plupart des gens les y encouragent. Même s’ils ne le font pas consciemment, ils le font en vous demandant sans cesse de l’argent et de l’aide. La façon dont la société américaine voit les trafiquants de drogue les encourage à continuer.
Déterminé
Qu’est-ce que cela fait d’être un baron de la drogue, d’être au centre de l’action ?
On se retrouve à la tête de quelque chose d’énorme et de monstrueux. Et à moins d’être un cerveau, on n’a aucune idée de la façon dont on est arrivé là. Mais une fois qu’on y est, il faut nourrir ce monstre tous les jours. On sait très bien que le jour où on arrêtera de vendre de la drogue, on perdra le pouvoir qui va avec — et on n’en a aucune envie. Une chose en entraînant une autre, on se retrouve à devoir nourrir ce monstre qu’on a en partie créé ; c’est une position qu’on finit presque par aimer. Les gens, en tout cas, adorent nous y voir. C’est comme avec mon pote qui vient de se faire arrêter, El Chapo : la plus grande actrice du Mexique lui envoyait des sextos. Voilà comment on traite nos trafiquants de drogue. Ils deviennent des célébrités. Ce sont des héros aux yeux de leur communauté.
Ce qui a évidemment pesé dans la balance quand tu as décidé de t’investir dans le commerce de la cocaïne.
Mon premier modèle — enfin pas le tout premier, mais à mes 19 ans — est devenu trafiquant de drogue. Les héros de beaucoup jeunes hommes afro-américains sont des dealers, car ce sont les premières personnes fortunées auxquelles nous avons affaire. La plupart des gens au sein de la communauté afro-américaine vivent dans le dénuement. Il y a très peu d’entreprises lancées par des Afro-Américains, et quand on parle de réussite, vos premiers héros sont les gens que vous observez autour de vous, et qui vous rendent votre regard. Ils agissent comme vous, ils vivent dans le même quartier, et leur existence est tout ce dont vous rêvez. Dans la plupart des cas, il s’agit pour nous de trafiquants de drogue.
Comment as-tu finalement réussi à dépasser le besoin de continuer à dealer ?
Tout ce que j’ai fait, ça a été de changer mon attitude. Mes habitudes, ma conduite, ma détermination et la façon dont je gère mon argent sont restées les mêmes. Le seul truc qui déconnait, c’était la cocaïne que je mettais dans l’équation. J’ai dû prendre conscience que la coke était une chose à laquelle je ne pourrais jamais retourner. Je devais m’en tenir aussi éloigné que possible. Une fois que je m’en suis débarrassé et que j’ai appliqué les mêmes stratégies que j’utilisais pour vendre de la cocaïne à d’autres choses, elles sont devenues prospères. Bon, pas autant qu’avec la coke ! Mais je vois déjà des choses prometteuses se mettre en place. Mon livre, mes t-shirts, mon label, mes documentaires, tout ce que je touche. Je sais que si j’y mets la même énergie et la même détermination, tout fonctionnera.
As-tu appris quoi que ce soit en prison qui te fait avancer dans la vie ?
Ce que j’ai découvert durant mon incarcération, c’est que l’expérience est 1 000 fois plus chère payée que ce qu’elle vaut en réalité. C’est ce que j’essaie de transmettre aux gamins : on n’a pas besoin d’en faire l’expérience soi-même. Tout ce qu’on a à faire, c’est de s’inspirer de l’expérience de quelqu’un comme moi et de prendre un raccourci. J’essaie vraiment d’en faire le tour et de partager mon expérience avec autant de gens que possible. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre et c’est la raison d’être de mon documentaire. Je travaille également à l’écriture d’un film et d’une série en ce moment. Les gens peuvent m’étudier et apprendre non seulement de mes erreurs, mais aussi des choses que j’ai réussies. J’essaie de les utiliser au maximum de leur potentiel.
Et la drogue ne fait plus partie de l’équation désormais, n’est-ce pas ?
Tu sais, personne ne gagne au jeu de la drogue. Les consommateurs détruisent leur vie et les vendeurs sont soit en prison, soit ils se font tuer. Il n’y a pas de vainqueur. Si vous utilisez la même détermination dont vous faites preuve pour consommer de la drogue ou pour en vendre et que vous l’appliquez à d’autres voies, les résultats seront extraordinaires.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Is Drug Dealing a Hard Habit to Kick? Just Ask Former Kingpin « Freeway » Rick Ross », paru dans The Influence. Suivez Seth Ferranti sur Twitter et retrouvez-le sur son site. Couverture : Rick Ross par Forest Casey (Hammer/UCLA).
LE VRAI RICK ROSS VENDAIT DU CRACK POUR LA CIA
1980. Guerre civile au Nicaragua, apparition du crack et d’un gamin de Los Angeles en quête d’avenir. Un concours de circonstances qui allait bouleverser l’Amérique.
Le vrai Rick Ross n’est pas un rappeur. C’est ce qui est écrit sur son T-shirt, élégamment sérigraphié en deux couleurs. Les lettres épaisses et noires font écho à son parcours. Chauve et barbu, il est encore surpris par l’intensité de son come-back. L’encre dorée a nécessité un second pochoir. Sur sa tête est dessinée une couronne tout juste déposée et, parfaitement aligné avec le O de son nom, le visage du caïd. Juste à côté apparaît sa signature : la marque flamboyante de l’homme qui, il fut un temps, gagnait plusieurs millions par jour en vendant de la cocaïne, mais qui n’a appris à lire qu’à l’âge de 28 ans, derrière les barreaux. C’est finalement par la lecture qu’il regagnera sa liberté. Par un matin ensoleillé du sud de la Californie, Rick Ross quitte son appartement exigu pour lequel il ne paie pas de loyer, et roule le long d’Ocean Avenue, le quartier chic de Long Beach. Il a des affaires pressantes à régler dans la ville ouvrière de Riverside, à une heure de route.
Il est le véritable Rick Ross, né Ricky Donnell Ross en 1960, l’un des trois Rick du quartier, celui qui vivait sur 87th Place, à l’endroit où la rue venait buter contre la Freeway 110, à l’ombre d’un pilier en béton massif. Il pouvait y sentir le sol trembler sous ses pieds, et l’endroit lui a valu son surnom : Freeway Rick Ross. Il ne s’agit pas du rappeur connu sous le nom de Rick Ross, ancien joueur de football américain, universitaire grassouillet et ex-gardien de prison, dont le nom de baptême est en réalité William Leonard Roberts II. Quand Roberts a débuté sa carrière musicale, il s’est approprié le nom et l’a fait tatouer sur ses phalanges : RICK RO$$. Il a bâti sa réputation en rappant sur un passé criminel fictif, tandis que le Rick Ross authentique, Freeway Rick Ross, emblématique au point de se faire voler son nom, était incarcéré à perpétuité dans une prison fédérale américaine, sans possibilité de remise en liberté conditionnelle.