Le deal

Devant l’entrée défoncée de l’hôpital de Rakka, au milieu des débris épars, un camion gît sur le flanc. La capitale de Daech en Syrie ressemble à un immense château de cartes écroulé parcouru d’épaves. Terré dans la dernière unité de soin qui restait aux habitants, le groupe terroriste résiste depuis quatre mois à l’offensive d’une alliance de combattants kurdes et arabes soutenus par une coalition que dominent les États-Unis. En ces premiers jours d’octobre 2017, il n’est apparemment pas près de lâcher prise. L’été précédent, la bataille de Mossoul a fini dans un bain de sang après neuf mois de combats acharnés. À Rakka, la situation est plus inextricable encore. Doté d’un réseau de galeries qui lui permet d’échapper aux salves ennemies et bien armé, l’État islamique tient des civils en otage. Comble de l’horreur, sur le rond-point qui jouxte l’hôpital, ses combattants exhibent les têtes de leurs victimes.

Un quartier détruit de Rakka durant la bataille
Crédits : Mahmoud Bali

Quand, soudain, « tout est fini à Rakka ». Alors que des mois d’affrontements étaient à craindre, le porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS), Talal Silo, annonce la reprise de la ville, mardi 17 octobre. Dans la cour de l’hôpital, quelques jours plus tôt, le claquement des balles a laissé la place au bruissement d’un moteur. Comme le mur turquoise de l’enceinte, l’entêtement de Daech s’est fissuré. Un à un, ses hommes ont grimpé dans un bus blanc avec armes et bagages. Puis, ils se sont évaporés dans la nature. Leur véhicule a quitté les lieux, traversé les lignes ennemies et s’est frayé un chemin en dehors de la ville au sein d’un long convoi. Sans coup férir, quelque 4 000 personnes ont ainsi trompé la mort, dont environ 250 djihadistes. Mais pas la vigilance américaine : un avion de la coalition les escortait jusqu’au désert. Cette même coalition qui, par la voix de l’envoyé spécial de Washington, Brett McGurk, déclarait en juin : « Les combattants qui ont rejoint l’EI en Syrie mourront en Syrie, ceux qui sont à Rakka mourront à Rakka. » Plutôt que de les abattre, les Américains leur ont ménagé un sauf-conduit. Opposés à la sortie des étrangers et des armes du groupe terroriste, ils ont fini par l’accepter contre la volonté de certains de leurs alliés. « Si des djihadistes périssent dans ces combats, je dirais que c’est tant mieux », déclarait la ministre des Armées française, Florence Parly, dimanche 15 octobre, sans sembler savoir qu’ils étaient déjà en route. Un mois plus tard, un djihadiste ayant quitté Rakka avant l’assaut confirme à la BBC, depuis Idlib, que des Français faisaient partie du convoi. Surtout, Abou Basir al-Faransi prétend que « certains sont partis pour la France afin d’y perpétrer des attentats ».

L’un des bus du convoi
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Dès lors, cet accord, dont l’existence a été révélé avant même l’annonce de la libération de Rakka, cristallise les inquiétudes. L’un des membres du commando qui a attaqué Paris le 13 novembre, Sofiane Ayari, ne s’était-il pas fondu dans le flot des réfugiés syriens pour atteindre l’Hexagone ? « Il n’y a pas un retour massif et [les revenants] sont évidemment incarcérés quand ils ont commis des faits criminels en Syrie et en Irak », tente de rassurer le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, le 15 novembre, à l’Assemblée nationale. Ulcéré, le Premier ministre turc, Binali Yildirim, ne partage pas son optimisme. « Ces membres de Daech qui sont partis, libérés avec leurs armes, seront les auteurs de meurtres d’on ne sait combien de gens innocents en Turquie et en Europe, aux États-Unis et partout dans le monde », s’alarmait-il la veille. Ou sont passé les terroristes ? Abou Fawzi a une petite idée.

 Des affaires dans le désert

En longeant l’Euphrate dans la direction opposée des djihadistes, vers l’ouest, on tombe sur Taqbah, une petite ville située à l’embouchure du lac Assad. Là, dans une cour, trois hommes réparent un camion à l’ombre des dattiers. Contrairement au moteur, qui reste silencieux, un groupe de conducteurs gronde à quelques mètres. « Nous étions apeurés dès l’instant où nous sommes entrés dans Rakka », tonne Abou Fawzi, un homme brun dont la veste rouge est assortie à son 18 roues. Habitué à transporter toute sorte de matériel sur les chemins syriens, il a accepté, début octobre, de convoyer des familles de réfugiés de Taqbah à un camp situé plus au nord. Mais on lui a menti. Jeudi 12, lui et ses collègues apprennent qu’ils doivent aller chercher les soldats de l’État islamique retranchés à Rakka. Cela ne prendra pas six heures, comme prévu, mais trois jours. « Nous étions supposés pénétrer dans la ville avec les FDS, mais nous nous sommes retrouvés seuls. Dès notre entrée, nous avons vu des combattants de l’État islamique avec leurs armes et leurs ceintures explosives. Même leur femmes et leurs enfant en portaient. Ils ont piégé nos camions, promettant de faire exploser tout le convoi si quelque chose arrivait. » En comptant les combattants et les civils qui les accompagnent de gré ou de force, la caravane qui s’étend sur une demi-douzaine de kilomètres comporte près de 4 000 personnes, d’après les routiers.

