Le visage du mal
À l’entrée de l’académie du FBI, sur le seuil d’une guérite au toit noir, un homme en uniforme salue au passage de quatre Cadillac bleu acier. Sans ralentir à sa hauteur, les véhicules glissent à l’intérieur du site jusqu’à un grand bloc beige où ils déposent leurs passagers. Une allée bordée de fleurs roses et de pelouses à l’anglaise mène à la porte. Chemin faisant, les agents contournent un mat au sommet duquel flotte la bannière américaine et un drapeau aux couleurs du service de police judiciaire.
En mai 1977, le FBI est installé depuis cinq ans dans une base des marines, à Quantico en Virginie. Il dispose de 220 hectares sur les bords du Potomac, à moins de 60 kilomètres au sud de Washington, pour organiser des formations et éprouver ses méthodes. S’y développent des idées novatrices, servies par une technologie de pointe – du moins pour l’époque. Dans le premier épisode de la série consacrée à cette période, Mindhunter, on voit des agents prendre leurs consignes sur des diapositives. Après avoir traversé les jardins du complexe, ils sont maintenant assis dans une salle de classe plongée dans le noir. Les personnages principaux, Holden Ford et Bill Tench, donnent cours en faisant défiler des photos, quand apparaît soudain une tête connue. Un murmure d’effroi parcourt la salle. L’homme a les joues creuses, de longs cheveux bruns, un bouc dru et, surtout, les yeux grands écarquillés.
Dans les États-Unis des années 1970, c’est le visage du mal. Au début de la décennie, Charles Manson a été condamné à la prison à perpétuité pour avoir envoyé les membres de sa petite secte hippie assassiner gratuitement quelques personnalités du Hollywood qu’il honnissait. En cellule, c’est lui la star. La police de Los Angeles et le FBI ont mis la main, trop tard, sur un homme qui sait fasciner par des envolées mystiques. Mais à travers lui, quelque chose leur échappe encore. « Comment prendre les devants avec les fous si on ne sait pas comment ils pensent ? » s’interroge Bill Tench à voix haute dans la série. Le personnage est inspiré d’un agent du FBI qui existe, Robert Ressler, de même que Holden Ford s’appelait en réalité John Douglas.
Ensemble, ils ont fondé la Behavioral Analysis Unit en 1972, la division du FBI chargée d’établir le profil des suspects ou des criminels. Le second a écrit le livre Mindhunter: Inside the FBI’s Elite Serial Crime Unit, dont est tiré la série, et conseille aujourd’hui son scénariste, Joe Penhall. Entré plus tard au Bureau, l’ancien agent Mark Safarik a œuvré en tant que profiler à leurs côtés, avant de fonder l’agence Forensic Behavioral Services International avec Ressler, disparu en 2013. « Quand l’académie de Quantico a été créée, en 1972, des policiers du monde entier venaient s’y entraîner. Ils apportaient avec eux des affaires complexes à propos desquelles le FBI n’avait pas vraiment de réponse à leur donner. » C’est pour pallier ce manque que Douglas et Ford s’intéressent à la personnalité des criminels. Safarik est alors encore loin de s’imaginer qu’il y dédiera 23 ans de sa vie.
