Une atmosphère calme règne dans les couloirs saumon de l’Agence antidopage russe (Rusada) en cet été 2014. À l’angle d’une pièce éclairée par des fenêtres à soufflet, trois laborantins en blouse pianotent sur leurs ordinateurs. Grigory Rodchenkov est debout, au centre. Appuyé contre une table, le directeur se tient légèrement en arrière, dans une position qui fait apparaître son ventre replet sous une chemise à manches courtes. Il semble tranquille mais résolu. Venu l’interroger avec une somme de témoignages à charge, le journaliste allemand Hajo Seppelt fait face à un mur. « Vous ne devriez pas croire ce que les tricheurs peuvent vous dire, car ils doivent gérer la catastrophe de leur vie », se récrie le scientifique.

Grigory Rodchenkov
Crédits : TASS

Cet homme aux cheveux et à la moustache gris renvoie ainsi à leurs turpitudes les sportifs russes qui, interdits de compétition, l’accusent d’être responsable d’un vaste système de dopage au sein de la fédération nationale d’athlétisme. « Je n’ai jamais reçu d’argent de gens qui souhaitent couvrir un cas », plaide-t-il. Seppelt se trompe-t-il ? D’après les confidences recueillies par le Berlinois, des produits sont systématiquement proposés aux meilleurs athlètes de la fédération. La spécialiste du 800 mètres Yuliya Stepanova le lui affirme sans détour. Elle est seule responsable de sa suspension, rétorque Rodchenkov. Dirigeant du laboratoire de contrôle des Jeux olympiques de Sotchi, en février 2014, le scientifique a reçu l’ordre de l’Amitié des mains du président Vladimir Poutine après la compétition. Aujourd’hui, les deux hommes sont tout sauf amis. Si la Russie ne participera pas aux Jeux olympiques d’hiver l’an prochain, elle le doit à Grigory Rodchenkov.

Le verdict

Réfugié aux États-Unis en janvier 2016, Rodchenkov donne désormais raison à Seppelt. À Sotchi, explique-t-il, des échantillons d’urine ont été remplacés afin de protéger des athlètes dopés. Il a personnellement supervisé la manœuvre. Sur la foi de son témoignage et de ceux de plusieurs athlètes, eux-mêmes étayés par des documents, l’Agence mondiale anti-dopage (AMA) a commandé un rapport à l’avocat britannique Richard McLaren. Sa publication en juillet 2016 aurait pu faire exclure la Russie des Jeux olympiques de Rio. « Les preuves étaient déjà sur la table, elles sont maintenant confirmées », estime Seppelt. Mardi 5 décembre 2017, le Comité international olympique (CIO) a finalement décidé de suspendre la Russie des Jeux d’hiver 2018 de Pyeongchang, en Corée du Sud. Le verdict de ses dirigeants est sans appel. « Nous n’avons jamais vu une telle manipulation et une telle tricherie, ce qui a occasionné un tort considérable à l’olympisme et au sport », accuse le dirigeant de la commission d’enquête, Samuel Schmid, lors de la conférence de presse organisée au siège suisse de Lausanne. Le président de l’organisation, Thomas Bach, regrette pour sa part « une attaque sans précédent sur l’intégrité des Jeux olympiques et du sport ». Les athlètes russes « propres » pourront concourir à condition de ne pas afficher ostensiblement leurs couleurs. Privé d’hymne, Moscou doit aussi payer une amende de 15 millions de dollars.

Les coureuses russes du 4×100 m au JO de Pékin
Crédits : Vitaly Belousov/TASS

Face à la perspective de cette sanction inévitable, le ministre des Sports, Vitaly Moutko, ne cachait pas son agacement. Lors du tirage au sort de la Coupe du monde de football 2018, il a dénoncé une « tentative de présenter [la Russie] comme un axe du mal. On a fait de nous une sorte de monstre. Maintenant, tout le monde, n’importe quel expert, s’arroge le droit de dire qu’il faut punir la Russie. » Mi-novembre, l’ancien président du comité olympique russe, Leonid Tyagachev, s’était de son côté attaqué à l’homme par qui le scandale est arrivé : « Rodchenkov devrait être abattu pour avoir menti, comme Staline l’aurait fait », a-t-il déclaré sans ambages à la radio. Lundi 11 décembre 2017, le chimiste a été mis en examen par un tribunal moscovite pour « trafic illégal de substances dangereuses ». D’ « ami », il est passé traître. L’ire de Moscou est à la mesure de la déception russe. « Cela peut paraître dur mais c’est en réalité une décision faible », juge pourtant Seppelt. « La Russie reste membre du mouvement olympique, elle n’a pas de condition à remplir, aucune mesure à prendre contre le dopage, et aucune excuse à présenter aux lanceurs d’alerte. » Craignant pour sa vie, Grigory Rodchenkov bénéficie du programme fédéral pour la protection des témoins aux États-Unis. « Thomas Bach est peut-être un fin stratège, mais de mon point de vue il manque de courage », poursuit Seppelt.

