Nous sommes en avril et les combats sont dans l’impasse. Une partie des forces de l’armée irakienne campe dans le village de Kudilah, en Irak, incapables d’avancer plus loin à cause de la résistance acharnée qu’opposent les combattants de l’État islamique. Je fais partie d’une équipe de recherche venue ici pour la première fois en février, dans le but de parler aux combattants de tous les camps de cette bataille féroce. Elle était censée être terminée, ou du moins sur le point de l’être, mais nous continuons à réaliser des entretiens. Notre objectif est de mieux comprendre ce qu’est la « volonté de se battre ». Pour le président Barack Obama et son directeur du renseignement national James Clapper, la situation actuelle est due à la fois à une surestimation de la capacité des alliés à détruire les forces de l’État islamique, et une sous-estimation de l’aptitude des terroristes à leur résister. À Kudilah, les combattants de l’État islamique (qu’on connaît également sous les acronymes EI, ISIS pour les Américains et Daech pour leurs adversaires du Moyen-Orient) affrontent une coalition constituée d’hommes issus des tribus arabes sunnites de la région, des Kurdes de l’armée irakienne et des peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan. La bataille a été planifiée par des conseillers militaires et des contractants privés américains et allemands, qui veulent tester les forces de la coalition qui prendront part à l’assaut de la ville voisine de Mossoul – la deuxième plus grande métropole d’Irak et de loin le plus vaste centre de population sous contrôle de l’État islamique. Nous pensions donc que la « bataille de Kudilah » nous fournirait un terrain d’expérimentation idéal pour nos études psychologiques et anthropologiques portant sur la morale et l’engagement.
Qu’est-ce qui lie les récentes attaques de Paris, de San Bernadino, de Bruxelles et à présent d’Orlando à cette bataille éloignée qui fait rage dans le nord de l’Irak, et que presque toutes les parties impliquées (les peshmergas, l’armée irakienne et les combattants sunnites) décrivent comme la plus difficile de leurs vies ? Pourquoi tant de jeunes gens abandonnent leurs maisons et leurs familles pour endurer la misère et la souffrance dans le but de tuer autant de « mécréants » que possible – qu’ils participent à des batailles le long d’un front de plus de 3 000 kilomètres en Irak et en Syrie, ou à des attentats terroristes qui ont eu lieu jusqu’ici dans une vingtaine de pays depuis que l’EI a pris Mossoul et établi son califat. Quant à la coalition de troupes au sol bricolée par les États-Unis : est-elle vraiment capable de reprendre Mossoul ? La lutte pour la prise de Kudilah, qui impliquait initialement 700 combattants entre les murs et aux alentours de ce village de 150 maisons, pourrait nous en apprendre beaucoup sur la tournure que prendront les événements dans le futur. La bataille est passée quasiment inaperçue dans la presse internationale, à tel point que seule la victoire initiale de la coalition sur les forces de l’État islamique a fait les gros titres, même après que Daech a repris la ville. Le plus frappant était le manque de coordination et d’engagement qui régnait parmi les membres de la coalition anti-EI, comparé à la profonde détermination dont ont fait preuve les miliciens de Daech pour tenir Kudilah à tout prix.
Flashback
Ce n’est pas notre première visite sur le front. Nous avons réalisé une étude de terrain dans un autre village du nom de Rwala, l’année dernière. Peu après notre retour en Irak au mois de février, nous avons appris qu’il avait été la cible d’une attaque au gaz chloré. L’État islamique utilise souvent des armes chimiques improvisées ou récupérées dans une des réserves non-déclarées du gouvernement. L’année dernière, ses combattants ont frappé le village d’Aliawa avec 48 roquettes de type Katioucha transportant du gaz moutarde. Il est impossible de prédire quand tombera la prochaine pluie empoisonnée.
