Ramatak
Alors qu’Elgin Damasco termine son émission de radio, ses gardes du corps s’empressent de le faire sortir du studio fortifié pour l’escorter jusqu’à sa voiture. Ils le conduisent ensuite à travers les rues couvertes de feuilles de Puerto Princesa, la capitale de la province de Palawan, à l’ouest des Philippines, et le raccompagnent chez lui. Là, il restera tapi jusqu’au lendemain matin. Il a été alerté par la police que des hommes surveillent sa maison. « Je ne peux même pas me rendre librement au supermarché », me confie Damasco. Entre les murs en parpaing de son studio d’enregistrement, cet homme au visage angélique de 32 ans se sent en sécurité. Sa voix retentissante est reliée au plus puissant transmetteur de l’île de Palawan. Il se charge « de défendre les faibles et de dénoncer la corruption », comme l’indique sa station de radio. De 16 h à 17 h 30 tous les jours de la semaine, personne ne peut le faire taire. Aujourd’hui comme à l’hiver dernier, il s’en prend à Edward Hagedorn, qui a été maire de Puerto Princesa pendant près de 20 ans. En 2002, il a battu son successeur et s’est assuré neuf années supplémentaires à la tête de la ville, après quoi il a tenté de faire élire son épouse. Mais son adjoint – qui est également le beau-frère de son épouse – a soudain décidé qu’il voulait devenir maire à son tour, dans un de ces retournements de situation caractéristiques de la sphère politique philippine. À la surprise de tous, il a gagné l’élection de 2013.
Les supporters d’Hagedorn essaient maintenant de battre le nouveau maire. Mais aucune bataille politique n’est complète aux Philippines sans une guerre radiophonique. Pour Damasco, la tentative de retour d’Hagedorn est un signe évident de corruption. « Nous avons besoin d’un changement », aime-t-il répéter. « Il est impératif que nous changions. » Assis à son bureau, son visage presque entièrement caché par un énorme microphone, il ponctue son long monologue de statistiques tirées d’un tas de dépositions et d’audits placé devant lui. Il accuse la famille Hagedorn de détournement, de vol de terres et de meurtres. Sa parole a pesé, lors d’un débat récent pendant lequel un prêtre est passé du côté du maire en poste. « Les chiens d’Hagedorn veulent que nous les croyons eux plutôt que le serviteur de l’église et de Dieu ! » Damasco a des raisons d’avoir peur. Les Philippines sont parmi les pays les plus dangereux au monde pour les journalistes. Selon la façon dont vous faites le compte, seuls la Syrie, l’Irak et la Somalie sont plus mortels. Le Centre pour la liberté et la responsabilité de la presse (CMFR) assure qu’au moins 168 journalistes y ont été tués depuis 1986, date à laquelle la dictature de Marcos est tombée et a laissé la place à la démocratie. Près de la moitié des victimes étaient des animateurs radio indépendants comme Damasco. Au moment où il a commencé à prendre la parole contre Hagedorn, les meurtres ont pris la forme d’un rituel. Un journaliste radio quitte son studio, deux hommes en moto passent à sa hauteur, le passager tire, le journaliste tombe, la moto s’enfuit. Et la personne qui a engagé le tueur s’en sort impunément.
En 2011, un tireur a tué l’homme que Damasco remplaçait, « Doc » Gerry Ortega, qui avait utilisé son micro pour faire tomber la dynastie régissant l’île. Alors que la voix de Damasco plane sur Puerto Princesa, Ortega hante le studio, comme un souvenir du pouvoir et du danger inhérents à son travail. À la fin de son émission, une heure et demie de commentaires presque ininterrompus, Damasco s’affale sur le canapé du studio, transpirant dans son sweat-shirt malgré l’air conditionné bloqué au maximum. Ses gardes du corps attendent à l’extérieur. « La prochaine fois que vous entendrez parler de moi, je serai peut-être mort », me dit Damasco avec une fierté morose. Puis il rit à gorge déployée.
Pendant la plus grande partie de son histoire, Palawan était considérée par les habitants des îles principales comme un enfer paludéen, un endroit où envoyer détenus et lépreux. Les choses ont changé sur l’île au cours des deux dernières décennies, tandis que sa beauté surréelle en a fait une destination touristique de choix. Condé Nast Traveler et Travel + Leisure l’ont tous deux proclamée la plus belle île du monde.
