L’arsenal

Le grand rideau bleu de la salle de presse de la police de Washington ondoie dans l’indifférence générale. Devant cet océan à la verticale, dont on ne sait avec certitude ce qu’il recouvre, les journalistes se penchent au-dessus d’une enfilade de tables en bois. Ils immortalisent un vaste arsenal. Au total, 161 revolvers, carabines, Uzi ou fusils à pompe sont ici mieux alignés que des navires au port.

Pour la police de Washington, cette saisie est le fruit d’une des enquêtes les plus importantes de l’histoire récente. Elle comprend pour 7,2 millions de dollars de drogues, réparties entre le cannabis, la coke, l’héroïne et l’ecstasy. Inquiétant décompte : « L’épidémie liée aux opioïdes est déjà largement plus meurtrière que celle du Sida », alerte le médecin Robert Redfield, directeur des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies. À Washington, les stupéfiants sont impliqués dans la mort de presque quatre personnes par semaine. La ville doit affronter « le plus vaste problème de santé publique depuis l’épidémie de crack des années 1980 », selon Dale Sutherland.

Crédits : Metropolitan Police Department

Ce sergent de police à la retraite est bien placé pour évaluer l’ampleur de la crise : « En tant qu’enquêteur, j’ai été témoin de ses effets dévastateurs dans notre ville », glisse-t-il. Selon lui, les forces de l’ordre manquent aujourd’hui de ressources pour lutter en première ligne contre le problème. Elles arrêtent bien régulièrement quelques vendeurs, comme ce jeune homme qui s’est trahi en proposant de l’herbe à un flic par texto, fin juin 2018. Mais le coup de filet qui a permis de récolter 161 armes et pour 7,2 millions de dollars de drogues a presque sept ans. « Il n’y en a pas eu d’aussi important depuis », observe Sutherland, lui qui fut le principal artisan de cette opération très spéciale.

Pendant un an, en 2011, le sergent s’est fait passer pour un imprésario véreux. Sous le nom de couverture Richie Valdez, il recevait des figures criminelles de Washington dans une grande maison du nord-est de la capitale transformée en studio d’enregistrement pour rappeurs. « J’étais censé en posséder partout aux États-Unis et en Amérique latine », décrit-il. « Je proposais à ceux qui le voulaient de louer l’endroit pour enregistrer. » Mais seuls le frottement des liasses de billets et le cliquetis des pistolets accompagnaient les voix. Sur les canapés en cuir noir de la résidence s’échangeaient des armes, des munitions, du crack ou de l’héroïne.

Le nom de Richie Valdez est d’abord arrivé aux oreilles de différents suspects par l’entremise d’indics disposés à présenter le patron de « Manic Entreprises » à qui voulait le rencontrer. Ensuite, « au cours de nos conversations, nous devions les convaincre que nous étions des leurs », explique Sutherland. L’homme n’agissait pas seul. Il était entouré d’officiers de police au fait de l’industrie musicale qui se présentaient comme des collaborateurs. Le FBI, la DEA, le Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives (« Bureau de l’alcool, du tabac, des armes à feu et explosifs ») et la douane participaient à l’opération. « Nous buvions de l’alcool avec eux, et nous vantions des crimes que nous avions soi-disant commis », poursuit-il. « Il y avait aussi de jolies indics qui avaient du talent pour gagner leur confiance. »

Dale avec un suspect et un gros calibre
Crédits : Dale Sutherland

Finalement, la mise en scène a permis d’arrêter huit membres du cartel mexicain La Familia, de lancer des investigations approfondies dans une demi-douzaine d’autres États et d’aider l’enquête sur un meurtre au Salvador. « J’ai eu affaire aux criminels les plus sérieux de ma carrière », admet Sutherland. « Les trafiquants mexicains étaient très violents et devaient être arrêtés. » Il ne doute pas que l’opération en a inspiré d’autres : « On me demande parfois d’en parler lors de conférence et je m’en sers aussi pour parler de choses spirituelles aux enfants ou à des groupes. » Car avant d’être Richie Valdez, un producteur de rap versé dans le trafic de coke et de flingues, Dale Dutherland est pasteur.