Connaître l’histoire et la géographie de la région est vital pour qui veut comprendre d’où vient cette volonté de se battre. En regardant en arrière, au mois d’août 2014 – notez que c’était il y a moins de deux ans –, nous avions l’impression que personne ne pourrait arrêter Daech. L’organisation terroriste s’était emparée de Mossoul en juin en ne rencontrant pratiquement aucune résistance, et elle déferlait à présent sur le nord de l’Irak. Au sud et à l’est, ses combattants avaient traversé le Tigre jusqu’à atteindre la ville de Makhmour. Plus au nord, ils étaient parvenus jusqu’aux rives du Grand Zab, un affluent du Tigre, dans la ville de Gwer. L’État islamique était alors à portée de frappe d’Erbil, la capitale du Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), un quasi-État arraché aux mains de Saddam Hussein et établi en 1992 sous la zone d’exclusion aérienne américaine. Une partie des 500 000 habitants d’Erbil ont quitté la ville en hâte, conscients de la rapidité avec laquelle l’EI avait été capable de prendre Mossoul. L’armée irakienne avait pourtant l’avantage numérique, sans compter qu’elle avait été entraînée et équipée par les États-Unis. Mais les Kurdes et les chrétiens d’Erbil étaient encore plus terrifiés par la nouvelle de l’encerclement du mont Sinjar par Daech, à l’ouest. Les forces peshmergas du GRK, réputées pour leur bravoure, avaient battu en retraite plutôt que de défendre les membres de la minorité ethnico-religieuse connus sous le nom de Yézidis. L’État islamique a alors eu le champ libre pour les exterminer, aux moyens d’armes automatiques, en les décapitant, en les brûlant vifs, ou bien en les accrochant entre deux voitures avant de les démembrer.
Parallèlement à ces atrocités, l’EI pourchassait les femmes yézidies pour abuser d’elles et les vendre comme esclaves, tandis que les enfants et les vieillards qui avaient fui dans la montagne mouraient chaque jour par centaines des suites de la déshydratation. Les choses se sont envenimées à tel point que le président du GRK Masoud Barzani, qui est également à la tête des forces peshmergas, a averti le commandement central américain que ce n’était qu’une question d’heures avant que le Kurdistan irakien ne tombe, et avec lui peut-être toute l’Irak. Le président Obama, tiré d’un restaurant de Washington D.C. où il dînait avec sa femme, a été à son tour averti que sans l’intervention immédiate de l’aviation américaine dans la bataille, la région toute entière risquait d’être perdue. Les seules forces qui ne pliaient pas devant l’ennemi étaient les Kurdes de Turquie du PKK – un groupe marxiste-léniniste figurant sur la liste américaine des organisations terroristes –, en première ligne à Makhmour, et leur branche syrienne des YPG. Ces derniers étaient en train d’ouvrir un couloir étroit à travers les rangs de l’État islamique, depuis la frontière syrienne jusqu’au mont Sinjar, dans l’ouest irakien, dans une tentative héroïque de sauver les Yézidis assiégés.
La volonté de se battre
Lorsque notre équipe de recherche est arrivée pour la première fois en Irak au début de l’année 2015, Makhmour et Gwer étaient à nouveau aux mains des Kurdes et le front s’était stabilisé quelques kilomètres plus à l’ouest, grâce aux forces aériennes françaises et américaines. Le soutien de l’aviation étrangère avait permis aux peshmergas – de formidables combattants des montagnes avant l’établissement du GRK qui se sont retrouvés au chômage technique par la suite – de s’adapter à des conditions de combat qui leur étaient étrangères, sur les plaines sans relief de Mésopotamie, et de réaffirmer leur esprit combatif. De nombreux peshmergas avec lesquels nous nous sommes entretenus et auxquels nous avons fait passer des tests dans le cadre de nos études psychologiques sur « la volonté de se battre » avaient été blessés, certains plusieurs fois. Pourtant, même les vétérans à qui il manquait des membres et les volontaires plus âgés, qui avaient rejoint les rangs des peshmergas pour la première fois dans les années 1950, combattaient sur le front. Ils étaient prêts à mourir pour ce qu’ils appellent la « kurdité », une notion sacrée que les frontières du Kurdistan sont censées protéger.
Sur le front de la guerre contre Daech, les Kurdes sont devenus de loin les combattants les plus efficaces, mais ils opèrent davantage comme des sentinelles que comme une avant-garde boutant l’EI hors des territoires non-kurdes. Au début de notre seconde visite en Irak, en février de cette année, la plus grande partie du mont Sinjar et de ses alentours était à nouveau contrôlée par les Kurdes, grâce à l’effort combiné des peshmergas, du PKK, des YPG et de milices yézidies récemment formées. Les forces kurdes sont à présent en capacité de mener la bataille et reprendre Mossoul. Les nouvelles unités irakiennes composées de Kurdes, d’Arabes sunnites et de combattants chiites postées aux abords de Makhmour et de Gwer pourraient leur permettre d’avancer sur Mossoul tout en empêchant la retraite des forces de l’État islamique vers Sinjar, qui domine la route principale qui s’étend entre Mossoul et Racca – la capitale de l’État islamique en Syrie sur les rives de l’Euphrate.