En 2010, six matinées par semaine, vous pouviez allumer la radio n’importe où sur l’île et entendre la voix d’Ortega, ronde et souple, rappelant à tous que tout n’était pas si rose à Palawan. Son émission commençait toujours de la même façon : un chœur de cris d’animaux, suivi par une voix entonnant en tagalog : « Palawan, le dernier éden naturel des Philippines, est désormais le cœur de la controverse et des troubles. Palawan, la province la plus riche du pays, est aujourd’hui détruite par la corruption et les criminels. Voici… Ramatak ! » Ramatak, le nom de l’émission, est une onomatopée similaire à notre « pan-pan ». La tour qui se dresse au-dessus du studio d’Ortega, celle-la même qui porterait par la suite la voix de Damasco, faisait alors exploser des effets sonores dignes d’un western américain : claquement de fouet, hennissement d’un cheval, sabots de l’animal. Ortega contre les bandits. Le signal FM voyageait au-dessus des forêts vierges et des plages de sable blanc, au-dessus des marécages de mangroves et de karst calcaire. Arrivé près de la côte, le signal atteignait des tours de relais neuves, qui le convertissaient en vagues AM plus lentes, sautillant au-dessus des fermiers des rizières, des pêcheurs de la baie, et des camionnettes de touristes travaillant dans les complexes d’El Nido. Là se trouvait Doc Gerry, le plus célèbre présentateur de Palawan, introduisant son émission par la musique de Hawaï, police d’État.
Son vrai nom était Gerardo Ortega, mais personne ne l’appelait comme ça. À la radio, il était Doc Gerry, en référence à ses études de vétérinaire. C’était un homme imposant de 47 ans, ancien bodybuildeur et fervent défenseur de l’environnement, chrétien converti. Il avait la réputation de ne pas mâcher ses mots pour questionner haut et fort la corruption qui touchait Palawan. Quand un abattage d’arbres illégal a obscurci l’eau qui alimentait les fermes de crocodiles qu’il dirigeait dans les années 1990, Ortega a fait front avec tous les soldats assez fous pour s’allier à lui. Armés de fusils datant de la Seconde Guerre mondiale, ils faisaient face aux bûcherons équipés d’armes d’assaut. Ortega a un jour confié à sa fille qu’il ne pouvait pas imaginer plus belle façon de mourir que pour protéger Palawan et les Philippines. Sous leur apparence démocratique, les Philippines, du plus petit barangay à la présidence, sont une kleptocratie féodale. La grande majorité des actions politiques sont le résultat de décennies de querelles internes entre les dynasties qui règnent sur les îles.
Ortega vient lui-même d’une famille politique mineure. Son père était le maire d’une petite municipalité proche de Puerto Princesa jusqu’à ce qu’il soit poignardé à mort en raison d’une dette contractée lors d’un combat de coqs. Ortega rêvait de construire à Palawan le genre de démocratie qu’il avait pu voir lorsqu’il s’était rendu en Occident, un endroit où, malgré tous leurs défauts, la plupart des hommes politiques exerçaient leurs responsabilités sans dépouiller les finances publiques pour le bénéfice de leur famille. Buaya, qui signifie « crocodile », est l’argot local pour désigner un policier ou un politicien corrompu. La Chambre des représentants, par exemple, est appelée « la ferme des crocodiles ». Lors de sa première émission à la radio, alors qu’il gérait encore sa ferme de crocodiles, Ortega a déclaré avec peine qu’utiliser le terme de cette façon calomniait le pauvre buaya. Oui, les crocodiles mangent parfois les humains, a-t-il dit, mais contrairement à ceux qui sont au pouvoir, ils n’ont pas besoin d’être nourris tous les jours. Ils ne demandent à manger qu’une fois par mois. Les Philippines comptent environ 600 stations de radio, généralement de petites stations qui tiennent avec beaucoup d’espoir et peu de moyens. Pour rembourser leurs frais, beaucoup de ces stations louent des « blocs » de temps de retransmission à des travailleurs indépendants. Dans les provinces des Philippines, où la radio est reine, les blocktimers sont souvent la seule source d’actualité et de débat politique que les gens peuvent entendre. Au mieux, le blocktiming est un mélange de théâtre politique, de commentaires sociétaux et de journalisme jaune. Certains sont des démagogues grande gueule ; d’autres sont des journalistes sérieux produisant des émissions documentaires ; d’autres encore sont des zélotes ou des activistes, combattant la corruption et la dégradation environnementale. On trouve aussi des valets à la solde des familles qui dirigent les Philippines. Un bon blocktimer – un de ceux qui provoquent la controverse, rassemblent un vrai public et sont sponsorisés – peut gagner sa vie correctement.