Des combattants à Rakka
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Dans ses valises, le groupe emporte non seulement des fusils mais aussi tout l’arsenal lourd qu’il peut. Abou Fawzi désigne un camion blanc dans un coin de la cour. « L’axe est cassé à cause du poids des armes », explique-t-il. Son collègue, Imad se souvient avoir fait monter des Tchétchènes, des Ouzbeks, des Français et d’autres Européens, contre la volonté des Américains. « Nous voulions que personne ne parte », souffle le porte-parole de la coalition, Ryan Dillon. « Mais ceux qui se battent et meurent sont les Syriens, c’est à eux que revient la décision. » Pour sauver les civils, les États-Unis ont accepté la requête des notables sunnites de la région de trouver un accord d’extradition. Aussi pensaient-ils, à main gauche, affermir la crédibilité de leur opération, et à main droite, diviser les djihadistes en refusant la sortie des étrangers. « Ça n’a pas marché car les commandants à Rakka étaient en majorité des étrangers », observe Wassim Nasr, journaliste à France 24 et auteur du livre État islamique, le fait accompli. « Ce sont ces derniers qui négociaient. » Dans leurs rangs se trouve un Tunisien borgne. « Il m’a dit de craindre Dieu », se souvient Mahmoud. Pour ce commerçant de Shanine, un village situé à sept kilomètres au nord-ouest de Rakka, le passage du convoi représente une belle affaire. Alors, quand les FDS sont venus lui dire d’évacuer la zone, il a décidé de rester. Les djihadistes achètent des pâtes, des biscuits, des snacks, payant rubis sur l’ongle. Mais ils déchirent les boîtes de cigarettes qui traînent sous leurs yeux. « Le Tunisien m’a demandé pourquoi je m’étais rasé », confie Mahmoud. « Il a dit qu’ils reviendraient pour imposer la charia. Je lui ai répondu que je n’avais pas de problème avec ça car nous sommes tous musulmans. »

Rue par rue, l’étau se resserre autour de la zone où se retrouvent confinés les combattants de Daech.

Un autre soutient à Abou Fawzi qu’il reviendra quand Rakka sera reconstruit. Les trois étrangers qui lui tiennent compagnie dans le camion le traitent de « porc », d’ « infidèle » et font pleuvoir des coups. « Regarde ce qu’ils ont fait », se récrie un de ses collègue en montrant une trace de brûlure sous une manche. Presque tous ceux qui ont croisé le convoi ont entendu des menaces de retour. « On va mettre un moment pour nous défaire de la peur », explique Muhanad, habitant d’un autre village où est passé le convoi. « On craint qu’ils reviennent ou qu’ils envoient des agents dormants. Impossible de savoir s’ils sont partis pour de bon. »

 L’hôtel saccagé de la révolution

Au mois de novembre 2011, la main de fer de Bachar el-Assad a semé la guerre presque partout en Syrie. Mais un calme relatif règne à Rakka. La cinquième ville du pays est comme protégée contre la violence par les champs de cotons alentours, alors tachetés de blanc. Quand le président s’y rend à l’occasion de l’Aïd-el-Kébir, il s’aperçoit cependant que les vagues de sécheresses affectent cette année encore les récoltes. Pour acheter la paix sociale au beau milieu d’un pays exsangue, Damas verse 300 000 euros à chacun des principaux chefs de tribus. Cela ne suffit pas. Gagnés à l’Armée syrienne libre (ASL), d’autres clans finissent par chasser les loyalistes le 2 mars 2013 avec l’aide de milices salafistes. La ville prend le surnom d’ « hôtel de la révolution ». Par la terreur, les plus radicaux imposent peu à peu leur joug. Tout juste séparé d’Al Qaïda, l’État islamique (alors État islamique en Irak et au Levant) exécute trois Alaouites accusés d’espionnage sur la place de l’Horloge, le 14 mai. À son tour, l’ASL fuit Rakka le 15 septembre, laissant le champ libre aux terroristes. Le mois suivant, 14 chefs de tribus leur prêtent allégeance. Fort de ses conquêtes, son « émir », Abou Bakr al-Baghdadi proclame un « califat » en juin 2014 dont Rakka devient la capitale. On y exécute sans jugement, laissant les corps des défunts crucifiés pendant plusieurs jours sur le principal rond-point de la ville. Les cigarettes et l’alcool sont interdits, le voile devient obligatoire pour les femmes. Une résistance en sous-main s’organise localement au sein du groupe de travail baptisé « Rakka est massacré en silence », et internationalement, grâce la formation d’une coalition en août 2014. Les États-Unis en prennent la tête, suivis par l’Arabie saoudite, la France, l’Australie, le Royaume-Uni ou encore le Maroc.