Nous nous sommes rendus sur le front de Makhmour deux semaines après la bataille de Kudilah, situé à 2,5 kilomètres de l’avant-poste de l’armée irakienne connu sous le nom de Burj. Des conseillers militaires et des contractants privés américains, accompagnés d’une poignée de soldats allemands, avaient mis au point le plan de bataille en collaboration avec les cheikhs des tribus arabes sunnites locales, dont les terres sont à présent aux mains de l’État islamique. Le véritable danger, nous ont dit les peshmergas, était que les combattants de l’État islamique installent des canons 57 mm sur les hauteurs de Kudilah. Ils domineraient ainsi le passage étroit sur la route entre Makhmour et le Tigre, qui représente la seule voie de ravitaillement pour les dizaines de villages de la région aux mains de Daech. Les cheikhs ont affirmé aux Américains qu’ils étaient capables de reprendre Kudilah et de tenir la ville, avec l’appui de l’aviation américaine. Si tout allait bien, ils pourraient ensuite avancer jusqu’à Qayyarah, sur les berges du Tigre.
Les Américains insistaient de leur côté pour que les peshmergas et les unités de l’armée irakienne (majoritairement constituées de Kurdes) restent à l’arrière, à moins que les choses ne tournent vraiment mal. Les conseillers américains du centre de commandement de Makhmour (que certains appellent le « camp Coca-Cola ») voulaient montrer que cette année passée à entraîner les hommes des tribus arabes sunnites avait porté ses fruits, et qu’ils pourraient prendre les choses en main quand le temps viendrait de reprendre Mossoul et ses environs, habités en majeure partie par des sunnites. Le manque de personnel militaire supérieur américain sur place ainsi que le rôle considérable des mercenaires – qui n’ont ni le bagage culturel, ni l’expérience de ce terrain particulier – n’était pas censé être un problème. Mais l’expérience des tribus des montagnes d’Afghanistan n’est pas d’une grande aide pour interagir avec celles des plaines de la Mésopotamie. Les cheikhs voulaient montrer qu’ils pouvaient reprendre leurs villages des mains de Daech, bien que nombre de leurs pairs se battent dans les rangs de l’organisation terroriste. Nos entretiens avec eux montrent clairement qu’ils ont en premier lieu – tout comme l’écrasante majorité des tribus arabes sunnites – accueilli Daech comme un mouvement révolutionnaire qui pourrait reprendre Bagdad aux chiites. Mais ils ont brutalement déchanté quand les combattants de l’État islamique ont commencé à les déposséder de leur pouvoir et de leurs propriétés, en tuant quiconque se mettait en travers de leur chemin. L’histoire ne s’est pas arrêtée là, cependant. De nombreux Arabes sunnites voyaient encore en Daech un allié pouvant être utile à leurs rivalités, leurs jalousies et leurs rancœurs personnelles. D’autres se sont retrouvés pris au piège dans ses rangs. Amis et membres de la même famille se sont retrouvés à combattre dans des camps opposés.
Les peshmergas et les forces de l’armée irakienne sont sceptiques à propos des plans des Américains.
En raison des assassinats et des confiscations systématiques de l’État islamique, les différents degrés d’allégeance ont à présent mué en un conflit moral plus profond. « Des amis m’ont appelé sur ordre de Daech pour me convaincre de revenir en ville et de me mettre au service de la révolution, car j’étais un leader en qui les gens avaient confiance », raconte un cheikh sunnite qui a pris part à la bataille de Kudilah. « Mais je savais par d’autres amis que le plan était en réalité de me tuer. » Un autre cheikh est resté dix jours aux côtés de l’EI mais il a fui quand on l’a averti qu’ils comptaient l’exécuter : « Quand Daech est arrivé nous étions heureux. Nous pensions qu’ils allaient établir un nouveau gouvernement à Bagdad. Mais ensuite, ils ont commencé à tuer les nôtres. » Depuis le début, les peshmergas et les forces de l’armée irakienne se montrent sceptiques à propos des plans des Américains et ils doutent des aptitudes au combat des cheikhs. Pour autant, les Kurdes de tous rangs – des responsables du gouvernement aux commandants de l’armée, en passant par les simples soldats – insistent sur le fait qu’ils n’ont ni le désir, ni l’intention de partir en campagne sur les terres des sunnites au-delà de ce qu’ils considèrent comme les frontières naturelles du Kurdistan. À savoir leur ligne de front actuelle, à peu de choses près, délimitée par des remparts de fortune et des tranchées qui s’étendent sur 1 050 km à travers le nord de l’Irak, et jusqu’en Syrie et en Iran. Ils sont prêts à apporter leur aide lors d’une offensive pour reprendre les territoires arabes sunnites, mais pas à mener la bataille ou à s’installer ici.