Personne ne sait vraiment comment la querelle Ortega-Reyes a débuté.
Mais les blocktimers sont-ils dignes de confiance ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Le système politique est construit sur des accords doubles et la conspiration nourrit la paranoïa. Prenez par exemple ce rapport fédéral qu’un blocktimer lit à l’antenne. Il contient les preuves d’un détournement de fonds de la part d’un politicien. Mais est-il fiable, ou est-ce un coup monté par un de ses rivaux ? Et le blocktimer lui-même, qui fulmine contre la corruption : qui le paie ? Trop souvent, les politiciens achètent leur voix de la même manière qu’il achèterait les services d’un tueur à gages. Il peut s’agir d’un politicien comme Jose Alvarez, l’homme le plus riche de Palawan. Homme d’affaires irascible dans les années 1970, Alvarez a lancé en 2008 une campagne pour briguer le siège de gouverneur et reprendre l’île à des familles qui vidaient les caisses de l’État – un point d’accord entre Ortega et Alvarez. Nouveau en politique, il a créé une alliance avec Edward Hagedorn, le maire par intermittence de Puerto Princesa. Il a également acheté un nouveau transmetteur et des stations de relais AM, créant ainsi le réseau de radio le plus puissant jamais vu à Palawan. Et en 2010, il a offert à Doc Gerry Ortega, un homme connu pour ses principes et sa haine envers la corruption, un travail au noir.
L’assassinat
Pour comprendre pourquoi Ortega a accepté cette offre, vous devez comprendre qu’il avait traversé presque dix ans d’une querelle amère l’opposant au charismatique gouverneur de Palawan, Joel T. Reyes. Reyes est issu de la dynastie qui régnait sur Coron, un port de pêche touristique situé au nord de Palawan. Des rumeurs ont tourné autour de son nom pendant des années. On racontait qu’un de ses proches amis avait reçu une balle dans la tête au cours d’une partie de chasse lorsqu’ils avaient vingt ans. Reyes répondait inlassablement qu’il s’agissait d’un accident. On l’accusait aussi de consommer régulièrement de la cocaïne. Tard le soir, dans le bar de Puerto Princesa qu’il avait l’habitude de fréquenter, son charme s’évanouissait parfois et le masque révélait un visage « de tueur », m’a raconté un journaliste radio. Personne ne sait vraiment comment la querelle Ortega-Reyes a débuté.
En 2000, Reyes, qui était alors vice-gouverneur de l’île, a vu la fortune lui sourire quand le gouverneur en place est mort dans un mystérieux crash d’avion. La même année, Ortega s’est essayé à la politique, gagnant un siège au parlement provincial. Ce qu’il y a vu l’a dégoûté : pas seulement la petite corruption dans les comptes de dépenses, mais aussi la conspiration, orchestrée par Reyes, pour détourner les redevances gouvernementales d’un vaste site d’extraction de gaz naturel. Ortega s’est présenté contre Reyes au siège de gouverneur et a connu un échec retentissant. Il a imputé sa défaite à la capacité de Reyes d’acheter des votes.
Peu de temps après, un de ses amis présentateurs a été tué. Ortega a laissé tomber la vie publique et a convaincu son épouse, Patria, de s’inscrire à l’école d’infirmiers avec lui. Ils déménageraient aux États-Unis, « ou dans un autre pays du premier monde », et laisseraient Palawan derrière eux. C’est lors de sa retraite de la vie publique, selon sa fille Michaella, qu’Ortega a compris qu’œuvrer depuis l’étranger n’allait pas suffire. S’il voulait réformer le gouvernement de l’île, il devrait s’allier avec une des riches familles. Il a terminé son école d’infirmiers mais n’a jamais passé les examens. Lorsque sa femme lui a demandé ce qu’il avait en tête, il lui a répondu qu’il ne pourrait jamais être heureux ailleurs. « Alors, que pouvais-je faire ? » dit-elle. Elle l’a donc regardé mettre en place des initiatives afin d’étendre la richesse issue du tourisme à toute l’île.