« Le sport tend inévitablement vers l’excès. » — Pierre de Coubertin

Le président du CIO entretient-il une « relation mutuellement bénéfique » avec Vladimir Poutine, comme l’affirme le Guardian ? Sa décision de ne pas complètement exclure les sportifs russes de l’événement roi du sport mondial pourrait avoir une raison plus personnelle encore. En 1980, l’Allemand n’avait pu défendre son titre de champion d’escrime aux Jeux olympiques de Moscou, boycottés par de nombreux États pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan. « Tout le monde sait que les deux parties ont été affectées », observe Harvey Schiller, ancien membre du comité olympique américain. Pareille déconvenue sera cette fois évitée. Mais un parfum d’époque s’invitera malgré tout à Pyeongchang. « Il y a un lien entre les affaires de dopage des années 1980 et celles d’aujourd’hui car on retrouve les mêmes personnes », pointe Seppelt. « Ils sont toujours en activité, notamment en Russie mais pas seulement. »

Jeux de dopes

Pour la première fois depuis sa prise de fonction, Jimmy Carter fend une foule complètement silencieuse. Parmi la centaine d’athlètes rassemblés ce 21 mars 1980 dans l’aile est de la Maison-Blanche, personne n’applaudit à son passage. Car ici, personne n’approuve sa décision de boycotter les Jeux olympiques de Moscou. « Nous n’irons pas », persévère pourtant Carter. Attribué à l’Union soviétique en période de détente, en 1974, la compétition fait les frais d’un regain de tension entre les deux grandes puissances. Cinquante pays boudent ce qui devait être « la première olympiade sans drogue », selon le CIO.

Logo des JO de Moscou 1980

À Montréal, quatre ans plus tôt, les détections d’anabolisants ont abouti à la déchéance d’haltérophiles bulgare et polonais. Deux Américains ont été écartés pour les mêmes raisons. Le monde découvrira plus tard que l’Allemagne de l’Est a érigé cette course chimiquement impure à la performance en système. Son parrain soviétique n’est évidemment pas en reste. « Nous savons que le sport tend inévitablement vers l’excès et que c’est même son essence, sa marque indélébile », avertissait Pierre de Coubertin en 1902. Apparu à Mexico en 1968 avec la disqualification du pentathlonien suédois Hans-Gunnar Liljenwall, le problème du dopage se volatilise brutalement à Moscou, en 1980. Aucun participant n’est contrôlé positif. Mais « il n’y a probablement pas un médaillé et certainement pas un vainqueur qui n’était pas sous une drogue ou une autre », conclut un rapport du sénat australien de 1989. Avec Paris et Londres, Canberra avait décidé de soutenir Washington tout en laissant la liberté à ses sportifs de faire le voyage.

En 1983, Grigory Rodchenkov quitte lui Moscou pour les États-Unis. Né 25 ans plus tôt dans la capitale russe, le jeune homme vient d’obtenir son diplôme de chimie à l’université d’État, où il est aussi devenu un bon coureur de 5 000 mètres. Chez l’ « ennemi » de la guerre froide, Rodchenkov se rend au premier laboratoire d’analyses olympiques de Los Angeles, fondé à peine un an plus tôt par Don Catlin, un des meilleurs spécialistes en la matière. « En gros, Grigory venait pour espionner Don Catlin », raconte le réalisateur américain Bryan Fogel. « Il s’est rendu compte que les athlètes russes sous stéroïdes allaient se faire prendre. » Ainsi, la décision de Moscou de boycotter à son tour les Jeux organisés dans la cité des anges en 1984 n’aurait pas été prise en rétorsion, mais pour éviter une vague de contrôles positifs. Dans un document confidentiel faisant état d’une réunion du comité des sports de l’Union soviétique du 24 novembre 1983, on peut lire qu’une « préparation pharmacologique spéciale » a été approuvée pour les athlètes.