La bataille commence
La bataille de Kudilah a débuté sous un épais brouillard, à l’aube du 3 février, avec des bombardements menés par des avions de chasse américains. On comptait 120 à 150 combattants sunnites marchant face à un groupe de 90 à 100 miliciens de l’État islamique, retranchés dans la ville et divisés en trois groupes d’environ 30 hommes chacun (d’après les listes de noms et d’armes retrouvées sur le cadavre d’un commandant de l’EI).
Mais l’avancée des combattantes sunnites a été stoppée à quelques centaines de mètres de Kudilah par des engins explosifs improvisés, les poussant à battre en retraite. Pendant ce temps, une unité de l’armée irakienne baptisée « Groupe de feu », placée sous les ordres du major Amin, a commencé à s’avancer depuis l’avant-poste de Burj jusqu’à Kudilah avec 40 hommes embarqués à bord d’un véhicule de combat blindé Badger, de quatre Hummer, deux jeeps, et suivis de près par 200 peshmergas formant une colonne de deux Badger et d’environ 20 Hummer. Les Hummer avaient été repris à l’État islamique, qui détiennent 1 600 autres véhicules dérobés en 2014 aux forces de l’armée irakienne, alors majoritairement composées d’Arabes sunnites. Pour stopper leur avancée, Daech a envoyé quatre kamikazes à bord de voitures piégées : des avions de la coalition en ont fait sauter deux, un missile anti-tank Milan de fabrication française en a frappé un troisième, et le quatrième a explosé avant de toucher sa cible. Les peshmergas avaient terminé de nettoyer le village avant midi puis ils sont retournés à l’arrière après avoir déployé les combattants sunnites à travers la ville. Les forces du major Amin sont restées toute la nuit pour désamorcer environ 80 EEI afin de sécuriser la route entre Kudilah et l’avant-poste de Burj.
Entre 21 h et 22 h le lendemain, l’État islamique a lancé une contre-attaque menée par 17 inghamasi (« ceux qui plongent dans les profondeurs », les combattants portant des gilets explosifs qui mènent souvent les batailles). Elle a fait cinq morts dans les rangs des combattants sunnites et en a blessé plusieurs autres. Ils se sont emparés d’une des deux positions en hauteur de Kudilah. D’après l’un des cheikhs qui ont mené l’assaut initial sur Kudilah, « la plupart des inghamasi étaient originaires du Caucase et n’avaient ni barbes, ni cheveux ». L’un des kamikazes, identifié par les rapports de l’EI comme Mahmoud Lhebi, s’est fait sauter en prenant dans ses bras un soldat de la coalition. Il venait de la faction tribale du cheikh, et le cheikh n’a pas mâché ses mots : « C’était le fils d’une pute. Deux hommes sont morts à cause d’elle. Quand son mari a découvert qui était l’homme avec qui elle couchait, il a tué le type. Et la famille du type a tué le mari. C’est ce genre de personnes qui rejoignent Daech ! » Au cours d’un précédent entretien, le cheikh nous avait confié : « Nous savons qu’un grand nombre des hommes qui se battent aux côtés de Daech viennent de notre tribu. Cela m’attriste beaucoup mais ils ont choisi la mauvaise voie. » Des soldats de l’armée irakienne racontent que les combattants sunnites ont commencé par tenir leurs positions mais qu’ils « tiraient sauvagement », sans véritable discipline ou cible précise, jusqu’à ce qu’ils tombent à court de munitions et prennent la fuite.