Mais alors que les élections de 2010 approchaient, Ortega s’est mis en tête d’atteindre un but encore plus difficile : mettre fin au système dynastique de Palawan. Contrairement au fêtard invétéré qu’était Reyes, Jose Alvarez était quelqu’un de particulièrement recommandable : il s’était sorti de la pauvreté seul pour diriger un empire de concessions automobiles qui s’étendait dans toute l’Asie du Sud-Est. Même ses rivaux politiques admiraient celui qui, racontait-on, continuait à faire ses valises lui-même, repassait ses chemises et se réveillait avant le lever du jours pour cirer ses chaussures. Comme de nombreux millionnaires devenus politiciens, Alvarez a promis de diriger Palawan avec la rigueur d’un homme d’affaires. Parce qu’il était riche, il a aussi promis qu’il ne serait pas tenter de voler la communauté. Il comptait bâtir un modèle de démocratie, dévouant ses dernières années d’activité au bien de Palawan pour se faire pardonner d’avoir un jour déboisé ses forêts. Alvarez devait agir rapidement. Le mandat de Reyes touchait à sa fin en 2010. Mais les membres des coalitions politiques philippines contournent régulièrement les dates butoirs en troquant des sièges. Et Reyes avait prévu de candidater à l’un des sièges au Congrès de l’île, tandis que son détenteur, Abraham Mitra, se présenterait au poste de gouverneur. (Pour compléter ce récit digne d’un feuilleton télévisé, Mitra était le fils du parrain d’Ortega.) Ortega a vu dans la campagne d’Alvarez pour devenir gouverneur sa meilleure chance de mettre fin à l’emprise de la faction de Reyes.
« Il a dit à Alvarez : “Je ne peux pas être votre porte-parole de campagne et vous soutenir à la radio. Je dois être irréprochable” », raconte Joey Mirasol, un présentateur local qu’Ortega a recruté pour la campagne d’Alvarez. L’arrangement entre politiciens et présentateurs est souvent élaboré de manière à pouvoir être totalement démenti. Pour Mirasol, son accord et celui d’Ortega avec Alvarez ne faisaient pas figure d’exception. « Il aurait donné de l’argent à l’une de ses fondations en guise de déduction fiscale », ajoute Mirasol. « La fondation nous embaucherait ensuite comme consultants, et nous paierions notre temps à la radio sur la station d’Alvarez avec l’argent. Ça passait d’une poche à l’autre. » Selon Mirasol, Ortega et lui étaient payés 40 000 pesos chacun par mois (environ 750 euros) par la fondation. Dans son émission de trois heures, qui avait tout d’un vaudeville, Ortega remuait inlassablement la boue. Il alternait humour et coups de poing, improvisant et débattant avec tout un tas de personnages joués par son co-présentateur invité, Boy Bonoan. Il s’en prenait aux vendeurs corrompus, aux intérêts miniers, et à quiconque dépouillait la richesse naturelle de Palawan. Mais ses principaux centres d’intérêts étaient Reyes et Mitra. Jour après jour, il rabâchait sur l’argent qui avait disparu alors que les routes et les écoles de l’île tombaient en ruine et que les deux tiers des habitants vivaient sans électricité. Et il faisait l’éloge d’Alvarez, le présentant comme le seul homme capable d’empêcher l’île de courir à sa perte. Après que les pots-de-vin ont été payés et les bulletins comptés, Mitra a devancé de peu Alvarez au siège de gouverneur, mais Reyes a perdu sa course au Congrès. L’alliance Alvarez-Hagedorn était en hausse. Les habitants de l’île en ont largement crédité – ou blâmé – Ortega.
