Avis de tempête dans le Pacifique. Depuis samedi 8 avril, un porte-avions, deux destroyers et un croiseur américains font route vers la péninsule coréenne. « La Corée du Nord se comporte très mal », avait averti Donald Trump le 17 mars sur Twitter. « Ça fait des années qu’ils se moquent des États-Unis. La Chine n’a pas aidé. » Mardi 11 avril, Pyongyang a dénoncé un « déploiement insensé » et s’est dit prête à une riposte. « Nous prendrons les mesures de contre-attaque les plus fermes contre les provocateurs, afin de nous défendre par la voie des armes. » Avec cette « mesure de précaution », le président américain pourrait déchaîner l’océan de désaccords qui sépare les États-Unis de l’Empire du milieu. Inquiets du récent impérialisme de Pékin, ses pays riverains se sont presque tous rangés derrière le parapluie de Washington. Ce petit jeu d’alliances cristallise les tensions. « Dans cinq à dix ans, nous aurons une guerre en mer de Chine méridionale », dégainait le militant d’extrême-droite Steve Bannon en 2016. Il est aujourd’hui stratège en chef à la Maison-Blanche… « La guerre avec la Chine est inévitable », juge le professeur en relations internationales belge Jonathan Hoslag. « Chaque mouvement militaire chinois dans la région est perçu comme une menace par les États-Unis, et vice-versa. » Tout aussi inévitable paraît la propagation des hostilités en cas d’affrontement. Petites par la taille, les îles du secteur sont grandes en importance stratégique. En s’y installant comme elle est en train de le faire, la Chine s’octroie le contrôle d’un secteur où transite un tiers du commerce maritime mondial. De quoi rameuter L’OTAN dans le sillage des navires de guerres américains. Sans parler des épineux cas nord-coréen et taïwanais.
Face à ce bloc, une coalition est déjà en germe. À l’été 2016, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont signé un texte commun pour tancer ceux qui « cherchent des avantages décisifs dans les technologies militaires et associées à travers l’usage de la force et sa menace dans les affaires internationales ». Comprendre : les États-Unis et leurs alliés. Nul doute que l’Iran se joindrait à Moscou, qu’il accompagne déjà sur le front syrien. Ajoutez encore le Pakistan, allié de la Chine et puissance nucléaire depuis 1987. Voilà largement assez d’éléments pour enclencher une belle mécanique mortifère.
Aux armes
Donald Trump et Xi Jinping ne joueront pas au golf ensemble. Lors de sa première visite aux États-Unis depuis le départ de Barack Obama, jeudi 6 avril 2017, le président chinois a poliment refusé de fouler le green de son hôte. Céder aux fastes de ce que Mao appelait un « sport pour millionnaires » aurait été trahir le Parti, alors son secrétaire général a préféré déclarer forfait, quitte à jeter un froid. Les relations entre les deux géants ne sont de toute manière pas bien chaleureuses. À son arrivée au pouvoir, il y a quatre ans, Xi Jinping a lancé le slogan du « rêve chinois », en lui adjoignant des promesses de prospérité et de puissance. Cet « appel au nationalisme », selon Willy Lam, chercheur spécialiste des élites chinoises basé à Hong Kong, entre en contradiction avec les intérêts de ses voisins mais également ceux des États-Unis, en plein rééquilibrage de leur diplomatie. Le « pivot vers l’est » annoncé par Barack Obama début 2012 s’est manifesté par un déploiement militaire sans précédent des marines dans la zone Asie-Pacifique depuis la Seconde Guerre mondiale. D’ici 2020, 60 % des moyens américains y seront concentrés.