De prime abord, les hommes du major Amin ont pensé que le pick-up qui approchait d’eux toutes lumières éteintes était un véhicule bardé d’EEI conduit par un kamikaze, mais ils ont réalisé au dernier moment qu’il s’agissait en réalité de la voiture du cheikh. Il transportait un mort et deux blessés graves. « Le cheikh était déboussolé », raconte Amin. « Il avait peur que Daech ne le décapite mais je l’ai aidé à retrouver son calme et nous sommes retournés avec mes hommes jusqu’aux maisons », sur l’autre position en hauteur de la ville. La version de l’histoire racontée par le cheikh est quelque peu différente. Il affirme que ce sont les Américains qui l’ont laissé tomber. « Regardez ce qu’ils m’ont donné ! » dit-il, criant à l’un de ses hommes d’aller lui chercher « cette Kalachnikov égyptienne toute pourrie ». « Ils m’en ont donné 125 comme celle-ci, 13 BKC [des mitrailleuses 7,6 mm de fabrication russe] et cinq pick-ups que les balles pénètrent comme du beurre. La plupart des flingues ne marchent pas. J’ai dépensé près de 50 000 dollars pour acheter des armes et des munitions [il nous a montré une liste pour un total de 49 500 dollars]. Cette bataille me coûte énormément. » Le cheikh raconte également que l’État islamique utilise ses proches comme boucliers humains. Mais il est encore plus amer à l’évocation des bombardements américains, qui manquent fréquemment leurs cibles :
« J’ai déplacé l’un de mes pick-ups de quelques mètres et j’ai immédiatement reçu un appel des coordinateurs de la coalition qui m’ont dit de reculer le véhicule. Comment se fait-il qu’ils puissent voir mon pick-up bouger de quelques mètres mais pas les voitures-suicide de Daech ? Je leur ai répondu : “Il y a un jet au-dessus, dites-lui de bombarder les positions de Daech s’il vous plaît.” Mais on m’a dit qu’il était à court de munitions… Nous aussi on a fini par tomber à court. J’ai dit à mes hommes de battre en retraite. Ils ne voulaient pas partir mais je leur ai ordonné de le faire. Certains d’entre eux pleuraient parce qu’ils ne voulaient pas bouger. » Le cheikh est convaincu que les Américains ne sont pas sérieux dans leur volonté de renverser l’État islamique car ils veulent que le monde arabe sunnite reste faible et divisé.
Nombre de peshmergas, sinon la plupart, voient également Washington comme les complices du fait que Daech soit encore à flot – même ceux qui aimeraient voir les Américains s’engager davantage dans le conflit – mais pour des raisons différentes : « Pourquoi l’Amérique donne tout son soutien à l’armée irakienne ? Pourquoi ses avions arrivent-ils en retard et ratent les cibles de Daech ? Pourquoi la plus puissante armée de la planète ne peut pas tout simplement les détruire une fois pour toutes ? » La réponse des Kurdes à cette question rhétorique est que les Américains veulent qu’ils restent en position de faiblesse – soit parce qu’ils sont de mèche avec la Turquie ou l’Iran, soit parce qu’ils veulent tout simplement conserver leur emprise sur la région. Par ici, les théories du complot ne manquent pas, surtout celles qui semblent apparemment en prise avec la réalité. L’État islamique n’a pas tardé à occuper la majeure partie du village. Les derniers combattants sunnites se sont retirés sous les feux d’une arrière-garde. Les peshmergas sont revenus faire le ménage au village et, aux alentours de 23 h 30, tout était à nouveau calme. Un commandant peshmerga a ensuite escorté la presse locale à l’intérieur de Kudilah pour que les journalistes puissent être témoins de la « victoire ». Il a déclaré à la presse que ni les combattants sunnites ni les unités de l’armée irakienne n’étaient parvenus à tenir le village à cause de « leur manque d’expérience », ce qui a blessé les Arabes et rendu furieux les Kurdes de l’armée irakienne. « Nous étions lessivés par le combat », nous a confié l’un des hommes d’Amin, « on n’en avait rien à faire de la presse. Tout ce qu’on voulait c’était s’étendre par-terre et se reposer. Mon frère m’a appelé pour me raconter ce que disait l’article. J’étais fou de rage. »
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QUELLE SERA L’ISSUE DE LA BATAILLE ?
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « On The Front Line Against ISIS: Who Fights, Who Doesn’t, And Why », paru dans le Daily Beast. Couverture : Un combattant irakien dans les environs de Mossoul.