Action à distance
Une fumée rougeâtre roule au milieu du désert de Gobi. À 1 h 40 du matin, dans la nuit épaisse de ce 16 août 2016, le lanceur Longue-Marche 2D quitte les lumières de la base de Jiuquan en y laissant un énorme nuage. Bientôt, on ne distingue plus dans le ciel chinois qu’une colonne de feu à l’arrière de la fusée, comme une allumette renversée. Le satellite Mozi disparaît dans l’obscurité.
Dix mois s’écoulent sans nouvelle. Puis, en juin 2017, l’engin produit une nouvelle déflagration, médiatique celle-là. En orbite autour de la Terre, il vient de procéder à une « téléportation quantique », annonce un groupe de chercheurs chinois. Autrement dit, un photon présent à bord a disparu pour apparaître 1 200 kilomètres plus bas. Un bond d’autant plus énorme pour cette particule de l’infiniment petit qu’il a été effectué sans passer par aucun lieu intermédiaire. L’appareil présent à bord n’a rien à voir avec le large cocon de métal dont se sert l’acteur Jeff Goldblum dans La Mouche, pour passer d’un endroit à l’autre. Elle n’a pas non plus les conséquences dramatiques du film de David Cronenberg sorti en 1986 : son personnage, Seth Brundle, devient peu à peu l’insecte entré dans la machine en passager clandestin. Les effets extraordinaires de la téléportation de Star Trek ne sont pas davantage expérimentés par les Chinois. La téléportation quantique, a rapidement prévenu un aréopage de scientifiques dans les médias, est différente de la téléportation fantastique. Alors qu’espérer de ce petit dispositif transformant un laser bleu en deux faisceaux rouges par le prisme d’un cristal ? « À ce jour, nos pouvons seulement téléporter des photons et des atomes », indique le physicien américain Michio Kaku. « Cependant, dans les années à venir, nous espérons pouvoir téléporter des molécules. Après ça, qui sait ? Peut-être même de l’ADN, peut-être des molécules organiques. » On envoie bien des fusées dans l’espace.
L’expérience chinoise et celles qui l’ont précédée remettent en cause l’idée communément admise en physique que les objets ne peuvent se déplacer que de proche en proche. Or, il ne s’agit pas seulement d’objets. « À priori, on pourrait téléporter un corps humain si on arrive à intriquer suffisamment de particules », admet le physicien suisse Nicolas Gisin, auteur d’un livre sur le sujet, L’Impensable hasard : Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques. Intriquer, donc. L’idée peut paraître aussi nébuleuse que la base de Jiuquan la nuit du 16 août 2016, mais elle renvoie en fait à une idée simple : une corrélation, ni plus ni moins. Avant d’être envoyé en orbite à bord du satellite Mozi, un photon a été mis en contact avec un autre afin qu’il possède les mêmes propriétés, c’est-à-dire qu’il réagisse de la même manière. Car ainsi va la vie amoureuse de ces « bosons ». Ils s’assemblent puis se ressemblent peu importe la distance qui les sépare ensuite. Ce degré de complicité ne fonctionne toutefois pas sur le thème de l’exclusivité. Au contraire, un ménage à trois permet de sublimer l’idylle. « En agissant avec l’un des deux intriqués, un troisième photon va être détruit et se retrouver de l’autre côté », décrit Nicolas Gisin. « On utilise donc l’intrication comme un canal de téléportation. » Cela fonctionne même à 1 200 kilomètres d’altitude, depuis un lointain satellite. Une « étrange action à distance », disait Albert Einstein.
Deux écoles
La photo de classe la plus brillante au monde a probablement été prise en noir et blanc, à Bruxelles. Dix-sept prix Nobel posent sur cet instantané de 1927 au milieu duquel trône en majesté Albert Einstein. À la droite du physicien allemand, au milieu de toutes ces moustaches, est assise la seule femme invitée, Marie Curie. Fondé en 1911 par le mécène belge Alfred Solvay, le congrès qui porte son nom réunit à intervalles irréguliers les meilleurs scientifiques du monde.
En 1927, sa cinquième édition est consacrée aux électrons et aux photons. Ce débat de géants sur l’échelle microscopique de la matière est électrique. Einstein entend prouver que les physiciens probabilistes qui proposent un nouvel outillage pour observer les particules élémentaires sont dans l’erreur. Leur mécanique quantique se fonde d’après lui sur des lacunes sinon du vide. Aux avant-postes de cette remise en cause du cadre de la physique classique figure l’école de Copenhague. Les chercheurs danois et leurs alliés étrangers soutiennent notamment que, dans le monde discret des atomes, l’observation modifie par elle-même l’objet étudié.
Heureusement, aucun chat n’a en réalité servi de cobaye.
« Dieu ne joue pas aux dés », cingle Einstein, bien décidé à atomiser ses contradicteurs. « Qui êtes-vous Albert Einstein pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? » rétorque l’école de Copenhague par la voix du Nobel danois de 1922, Niels Bohr. Lors de leurs retrouvailles, en 1930, dans la capitale belge, ce dernier soumet la théorie de l’intrication à l’expertise de ses pairs. Sitôt mesurée, la polarisation d’un photon se transmet à un second, pense-t-il. Tout à son hypothèse déterministe, Einstein croit au contraire que si deux particules affectent une corrélation, c’est que leur polarisation était identique avant examen. Faute de pouvoir invoquer Dieu, Albert Einstein profite de l’appui du physicien autrichien Erwin Shrödinger. Au fil de leur correspondance, les deux scientifiques partagent leurs désaccords quant aux idées émises du côté de Copenhague.