Persévérance
Le jour de la sortie de la première saison de Mindhunter, Mark Safarik donnait une conférence dans une école de sécurité de Madrid. « Quand je parle de mon métier, les étudiants sont toujours déçus car je leur explique que je ne suis devenu profiler qu’à 40 ans », sourit-il. « L’âge moyen pour entrer au FBI est de 29 ans. Pour eux, cette attente représente une éternité. »
Né en 1954, cet homme grand au regard acier n’avait pas, comme eux, la vocation de travailler pour la police pendant ses études. L’univers médical dans lequel travaillaient ses deux parents lui allait parfaitement. Près d’eux, en Californie, le jeune homme obtient une licence en physiologie. Puis devient ambulancier. À bord de son véhicule, Safarik se rend sur des scènes de crimes et observe les policiers travailler. Piqué de curiosité, il s’enquiert de leurs taches avant d’y accorder plus de temps, en se rendant à des sessions de présentations ouvertes au public par les forces de l’ordre. « Contrairement à la plupart des gens qui n’y vont qu’une fois, je n’arrêtais pas de m’y rendre », raconte-t-il. « Un officier m’a dit : “Si vous aimez ça, pourquoi n’intégrez-vous pas la réserve ?” »
En son sein, l’ambulancier patrouille bénévolement de nuit, y prend goût et finit par donner une nouvelle orientation à sa carrière en entrant à l’école de police. Les crimes violents se montrent à lui sous un nouvel angle ; il ne faut plus en parer l’effet immédiat mais comprendre ses causes. Deux membres du FBI viennent un jour dans le commissariat de Safarik pour répondre aux interrogations qui entourent la science comportementale. Le duo d’agents sème de nouvelles questions dans son esprit. Le détective est persuadé que cela peut faire avancer certaines enquêtes. Il entame donc une correspondance avec le Bureau, disposé à lui donner quelques notions.
Tout précurseurs qu’ils sont, Robert Ressler et John Douglas se réfèrent à une figure tutélaire et mythique, un ancien agent passé psychanalyste avant de devenir le père des profilers. En 1956, le freudien James Brussel est appelé par l’inspecteur de la police de New York, Howard Finney, pour l’aider à confondre un poseur de bombes. À partir des mots laissés par le suspect, Brussel se livre à un scrupuleux travail de graphologie d’où il ressort que l’enquête doit se diriger vers un homme né à l’étranger. Un Slave, devine-t-il. Puis, d’après son propre récit, le psychanalyste émet des hypothèses vestimentaires en apparence bien hasardeuses : les menottes seront passés aux manches d’un costume à double boutonnage.
Un an plus tard, George Metesky est arrêté, vêtu comme il l’avait prédit. Si les recommandations du FBI n’ont pas permis à Safarik de résoudre les affaires qu’il avait soumis à la sagacité de ses profilers, elles ont accru sa compréhension du comportement des criminels. Ainsi armé, l’inspecteur parvient à entrer au Bureau en 1984, réalisant son rêve. Bien qu’encore loin de la fameuse Behavioral Analysis Unit, il tombe cinq ans plus tard sur l’affaire qu’il avait fait parvenir à l’agence. « Je l’ai étudiée à nouveaux frais et j’en ai conclu que les conseils qu’on m’avait donnés étaient assez bons », remarque Safarik.
Après avoir fait ses classes à l’académie de Quantico, le nouvel agent est envoyé à Denver puis dans l’État du Wyoming. Il est notamment chargé des crimes perpétrés dans la grande réserve amérindienne de Wind River. En attendant qu’un poste de profiler se libère, le Californien passe par New York puis est nommé coordinateur à Sacramento. Finalement, après onze ans de service, il intègre l’unité de Robert Ressler et John Douglas.
Fausses pistes
À son arrivée dans le saint des saint, Mark Safarik peut se reposer sur les années de recherches de ses prédécesseurs. Ressler et Douglas ont déjà produit toute une documentation qui tente de trouver des traits communs aux tueurs en série. « Nous avons découvert qu’ils ont souvent échoué dans leur tentative de rejoindre les forces de polices et, partant, travaillent dans un domaine similaire comme la sécurité », écrit le second. Une distinction est aussi opérée entre l’assassin organisé, supposé intelligent, et celui, plus brouillon, qui a une faible estime de soi. On suppose aussi, en principe, que la peau blanche d’une victime augure de celle de son meurtrier. « Les cas sont tous uniques et très compliqués », relativise Safarik.