Or l’Empire du milieu entend contrôler la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale. Sur une carte publiée en 2009, il s’arroge un pré carré maritime immense, vaguement cerné par neuf traits. Faisant peu de cas des pays riverains et du droit international, Pékin s’est mis à bétonner jusqu’aux plus petits îlots entre Taiwan et l’Indonésie. Des aéroports et des bases militaires sont ainsi sortis des eaux dans ce secteur où transitent mille milliards de dollars de marchandises pour le compte des Américains chaque année. Afin d’écarter le Vietnam, la Malaisie, Brunei ou les Philippines, la République populaire pratique la politique du fait accompli. Elle a préempté les Paracels, les Spratleys ou Scarborough en y installant des aéroports et autres bases militaires. Cela lui permet de revendiquer les zones économiques exclusives de 200 miles marins auxquelles donne accès le droit de la mer. Une législation qu’elle n’hésite du reste pas à bafouer sur l’autel de l’histoire. Saisie par les Philippines, la Cour internationale d’arbitrage de La Haye a statué en juillet 2016 en leur faveur. « Il n’y a aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la “ligne en neuf traits”» Celle-ci a derechef qualifié la décision de « nulle et non avenue ». La seule loi qui prévaut en mer de Chine méridionale est imposée par les garde-côtes chinois. Ils évincent les pêcheurs étrangers et ne manquent pas de prévenir toute embarcation que ce territoire est le leur. En réaction, Washington a lancé depuis deux ans des opérations « pour la liberté de la navigation » menées par des frégates de combat le long des côtes. Quand ce ne sont pas des porte-avions qui patrouillent ou même des drones.
En décembre 2016, la marine chinoise a intercepté un drone américain subaquatique voué à recueillir des informations. Une manière d’envoyer « un signal », d’après Wu Shicun, président d’un institut de recherches affilié au gouvernement. « Si vous nous espionnez sous l’eau et menacez notre sécurité nationale, nous prendrons les mesures qui s’imposent. Nous avons modestement réagi aux humiliations de ces dernières années. Je crois que cette période est finie. » Quelques semaines plus tard, l’Armée de libération du peuple relayait les menaces d’un officiel de la commission centrale militaire sur son site : « Une guerre “dès ce mandat” ou “la guerre éclatera ce soir” ne sont pas juste des slogans, ils deviennent une réalité. » D’autant que Donald Trump n’est pas opposé, par principe, à des attaques. Xi Jinping a pu le constater lors de sa visite en Floride, les 6 et 7 avril. Alors qu’il était reçu dans la somptueuse demeure de Donald Trump, à Mar-a-Lago, les États-Unis frappaient la Syrie. Un avertissement ? Toujours est-il qu’une partie de golf aurait été bien malvenue dans ces conditions. Quant au ping-pong, ça fait longtemps qu’il n’apaise plus les relations sino-américaines.
Casus belli
Dans les années 1970, « la diplomatie du ping-pong » permet aux deux États de dialoguer. Après sa rupture avec l’Union soviétique, en 1963, la République populaire se rapproche des États-Unis par l’intermédiaire du sport. Une rencontre inattendue est organisée entre les deux équipes nationales de tennis de table en 1971, prélude à la venue du président Nixon un an plus tard. Depuis, les liens se sont plutôt resserrés à coups de bons de commandes. Shanghai est devenu le plus gros port d’exportation au monde en 2010, permettant à l’économie chinoise de passer à la deuxième place. Un rang que Pékin a également atteint en matière militaire. Tandis que le déficit commercial américain auprès de la Chine se creusait, atteignant près de 300 milliards de dollars en 2011, les rapports promettant la fin de l’hégémonie de l’Oncle Sam sur l’économie mondiale se sont mis à pulluler. Le déclassement guettait. Pendant sa campagne tout en nuance, Donald Trump a promis de mettre fin au « plus grand vol de l’histoire » au moyen de bannières douanières. Autrement dit, taxer fortement le Made in China. Il a aussi affirmé être en mesure de convaincre la Corée du Nord d’abandonner son programme nucléaire. « Trump a menacé de se débrouiller tout seul si on n’arrivait pas à quelque chose avec les Chinois », indique le général français Daniel Schaeffer, précédemment attaché de défense en Asie.