Car, est-il aussi écrit, une amélioration considérable des performances serait impossible « sans injection de stéroïdes anabolisants ». Publié en août 2016 par le New York Times, ce plan prévoyant des injections les deux premières semaines de mars et la dernière de février 1984 est signé par un certain docteur Sergueï Portugalov. Le même qui, en mars 2017, a été banni par le Tribunal arbitral du sport pour avoir « dissimulé des résultats positifs d’athlètes contre une partie de leurs gains ».

Une question de volonté

N’en déplaise à Jimmy Carter, les Américains iront bien en URSS. Alors que le CIO se convertit au marketing sous la direction de son nouveau président, le jeune Espagnol Juan Antonio Samaranch, l’homme d’affaires américain Ted Turner crée des jeux alternatifs, les « Goodwill Games » pour y réunir les deux géants. Entré au centre antidopage soviétique en 1985, Grigory Rodchenkov œuvre à leur première mouture, à Moscou, un an plus tard.

Les Goodwill Games de 1986 en Union soviétique

Sur l’épreuve du 100 mètres, un Canadien de 24 ans pourtant mal engagé bat le record du monde. Ben Johnson exulte. Pour la première fois, ce médaillé de bronze à Los Angeles passe sous la barre des 10 secondes. Mais l’équipe de Rodchenkov a une mauvaise nouvelle. L’urine du sprinter présente un taux anormalement élevé de stanozolol, un stéroïde anabolisant interdit. Le responsable scientifique, Victor Uralets, en transmet alors des flacons à ses supérieurs. Puis, plus rien. Johnson reçoit la médaille d’or. Au total, 14 échantillons auraient enfreint les règles mais les autorités soviétiques décident de ne pas « gâcher la fête », d’après Rodchenkov. Le coureur canadien sera contrôlé positif deux ans plus tard, aux Jeux olympiques de Séoul. Avec le retour des Soviétiques dans le monde de l’olympisme, en 1988, les Goodwill Games perdent de leur intérêt.

À Barcelone, en 1992, la défunte Union soviétique adopte le titre d’équipe unifiée. Elle se classe première au classement des médailles, devant les États-Unis. Une Russe, un Lituanien, deux Américains et un Chinois – ce n’est pas une blague – sont contrôlés positifs. Le président du CIO, Juan Antonio Samaranch n’est de toute manière « pas intéressé par la question », dénoncera plus tard le premier dirigeant de l’Agence mondiale antidopage, Dick Pound. « Il n’y avait pas d’argent pour la recherche et Samaranch ne voulait pas utiliser la force olympique contre les fédérations pour qu’elles fassent leur travail. » L’homme qui dirige la fédération de l’athlétisme russe depuis 1991 s’appelle Valentin Balakhnichev. Ancien coureur de 110 mètres haie, ce grand échalas dégarni était entraîneur de 1978 à 1984. En 1995, il intègre le comité olympique russe. Devenu membre et trésorier de la Fédération internationale de l’athlétisme (IAAF) en 2007, il en a été banni à vie près d’une décennie plus tard pour avoir couverts des athlètes russes dopés contre de l’argent.

Valentin Balakhnichev
Crédits : Inside the Games

Le ménage

En 1998, après avoir travaillé un temps pour le fabricant de matériel d’analyse russe Interlab, Grigory Rodchenkov œuvre au Canada. Cette année, les Jeux olympiques d’hiver ont lieu à Nagano, au Japon. Mais le monde du sport a alors les yeux rivés sur l’Hexagone. L’élimination de l’équipe cycliste Festina du Tour de France engendre un débat sur le dopage dans le sport et pousse le CIO à fonder l’Agence mondiale antidopage l’année suivante. « Je pense que ça serait resté comme ça encore longtemps s’il n’y avait pas eu le fiasco de Festina en 1998 », souffle celui qui en prend la tête, Dick Pound.