Le flingue et le goupillon

Deux ans après avoir pris sa retraite, en 2013, Dale Sutherland a fondé Code 3, une association qui tente de réduire la fracture entre la police et les citoyens en formant, équipant et renforçant les unités qui patrouillent avec des outils et des ressources pour mieux appréhender leur environnement. Aujourd’hui, il donne parfois des conseils à des agences américaines et à ses anciens collègues, bien qu’il soit déjà occupé par son rôle de pasteur à l’église McLean. Ce père de trois filles et d’autant de beaux-fils a toujours concilié les deux. Le jour, il récitait des sermons, délivrait des conseils et se chargeait des questions administratives de sa communauté ; la nuit, il se faisait passer pour un dealer de drogues, un mafieux ou un camé.

À tout prendre, il n’y a rien de contradictoire : dans les deux cas, Sutherland cherche à réduire les problèmes de jeunes en difficulté, comme il a toujours voulu le faire. « Enfant, j’ai vécu à de nombreux endroits différents », raconte-t-il. « Comme mon père était bipolaire, nous avons vécu en Belgique, dans le Maine, le Maryland, le Michigan et le Texas. C’était un homme bien, mais il souffrait psychologiquement. » Pris dans les remous familiaux, le garçon trouve un ancrage à l’église. Il étudie la Bible puis commence par travailler dans un hôtel en tant que groom. Mais Dale n’en a pas tout à fait fini avec son apprentissage.

Diplôme de l’Académie de police de Virginie du Nord en poche, il devient policier dans le conté d’Arlington en 1985. « J’ai rejoint les forces de l’ordre afin d’en savoir plus sur la rue et travailler avec des enfants à problèmes. Je pensais y rester deux ans, mais j’ai finalement exercé jusqu’en 2013. » Au moment où il aurait dû rendre son matricule, le jeune homme réussit au contraire un nouvel examen qui lui permet de rejoindre le Metropolitan Police Department, le département de la police métropolitaine du district de Columbia. En 1988, il réalise sa première infiltration. « J’ai acheté ce que je croyais être de la cocaïne mais c’était en fait de la fausse », raconte-t-il. « Ça m’a tellement énervé que je l’ai fait coffrer pour vente sans licence ! »

En général, Sutherland commence par acheter de la drogue à un revendeur, gagne sa confiance et remonte pas à pas vers le fournisseur. Toutes les couvertures sont bonnes pour ça : peintre, mécanicien ou étudiant en médecine. « J’aime être créatif donc je ne fais pas toujours la même chose », sourit-il. « Ce que j’ai fait de plus marrant, c’est boss de la mafia. » Avant de jouer l’imprésario, le sergent incarne Giovanni, un gangster de Philadelphie venu à Washington pour gagner un peu d’argent dans la drogue et le recel. Il propose ses produits à des suspects depuis un atelier de carrosserie truffé de caméras.

Un pain de cocaïne saisi au cours de l’opération
Crédits : DEA/Dale Sutherland

« J’ai appris à faire l’acteur sur le tas », dit-il. « Je voulais tellement convaincre ces mecs que j’ai étudié leurs personnalité pour savoir ce qu’ils attendaient de moi. J’ai aussi regardé beaucoup de films sur la mafia. J’ai étudié les habits et j’ai parlé à beaucoup d’indics de manière à connaître leurs techniques. » Pour cette opération conclue en 2009, il fume le cigare, porte une Rolex à 5 000 dollars et 10 000 dollars de bijoux. Son bureau est décoré par une statuette de la vierge Marie, un grand-père putatif est honoré par une photo au mur. À ses pieds dort un Rottweiler intimidant mais docile. La panoplie fonctionne un temps. Quand le bruit commence à courir que « Giovanni n’est pas Giovanni », la police procède à 35 arrestations avant que les suspects disparaissent dans la nature. 25 armes sont confisquées.