« La Chine travaille toujours en bilatéral pour profiter de la faiblesse de ses adversaires. »
Bien que « le traité d’alliance entre la Chine et la Corée du Nord [ne soit] pas mis en œuvre », tempère le général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, aujourd’hui chercheur à l’Iris, la première demeure extrêmement hostile à une intervention américaine contre Pyongyang. « Les Chinois tiennent à bout de bras la Corée du Nord », insiste Daniel Schaeffer. « Si elle était neutralisée et amenée à une réunification, il est bien évident que les Américains seraient à côté de la frontière de la Chine, ce qui inquiète cette dernière sur le plan militaire. » Après le retrait du traité de non-prolifération nucléaire du régime nord-coréen en 2003, un format de pourparlers a vainement été mis en place avec le voisin du sud, la Chine, le Japon, les États-Unis et la Russie. Moins de six ans plus tard, le ministère des Affaires étrangères de la dictature communiste claquait la porte : « Nous ne participerons plus jamais à de telles discussions et ne nous estimerons liés par aucune décision prise dans le cadre de ces discussions », faisait-il savoir en assurant qu’il escomptait « renforcer sa force de dissuasion nucléaire pour assurer sa défense par tous les moyens. » Les espoirs suscités par l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un fin 2011 partiront vite en fumée, dans la traînée des nombreux missiles lancés par le despote. Si les États-Unis restent hors de portée, leurs alliés sud-coréens et japonais sont en revanche suffisamment proches pour faire les frais de l’agressivité de Pyongyang, auteur de deux essais nucléaires pour la seule année 2016.
Investie en 2013, la présidente sud-coréenne Park Geun-hye donne à son état-major consigne de « répondre à l’attaque par l’attaque » et multiplie les exercices conjoints avec l’US Air Force. Au cours d’une visite à Séoul, le 17 mars 2017, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson avertit que « la politique de la patience stratégique est terminée ». Si la Corée du Nord « élève la menace de son programme militaire, à un niveau qui requiert une réponse, alors toutes les options seront sur la table ». Au Japon, le Premier ministre Shinzo Abe « est partisan d’une ligne dure avec la Chine », juge Daniel Schaeffer. En 2015, il fait voter une loi permettant à l’armée de mener des opérations militaires à l’étranger avec le blanc-seing des États-Unis. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces derniers disposent de 50 000 soldats sur le sol nippon, dont beaucoup sur l’île d’Okinawa, à 700 km des côtes chinoises. Plus au sud, les îles Senkaku/Diaoyu Dao sont toujours revendiquées par la République populaire.
À ces alliances historiques s’ajoutent des connexions avec la Thaïlande, le Vietnam et les Philippines, pour ne citer qu’eux. Un coin enfoncé dans le patronage qu’essaye d’imposer Pékin, soucieux de sécuriser ses approvisionnement. « La Chine travaille toujours en bilatéral pour profiter de la faiblesse de ses adversaires », observe Jean-Vincent Brisset. « S’il n’y a pas de faiblesse intrinsèque, elle tente de la provoquer. Elle fait ainsi des pieds et des mains pour éviter toute position commune de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), a acheté le Cambodge et le Laos et a tenté d’en faire de même avec la Birmanie sans succès. » Suprême provocation, Donald Trump s’est entretenu par téléphone avec la présidente de Taiwan Tsai Ing-wen en décembre 2016, court-circuitant le gouvernement chinois. « Tout ce qui concourt à la légitimité de Taiwan est insupportable à Pékin », ajoute Jean-Vincent Brisset. « La nouvelle présidente veut garder le statu quo jusqu’à ce que la séparation soit effective. Elle a derrière elle des gens vraiment indépendantistes. Pour Pékin, c’est un casus belli. »
Vers la guerre ?
À en croire le fondateur de HEC Eurasia Jacques Gravereau, deux logiques contraires sont à l’œuvre. D’une part « la Chine se sent enserrée dans son accès aux eaux de l’immense océan Pacifique » et y affirme sa puissance depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping ; d’autre part, « personne ne veut que [la zone soit] contrôlé[e] par le gendarme chinois ». Quoi que ses voisins en pensent, elle « est en train de se doter d’une force de dissuasion nucléaire maritime avec des sous-marins lanceurs d’engins », remarque le vice-amiral Jean-Louis Vichot. « Il faut que ces sous-marins aient accès aux eaux du Pacifique. » Cette dialectique est exacerbée par le nationalisme des différents dirigeants impliqués. Si, avec Shinzo Abe, « la Chine sait à quoi s’en tenir », selon Daniel Schaeffer, la versatilité de Trump et du chef d’État philippin Rodrigo Duterte ne sont pas pour la rassurer.