Au même moment, le cycliste américain Lance Armstrong remporte sa première Grande Boucle. Il impose sa suprématie jusqu’en 2005, glanant au passage une médaille de bronze au contre-la-montre des Jeux de Sydney, en 2000. Malgré de lourdes suspicions, ce n’est qu’en 2012 qu’il sera finalement convaincu de dopage et sanctionné en conséquence. « C’était mon héros », explique le réalisateur américain Bryan Fogel. « Il a été testé quelque chose comme 500 fois sans jamais se faire prendre. » Cela lui donne des idées. Jusqu’ici auteur de comédie, ce brun originaire de Denver décide de s’infliger un régime à base de produits dopants pour jouer le cobaye dans un documentaire, sur le modèle de Super Size Me. Il demande conseil à un professionnel de l’antidopage américain, Don Catlin. Désireux de connaître les moyens de passer sous le radar des contrôles, Bryan Fogel est dirigé par le scientifique américain vers un de ses estimés collègues russe, Grigory Rodchenkov. Ce dernier est rentré à Moscou, où il est devenu directeur de Rusada en 2005. « Mon père connaissait Rodchenkov depuis des années et respectait son travail scientifique, mais il était moins sûr de son éthique », explique Oliver Catlin, le fils de Don. Il ne s’attendait pas àdonner à Fogel le scoop de sa vie.

Rodchenkov s’entretient avec Fogel dans Icarus
Crédits : Netflix

Pendant un an et demi, la correspondance n’offre au réalisateur que quelques éléments, au compte-gouttes. Mais le 9 novembre 2015, tout s’accélère. Rodchenkov confie à Fogel qu’il craint pour sa vie sans en dire davantage. Les deux hommes se rencontrent alors à Los Angeles. Puis, alors qu’il est revenu à Moscou, le chimiste russe appelle son correspondant américain un soir de novembre. Affolé, il ne cesse de passer la main sur son front. « Bryan, c’est un désastre », se lamente-t-il, torse nu. « Ils éliminent des gens, font sauter des têtes, peu importe qui est coupable. Hier, je suis allé voir le ministre Mutko et nous avons discuté. Il m’a demandé si je pouvais démissionner. J’ai répondu “oui”, et j’ai démissionné. Je reçois beaucoup d’appels mais je change mes téléphones. Le laboratoire est presque vide. » En février, deux anciens membres de Rusada succombent mystérieusement à une crise cardiaque. L’Agence mondiale antidopage (AMA) vient de rendre un rapport dans lequel le nom de Rodchenkov est cité : il aurait participé à la destruction de 1 417 échantillons et à l’extorsion d’athlètes russes. En 2011, le scientifique aurait par ailleurs tenté de se suicider après avoir été arrêté par les autorités de son pays pour trafic de stéroïdes, racontent les médias russesLes informations de l’AMA sur son compte proviennent d’un ancien employé de Rusada, Vitaliy Stepanov.

Depuis 2009, le jeune homme est en couple avec la coureuse de demi-fond, Yuliya Stepanova. Il découvre de sa bouche que les médecins russes lui prescrivent, à elle comme à beaucoup d’autres, des produits dopants. Alors que « même à l’AMA, il y avait des gens qui ne voulaient pas que cette histoire sorte », Stepanov est mis un relation par un de ses employés avec le journaliste allemand Hajo Seppelt. Dès lors, les preuves s’accumulent. En décembre 2014, le journaliste allemand publie un documentaire intitulé Le Secret du dopage : comment la Russie fabrique ses vainqueurs. À ce moment, Rodchenkov nie encore. Mais après avoir accepté de collaborer au documentaire de Fogel, Icarus, le Russe se confesse au New York Times au printemps 2016. En juillet, l’AMA confie le soin d’établir un rapport sur ses affirmations à l’avocat britannique Richard McLaren. Portugalov et Balakhnichev tombent.

Pour redorer le blason du sport russe, Vladimir Poutine compte sur Vitali Smirnov.

Ce dernier est radié de l’IAAF, de même que le fils de son président, Lamine Diack, et que l’entraîneur des équipes olympiques russes, Alexei Melnikov. En décembre 2017, le CIO exclut finalement des Jeux olympiques le ministre des Sports de l’époque, Vitali Moutko. D’après l’organisation internationale, il est l’instigateur d’un système de dissimulation d’échantillons, mis en place par les services de sécurité russe, le FSB. « Le CIO n’a agi que lorsqu’il y a eu une pression du public », se désole Hajo Seppelt. Pour redorer le blason du sport russe, Vladimir Poutine compte sur Vitali Smirnov, le nouveau responsable de Rusada. « Nouveau », c’est beaucoup dire. Âgé de 82 ans, ce membre honoraire du comité olympique russe a plusieurs fois mis en doute le témoignage de Rodchenkov. C’est lui qui était chargé de l’organisation des Jeux olympiques de Moscou, en 1980, avant de devenir ministre des Sports jusqu’en 1990. Autrement dit, il était aux responsabilités pendant l’âge d’or du dopage soviétique.


Couverture : Les drapeaux des JO et de la Russie. (Clive Mason)