Bienvenue au studio

Derrière un portail en fer, les clients de Richie Valdez doivent poser le pied sur un plancher verni, dans le hall garni d’un écran plat, avant d’accéder au studio à l’étage. Là, dans une chambre, des canapés, un frigo, un bar et des enceintes sont séparés de la salle d’enregistrement par une vitre en Plexiglas. Tous ces meubles ont été achetés à l’Armée du Salut, et le sol a été poli par l’officier Kief Green, qui se présente comme le garde du corps de Valdez. « À la base, c’était une maison désaffectée », remarque ce dernier. De la tequila et un trait de drogue sont proposés aux invités sous l’œil discret des caméras cachées.

Dale et son équipe
Crédits : Dale Sutherland

Ce dispositif attire de gros poissons. « Ils avaient de vrais liens avec des trafiquants d’armes », souligne Sutherland. « C’est assez inhabituel d’avoir autant de gars qui ont un contact grâce auxquels ils peuvent obtenir de bonnes armes. Nous savons que les criminels ont ce genre de choses dans la rue mais nous n’en trouvons pas souvent la source. » Lorsque certains demandent à enregistrer, les policiers jouent la montre. Dès novembre 2010, huit membres du cartel La Familia sont arrêtés. Dans l’année qui suit, un certain Christopher Washington vend 59 armes aux policiers sous couverture et leur promet des lance-roquettes. Un autre homme, James Deale, fournit pour sa part des fusils d’assaut AR-15 et des silencieux assez rares dans la rue.

Évidemment, ce genre d’échanges ne va pas sans risque. « Un suspect d’Amérique centrale nous a donné des détails sur un meurtre qu’il avait commis », relate Sutherland. L’homme pourrait faire partie du gang MS-13, basé principalement au Salvador. « La fois suivante, on le voit venir avec un 9 millimètres dans un étui qu’il porte à l’épaule. Ivre, il le sort et commence à le tendre dans notre direction. » Sommé de le ranger, il obtempère après avoir embrassé le canon en l’appelant son « bébé ». « Après son départ, on le fait arrêter car nous ne pouvons pas avoir un type vraisemblablement coupable d’un meurtre avec une arme à Washington, même si l’opération sous couverture doit continuer. »

Finalement, un coup du sort précipite la fin de l’opération. En juin, un officier qui se fait appeler Tony Blanco reçoit un appel involontaire d’un suspect. À l’autre bout du fil, ce dernier évoque un plan afin de prendre d’assaut le studio. Sans attendre, la police lui tend un guet-apens au fast-food au nord-est de Washington où il est censé réaliser un braquage. Mais personne ne vient. Il est arrêté quelques jours plus tard dans un autre quartier de la ville. Le bruit provoqué par cette interpellation incite les agents à fermer le studio en novembre. Ce mois-là, les agents impliqués reçoivent une plaque en or en forme de disque portant le nom de l’opération Manic Entreprises.

L’assaut du SWAT pour arrêter les narcos
Crédits : Metropolitan Police Department

Un schéma similaire a été employé quelques mois auparavant par la police anglaise. À Edmonton, dans le nord de Londres, elle a ouvert un faux disquaire de rap appelé Boombox qui a conduit à 35 raids en avril 2010. Au terme de l’opération Peyzac, 37 personnes ont été mises derrière les barreaux pour un total de plus de 400 ans de réclusion. La technique a depuis fait école. « Je l’ai enseignée à l’académie du FBI et aux agences du monde entier », indique Sutherland. « Notre expertise était la création d’opérations sous couverture. » Cela n’a cependant pas suffi à faire reculer le trafic de drogues et d’armes à Washington. Mais le pasteur ne désespère pas : avec Code 3, il œuvre maintenant à découvert.


Couverture : Dale Sutherland.