L’irruption de ces nouvelles pièces dans le patient jeu de go que Pékin veut imposer rend la situation particulièrement instable. Insultant à l’égard d’Obama, Duterte n’a toutefois « pas remis en cause l’accord de défense mutuelle de 1951 », note Daniel Schaeffer. « Il est aussi déroutant que Trump. » Le 6 avril 2017, cet homme d’affaire élu 11 mois plus tôt a ordonné à ses militaires de se déployer sur les récifs inhabités de son rivage afin d’y repousser un bien encombrant Empire du milieu. « Duterte est en train de revenir sur les assurances qu’il a données aux Chinois car il s’aperçoit que si on leur donne le bout du doigt, ils prennent tous le bras », résume Jean-Vincent Brisset. Malgré la croissance considérable de son budget militaire, la Chine dispose d’un arsenal bien inférieur à celui des États-Unis. « Elle n’a pas les moyens d’une confrontation », balaye Brisset. Mais ses lacunes peuvent aussi se révéler facteur de tension : « Les marins et aviateurs chinois n’étant pas d’une grande qualité, il existe un risque de collision en mer de Chine », ajoute-t-il. « S’il y a des morts, surtout avec Trump, les Américains réagiront violemment. » Pour soutenir la comparaison, Pékin pourrait en appeler à Moscou. « À la suite des événements en Ukraine, la Russie s’est rapprochée de la Chine », constate Schaeffer.
En septembre 2016, un exercice sino-russe impliquant 18 bâtiments de guerre et bateaux d’approvisionnement, 21 avions et hélicoptères, plus de 250 marins et 15 véhicules militaires a été effectué en mer de Chine. Jean-Vincent Brisset doute cependant que les deux géants continuent de se rapprocher. « La Chine revendique un million et demi de kilomètres carrés de territoire russe. C’est un peu sous l’éteignoir mais c’est toujours un problème. Les Russes sont assez persuadés qu’il y aura un jour un conflit avec la Chine. Ils n’ont aucun intérêt stratégique commun. » Pour l’heure, Pékin se borne à tuer dans l’œuf toute tentative de coalition grâce à sa manne financière. En Malaisie, accusé de malversations par la diplomatie américaine, « le Premier ministre Najib Razak s’est jeté dans les bras de la Chine, avec qui il a lancé des projets de coopération militaire », avance Schaeffer. Une réaction du même ordre a été observée chez Duterte, mis à l’index par Washington parce qu’il encourage les assassinats des vendeurs de drogue. Dans la foulée du coup d’État militaire de mai 2014, la Thaïlande s’est aussi rapprochée du géant asiatique auquel sont inféodés le Laos, le Cambodge et Brunei. « Le seul vrai soutien dont disposent les États-Unis dans le sud de la zone est Singapour », estime Schaeffer. « Ensuite arrive l’Indonésie, mais elle a finalement renoncé à mener des opérations de patrouilles avec l’Australie. » Reste une grande indécision concernant les Philippines ; « un petit pays qui ne peut pas tenir la dragée haute aux Chinois ».
Les points de frictions se situeraient donc plus au nord, entre Taiwan et la péninsule coréenne. « La menace existe », concède Schaeffer. Mais un conflit nucléaire étant en tout état de causes suicidaire, un scénario de type guerre froide a plus de chance d’advenir. Ce qui n’exclut pas des combats ponctuels et, partant, une escalade. Cela dit, « Trump est un homme d’affaires », rappelle le général. « Je pense qu’il va marchander sur le programme nucléaire coréen ». Il s’est d’ailleurs « ramolli par rapport aux effets d’annonce de sa campagne, notamment sous le contrôle du Congrès ». Mais l’action de la présidence peut s’exercer dans un angle mort. Depuis la Seconde Guerre mondiale,Washington n’a plus déclaré la guerre, ce qui lui permet de passer outre le Congrès pour lancer des attaques. Ce fut le cas en Syrie. Ce pourrait être le cas en Chine si Trump s’obstine à vouloir échanger des balles avec Jinping.
Couverture : Tensions en mer de Chine. (Reuters/Ulyces)