Le musée des horreurs
Sur la contre-allée du boulevard San Fernando, le long d’une vieille ligne de chemin de fer qui traverse Los Angeles du sud au nord, les boutiques sans caractères alternent dans des tons crèmes. À l’angle de l’avenue Fernacola, le magasin Dapper Cadaver se fondrait dans ce paysage terne s’il ne s’annonçait par une petite enseigne aux lettres glauques. Un imaginaire de film d’horreur kitsch suinte de cette typographie dégoulinante. Elle rappelle celles de la série canadienne Fais-moi peur ou de la collection de livres américains Chair de poule.
Le bâtiment d’un blanc immaculé dégage une étrange impression. À peine plus grand qu’un conteneur, il ne laisse entrer la lumière que par quelques fenêtres en forme d’encoches, larges comme des meurtrières à l’horizontale. La lourde porte à œil de bœuf achève de donner au tout un air de bunker. Elle s’ouvre soudain sur un sourire. B.J. Winslow accueille chaleureusement, coiffé d’un chapeau gris et vêtu d’un t-shirt à l’effigie de la boutique. « Ma femme et moi gérons l’entreprise depuis dix ans », explique cet homme élancé aux lunettes carrées. « Nous concevons des accessoires pour Halloween, les maisons hantées et les films. » Les ossements, membres ensanglantés et squelettes de toutes sortes d’animaux qui l’entourent sont d’un réalisme auquel ne pouvait prétendre Fais-moi peur. Quand ce n’est pas Halloween qui fait venir ici des foules de particuliers en recherche de costumes, c’est Hollywood qui s’y presse. Les créations macabres d’Eileen et B.J. Winslow apparaissent dans Pirate des caraïbes, King Kong et les séries American Horror Story, Bones ou encore Westworld. Ils sont aidés par une dizaine de personnes, sculpteurs, peintres, moulistes et fondeurs.
Pour parvenir à copier la mort et ses avatars, l’équipe s’inspire de modèles réels. À côté des costumes de zombies ou de fantômes vendus aux particuliers, on trouve une galerie de personnages inquiétants aux traits humains. « Ce petit squelette à deux corps est basé sur celui d’un être qui a existé », prend en exemple B.J. Winslow. « Il n’a évidemment pas vécu longtemps mais nous l’avons reproduit. » La réplique en PVC est apparue dans les pubs pour une série américaine dont il était devenu l’icône. Si aucun reste humain ne passe par Dapper Cadaver, ses gérants saisissent chaque opportunité de voir la mort de près. « Je ne peux pas me déplacer partout, donc beaucoup de mes recherches se font à travers les livres », confie Winslow en se lissant le bouc. « J’ai des vieux volumes d’anatomie et d’autres ouvrages de médecines. » Ces recherches macabres se poursuivent sur Internet dès qu’il faut trouver une inspiration plus abominable. « Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais on y trouve des choses vraiment dégoûtantes », sourit le patron. Un univers dans lequel il macère depuis très jeune.
Sous le masque
Né le 7 décembre 1978, Robert Winslow grandit à Petaluma, au nord de San Francisco. Artiste et écrivaine, sa mère lui raconte des histoires de fantômes qui prennent corps, à la maison, dans les squelettes que possède son père, chiropraticien. « Quand j’y repense », dit-il, « c’était assez inapproprié pour un enfant, mais j’adorais ça et elle aussi. » Dans cette ville de 50 000 habitants où l’élevage de poulet est une spécialité, la famille vit près d’un cimetière et d’une forêt. « Je revenais toujours avec des os », raconte-t-il. Du cimetière ? « Non, de la forêt. »
Après avoir obtenu son diplôme de journalisme à l’université de Californie en 2004, Winslow descend à Los Angeles pour trouver du travail dans un tout autre domaine. Le jeune homme commence par fabriquer des jeux pour les carnavals. La section des maisons hantées sur laquelle il lorgne lui est refusée. Finalement, il est recruté par un magasin où on lui demande de construire une fausse pierre tombale, puis quelques corps. « Je pourrais fabriquer des lampes ou des draps, mais ça ne me correspond pas », remarque-t-il. « J’adore les trucs bizarres. » Peu à peu, ces trucs bizarres commencent à s’empiler dans son garage. D’où l’idée, en 2006, de leur trouver un local. Il s’appellera Dapper Cadaver. À cette période, le métier d’accessoiriste pour le cinéma est poussé dans ses retranchements par la qualité sans cesse meilleure des effets spéciaux. « Nous essayions de nous développer alors que d’autres voyaient leurs carnets de commande se vider », décrit Winslow. George Lucas vient juste de farder le troisième épisode de Star Wars, La Revanche des Siths, de 1 200 effets visuels. Et Cameron commence à travailler sur Avatar.