En 1935, le second imagine une expérience à même d’en pointer les manques. Un chat se trouve enfermé dans une boite au sein de laquelle un atome radioactif a une chance sur deux de se désintégrer. Le cas échéant, un poison sera libéré et tuera l’animal. Mais comment le savoir sans ouvrir ce qui pourrait in fine être son cercueil ? La physique quantique, lorsqu’elle est en peine de voir avec précision, émet des hypothèses. Dans ce cas, elle dirait donc que le chat est pour moitié mort et pour moitié vivant. C’est « ridicule », moque Shrödinger. Heureusement, aucun chat n’a en réalité servi de cobaye. Pendant près de 30 ans, l’école d’Einstein et celle de Bohr se sont battues à coups de concepts, sans mettre un péril la vie d’un animal. En 1964, John Stuart Bell prend le parti des Danois. Dans un article publié par la revue Physics, ce physicien nord-irlandais prétend que la mesure d’un photon à un endroit donné peut avoir une incidence ailleurs.
Dans les années 1970, plusieurs expériences démontrent la validité de son « théorème ». À l’université d’Orsay, le Français Alain Aspect prouve que la physique quantique est ancrée dans le réel au début des années 1980. Il écrira plus tard la préface du livre de Nicolas Gisin. En 1988, deux ans après la sortie de La Mouche au cinéma, Gisin rejoint le groupe de physique appliquée de l’université de Genève, sa ville natale. Passée une décennie, il y participe à une expérience qui confirme celle d’Alain Aspect. Avec son compatriote Antoine Suarez, il la répète dans des conditions différentes en 2001, prouvant définitivement qu’Einstein se trompait en pensant qu’une information ne peut pas être communiquée plus vite que la lumière. Enfin, en 2003, Gisin fait paraître un article sur la « téléportation de longue-distance de qubits », du nom d’une unité de stockage d’information quantique. Le mot téléportation est lâché.
La brèche
Ainsi, la nature défie-t-elle le sens commun. Entre deux points distants de milliers de kilomètres, une communication est possible. « La matière et l’énergie ne peuvent pas être téléportés », précise Gisin, « mais les états quantiques, oui. » Dans le satellite Mozi, c’est la structure du troisième photon qui a disparu, laissant « une sorte de pâte à modeler informe » d’après les mots du physicien suisse. Plus bas, au laboratoire de l’équipe chinoise, une matière présente « sous forme de poussière » a acquis ladite structure. Par quelle magie les photons sont-ils connectés ? Si l’histoire de la science a donné tort à Einstein au sujet de la physique quantique, sa théorie de la relativité fournit une explication plausible.
En 2013, les physiciens américains Leonard Susskind et Juan Maldacena lui empruntent le terme de « trou de ver », censé justifier les déformations constatées dans l’espace-temps. Ils réconcilient déterministes et probabilistes en supposant que l’intrication est rendue possible par l’existence de ces espèces de ponts dont les mieux observés seraient les trous noirs. Mais les Étasuniens ajoutent que le dispositif ne peut pas être traversé. « Les trous noirs pourraient offrir un moyen de voyager plus vite que la lumière », juge pour sa part le physicien de Stanford, Frank Heile. « Mais selon la théorie de la relativité, ils sont très instables et disparaissent rapidement. » En mai 2017, ses confrères de l’université du Kansas, Daniel Rolles et Artem Rudenke, parviennent à en créer un microscopique en laboratoire. Mais il explose en une fraction de seconde. En plus d’être hasardeuse, la technique nécessiterait « plus d’énergie que celle produite par le Soleil », tempère Heile. Crédits : Popular Mechanics Le même écueil existe concernant la téléportation quantique telle qu’elle est opérée actuellement. Les cristaux ou les atomes intriqués ne l’ont pour l’heure été qu’en partie. Par leur taille, ils sont trop compliqués à corréler entièrement. Et ce n’est rien à côté du corps humain. Il comporte « des milliards et des milliards d’atomes », explique Nicolas Gisin. « Nous pourrions nous téléporter à condition d’intriquer tout ça, mais nous ne savons pas comment faire. » Au reste, un phénomène de « décohérence » est constaté avec les objets massifs. Plus ils sont gros, plus la difficulté à les intriquer augmente. À supposer que l’énergie suffisante soit rassemblée, le transfert prendrait énormément de temps. Or, à l’entame de la téléportation, les premiers atomes envoyés disparaîtraient du point d’envoi pour être acheminés au lieu d’arrivée. Privé d’eux, le corps mourrait probablement avant la fin d’un processus par conséquent impossible à terminer. Sauf à trouver une solution pour le réaliser de façon simultanée. Gourou de l’immortalité d’ordinaire si prophétique, le bio-technologiste américain Craig Venter reconnaît que « nous ne pouvons pas vous envoyer ». Mais c’est pour mieux ajouter dans la foulée que « nous pouvons envoyer votre code génétique ».
Dans son livre paru en 2013, Light at the speed of light, le scientifique de 71 ans parle de « téléportation biologique ». Une fois séquencé, l’ADN « peut être envoyé sous forme de 1 et de 0 via un ordinateur », plaide-t-il. Plutôt que d’être téléportée, la personne aurait de la sorte un clone bâti par reconstitution du génome. Reste que scanner l’ADN ne veut pas dire savoir le composer à nouveau. Et les insolubles questions éthiques que posent la méthode relèvent plus d’un débat sur le clonage que sur la téléportation. Celle-ci n’est pas non plus sans soulever des interrogations. L’être de l’autre côté du trou noir sera-t-il vraiment le même que l’intrépide voyageur qui voulait dépasser la vitesse de la lumière ? Sera-t-il même vivant ? On a autant de mal à le savoir que Shrödinger avec son chat.
Couverture : Rick se téléporte. (Adult Swim/Ulyces.co)