Sitôt engagé, l’ancien ambulancier passe quatre mois à être formé à des disciplines variées comme la psychologie, l’anatomie, l’analyse du sang ou les dynamiques de groupes. En parallèle de son travail de terrain, il enchaîne aussi les formations et se ménage un domaine de recherche. « Roy Hazelwood [un autre profiler réputé pour ses travaux sur les prédateurs sexuels] m’a conseillé d’opter pour un thème qui n’avait pas encore été exploité pour en devenir l’expert. Je me suis alors souvenu d’une affaire de meurtre de deux vieilles dames dans le Colorado. Je voulais comprendre pourquoi elles avaient été massacrées et violées. C’est devenu mon sujet de prédilection. »
Alors que les enquêteurs cherchent en priorité l’auteur d’un crime sexuel parmi ceux qui en ont déjà commis, Safarik suggère d’écarter cette piste s’agissant des abus sur des femmes âgées. Dans ce cas, le choix de la cible révèle un caractère particulier. Dénués d’antécédents violents, les meurtriers sont souvent intimidés par les femmes de leur génération. Ils retourneraient par conséquent leur rage contre un sujet plus vulnérable. « Une logique de punition s’enclenche », explique l’ancien agent. Pour ne pas que ces crimes sordides empiètent sur sa vie privé, l’agent s’efforce de les garder à bonne distance. « Je pense qu’un bon profiler doit se dissocier émotionnellement du travail », indique-t-il. « J’ai la chance d’assez bien y arriver ce qui me permet d’aider la justice. Si j’étais complètement immergé dans les affaires, je ne serai pas très efficace. » Comme lorsqu’il arrivait sur une scène de crime en ambulance, Safarik met des gants. Il prend des précautions avec le vocabulaire car le profiling est moins une science prédictive qu’une méthodologie.
En 1989, le FBI était convaincu que l’explosion ayant endommagé le navire de guerre USS Iowa était due à un attentat-suicide alors qu’il s’agissait en fait d’une défaillance mécanique ou humaine. Aucune page du livre de Douglas et Ressler, The Crime Classification Manual, paru en 1992, ne dit si les assassins qui conduisent des Cadillac travaillent dans la sécurité ou la police. Peu avant de quitter le FBI, en 2006, Safarik se rend en Caroline du Nord pour conseiller une équipe de police qui peine à trouver le coupable d’un double homicide. Sur la foi des éléments récoltés sur les lieux, l’agent du FBI redirige l’enquête vers « une femme avec des problèmes mentaux ». La personne arrêtée sera une femme de 65 ans. La même année, Safarik étudie le cas de Raymond Lee Jennings, un agent de sécurité accusé du meurtre de la jeune Michelle O’Keefe, sur un parking. Coupable, conclue-t-il et le jury avec lui. Or, onze ans plus tard, on découvre que Jennings est très probablement innocent…
La Behavioral Analysis Unit, relativise son ancien membre, n’est pas juge. Elle se contente de donner des éléments sur la personnalité du suspect ou du coupable. Le mythe qui associe les profilers à des oracles procède à cet égard d’une réécriture de l’histoire. James Brussel a retiré de ses mémoires toutes les fausses pistes qu’ils avait données à la police pour mieux les remplacer. Metesky n’avait pas de cicatrice au visage ainsi qu’il le pensait, il était au chômage et ne travaillait donc pas de nuit. Ses origines slaves n’ont elles été évoquées qu’après-coup, Brussel pensant avoir affaire à un homme né en Allemagne.
Après son départ du FBI, Mark Safarik a fondé avec Robert Ressler FBS International, une organisation indépendante à travers laquelle ils ont poursuivi leur action en prodiguant des conseils aux services de police du monde entier pour élucider des crimes épineux. Malgré le décès de Robert Ressler en 2013, il continue de donner cours et prodigue aussi ses conseils à la télévision, sur des chaînes américaines comme Discovery. En 2015, sur MSNBC, il interviewe Joel Rifkin, un tueur en série condamné à 203 ans de prison en 1994. L’assassin s’y confie assez ouvertement. « Je voulais vraiment comprendre comment il faisait ses choix et comment il se sentait, je voulais entrer dans sa tête », explique Safarik.
Couverture : Mark Safarik dans Killer Instinct. (NBC Universal)