Dans les décombres de la ville
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L’État islamique poursuit sa progression au nord jusqu’à Kobané, près de la frontière turque, en octobre. Malgré les bombardements américains, ses combattants pénètrent les quartiers de la ville kurde et hissent leur drapeau noir sur une colline. « Kobané est sur le point de tomber », s’inquiète le président turc, Recep Tayip Erdogan. À tort. Aidé par l’aviation de la coalition, les Kurdes repoussent les assaillants en janvier 2015. Kobané devient le Stalingrad syrien. À ce conflit devenu mondial se joint justement la Russie en octobre. Occupé pendant un temps à aider l’opposition contre le régime et son allié, Moscou, Washington finit par se saisir des problèmes posés par l’État islamique. En novembre 2016, l’opération Colère de l’Euphrate doit permettre de reprendre Rakka après Mossoul. Avec l’appui de la coalition, les Forces démocratiques syriennes, qui allient soldats arabes et kurdes, entrent dans la ville en juin 2017.

 L’assaut

Rue par rue, quartier par quartier, l’étau se resserre autour d’Al-Amine, la zone où se retrouvent confinés les combattants de l’État islamique début octobre. À peine 5 % de la ville est encore en leur possession. Le 9, le journaliste français de l’agence Première Ligne, Paul Moreira est sur place, cornaqué par la coalition. Il découvre une guerre de position violente. « Brusquement, l’ordre d’évacuer tous les journaliste tombe avant 16 heures », raconte-t-il. « Assez vite, on a appris que la fin des combats était en train d’être négociée car il était impossible de reprendre la ville. » La coalition veut en finir, pressée par la présence d’une tierce force armée dans le secteur. Au sud de la ville, Bachar el-Assad a réussi à lever des milices chiites anti-djihadistes avec l’aide de la Russie. « Nous avons commencé à entendre parler de négociations pour laisser partir les djihadistes et les civils », indique Wassim Nasr. « La coalition prétendait que les étrangers n’étaient pas compris, mais les sources locales nous disaient que si. » De son côté, l’État islamique ploie sous les bombes les deux jours suivant. « Cela nous a mis la pression. Ils ont tué 500 ou 600 personnes », dit Abou Moussab Houthaifa, un djihadiste aujourd’hui en prison.

La bataille a fait de très nombreux morts
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Au lieu de suivre le convoi dans le désert, ce chef du renseignement de l’État islamique à Rakka fait groupe à part avec l’objectif de rallier la Turquie. Mais le passeur le laisse, lui et les autres, à mi-chemin, au milieu de nulle part. Dans sa chute en prison, Houthaifa est accompagné, à distance, par 275 djihadistes qui se rendent le dimanche 15 octobre. « C’est de la piétaille », précise Wassim Nasr. « En majorité, il étaient blessés ou faisaient partie de l’administration. » Pour échapper à ce sort, Abou Basir al-Faransy a quitté Rakka avant l’assaut. Aujourd’hui à Idlib, le jeune homme explique vouloir y rester, à la différence, selon lui, d’autres ressortissants français. Ont-ils pu bénéficier d’un passeur plus scrupuleux qu’Houthaifa ? Quand bien même, la frontière turque est aujourd’hui beaucoup plus hermétique que naguère, souligne Wassim Nasr. Avant les attentats parisiens du 13 novembre, le journaliste de France 24 alertait sur le risque que des djihadistes se cachent parmi les migrants. Aujourd’hui, il assure que le flot s’est tari et que les lieux de passages se sont fermés. « Avec un passeur, il y a toujours une chance de traverser moyennant de sacrés sommes d’argent, mais ça me paraît peu probable », tempère-t-il. La plupart des personnes qui peuplaient le convoi sont aujourd’hui dans les zones du désert encore sous contrôle de l’État islamique. À mesure qu’elles y avanceront, faisant de nouvelles frappes, les forces de la coalition découvriront de nouveaux camions renversés. Mais des mois d’inquiétudes les en séparent.


∗ Les noms ont été changés. Couverture : Le convoi. (Syrian Military Media Center/Ulyces.co)