« La chose la plus dérangeante et la plus ennuyeuse avec les images de synthèse », regrette le spécialiste des effets spéciaux américain Rick Baker, « c’est qu’elles peuvent certes produire des panoramas remarquablement détaillés, mais la technologie dépouille aussi ces images de leur impact. » Dans le domaine de l’horreur, les accessoires demeurent à certains égards plus appropriés. Les squelettes de Winslow sont aussi parfaitement modélisés qu’uniques. Le Californien reconnaît que « les costumes ont été presque entièrement remplacés par l’imagerie numérique », mais sa préférence va toujours aux monstres tangibles. Les visages produits par les équipes de Dapper Cadaver ont l’avantage d’être moulés sur ceux de personnes vivantes, ce qui les rend plutôt convaincants. Une véritable interaction peut ainsi avoir lieu entre un acteur et un monstre. Du moins jusqu’à un certain point. Sur un tournage, les équipes de Dapper Cadaver ont conçu un squelette de tyrannosaure que les producteurs, à la réflexion, auraient aimé voir partir en miettes au contact d’un personnage. Or, ses pièces de fer et de verre rendaient la chose impossible. « Ils ont donc pris certains os pour les imprimer en 3D », indique Winslow. Ça lui a donné des idées.
Terreur à la Maison-Blanche
Les films futuristes sont loin de se refuser à Dapper Cadaver. L’atelier d’accessoires a travaillé sur des corps, des morceaux de corps ou des mannequins pour les cascades de X-Men: Days of Future Past, sorti en 2014. « La scène la plus apocalyptique comprend beaucoup de corps et de squelette, c’est presque une scène à la Terminator », observe le gérant. « Nous avons fait beaucoup d’éléments que vous pouvez y voir. C’est un des plus gros volumes de pièces que nous ayons eu à fournir. » C’était là un bon moyen de poursuivre une série qu’il avait commencé à regarder avec ses yeux d’enfants, du côté de la réalisation. Cette occasion s’est répétée sur Jurassic World, auquel Dapper Cadaver a également participé. En cas de prochain opus, le magasin sera peut-être capable de proposer des squelettes destructibles à loisir. Winslow sait qu’il va devoir s’adapter et que cela pourrait passer par l’impression 3D. Il note cependant que des années s’écouleront avant que la technologie soit plus efficace que l’artisanat pour certaines choses. « Si vous voulez faire un crâne d’extraterrestre en résine plastique, il vaudra sans doute mieux utiliser une imprimante 3D. En revanche, pour une grande quantité, le moule sera bien plus efficace. » L’entrepreneur ne participera pas à la suite à tout prix. Sur le tournage du dernier film sur Freddy Krueger, sorti en 2010, il a frayé avec la personne chargée de fabriquer les gants du tueur. « Il vivait son rêve de gosse, mais ça s’est transformé en désillusion car le succès n’était pas au rendez-vous », philosophe-t-il.
Dapper Cadaver ne travaille de toute façon pas que pour le cinéma. La boutique fournit des décors et des costumes à des stars de la télévision comme Paris Hilton et Martha Stewart au moment de Halloween. Elle a aussi participé à l’organisation de la fête d’Halloween de la Maison-Blanche, un événement très codifié. C’était d’autant plus compliqué que la présidence américaine voulait éviter les images de mort ou de torture. Les équipes de la boutique de Los Angeles se sont donc rabattues sur des traces ou des crânes d’animaux. « On nous avait prévenus qu’il ne faudrait pas de morts », explique Winslow. Car, la fête était organisée en l’honneur de vétérans de guerre… Dapper Cadaver ne collabore pas qu’avec le gouvernement américain. Il a aussi aidé la police londonienne de Scotland Yard à concevoir un mannequin pouvant flotter comme un véritable corps. L’objectif était de pouvoir retracer sa dérive dans une rivière où le courant avait déjà emporté des personnes. Des ateliers avec des écoles d’infirmiers ou de médecins sont aussi organisés. « Chaque jour nous avons des nouvelles demandes », témoigne Winslow. Le local du boulevard San Fernando n’est pas prêt de se vider.
Les propos de B.J. Winslow ont été recueillis par Nicolas Prouillac chez Dapper Cadaver. Couverture : Dapper Cadaver. (Ulyces)