En mai, Reyes est retourné à Coron, sa ville natale. S’il avait écouté la radio, il aurait pu entendre Ortega sur le puissant transmetteur d’Alvarez, implacable et vertueux, demander à ce que Reyes soit emprisonné. « Ce n’est pas l’argent de ta mère », disait Ortega lors de son émission du 17 janvier 2011. « Ce n’est pas ton argent. C’est notre argent. Alors n’utilise pas notre argent pour parier lors de combats de coqs, ou pour ravir les femmes avec lesquelles tu as une aventure. » Après quoi il se tourne vers Boy Bonoan : « Cet homme a-t-il des femmes ? » Oui, répond Bonoan, il a des femmes. « Est-ce que cet homme a des coqs ? » Oh que oui. « Alors, pourquoi ne va-t-il pas en prison ? » Et Bonoan de répondre : « C’est ce que tout le monde se demande, Doc. Il fait belle figure alors qu’il est en train de voler. » La campagne d’Ortega à la radio a terrifié sa famille. Tout le monde lui a demandé d’arrêter. Il s’en prenait à trop de personnes dangereuses : non seulement à Reyes, mais aussi aux bûcherons et aux mineurs. Personne ne pensait qu’Ortega était à l’abri. Un mois après l’élection, deux journalistes ont été tués la même semaine, à différents endroits du pays. L’année précédente, une milice privée avait enlevé et tué un groupe d’individus comprenant 32 journalistes sur l’île Mindanao. Patria Ortega a commencé à laisser traîner des articles sur les journalistes assassinés à l’intérieur de la maison. « Je lui ai dit : “Gerry, il est temps que tu arrêtes”, mais il n’écoutait pas », se souvient-elle. « Il m’a dit : “Quand ce sera mon tour, ce sera mon tour.” » Elle l’a supplié d’embaucher des gardes du corps, aussi a-t-il fait venir son cousin – un irresponsable, dit-elle, plus un « pote qu’un garde du corps ».
Le matin du 24 janvier, Ortega s’est rendu dans un magasin de rabais près de la clinique vétérinaire de son épouse, pour acheter une robe à l’une de ses filles. Il n’a pas vu le jeune homme tapi dans l’ombre, occupant une place vide de l’autre côté de la rue, un t-shirt enroulé autour de son visage. Il ne s’est pas retourné quand l’homme s’est frayé un chemin à travers les pousse-pousse motorisés aux couleurs vives qui envahissaient la rue, a levé son arme et l’a abattu d’une balle derrière la tête. Ortega s’est effondré sur le sol en béton et le tueur à gages s’est enfui, esquivant les voitures alors qu’il entamait un sprint sur l’autoroute nord de Palawan.
Les chiens d’Hagedorn
Quand Ortega a été assassiné, Elgin Damasco vivait sur l’île Mindanao, où il travaillait en tant que manager pour une station locale affiliée au réseau Radio Mindanao, appartenant à la famille Alvarez. Damasco était un fidèle à l’entreprise. Il avait débuté en tant que reporter bénévole alors qu’il était encore au lycée et avait gravi les échelons jusqu’à devenir directeur des nouvelles, puis DJ, et enfin présentateur de ses propres émissions. Après la mort d’Ortega, Alvarez a offert une promotion à Damasco : la direction de la station de Puerto Princesa, où travaillait Ortega. Damasco est arrivé alors que l’île était encore sous le choc du meurtre. L’affaire aurait dû se terminer, comme tant d’autres, par la fuite du tueur à gages, mais celui-ci est tombé sur deux policiers. Dans le cadre d’un interrogatoire, il a donné le chef du gang de tueurs, qui a avoué à son tour avoir été engagé par Reyes. Alvarez et Hagedorn ont tout fait pour que l’affaire ne soit pas étouffée. Hagedorn est allé jusque sur l’île Luçon avec la police nationale pour escorter personnellement le chef du gang de tueurs jusqu’à Palawan. Alvarez a pris en charge les frais de subsistance de la famille Ortega. Et les deux hommes ont aidé à financer les avocats privés qui ont fini par convaincre une cour de justice régionale de délivrer un mandat d’arrêt contre Reyes.
Après les élections, Damasco en a eu marre de suivre les ordres d’Alvarez.
Avant le dépôt du mandat, Reyes et son frère ont pris l’avion pour Manille où ils ont disparu en 2012, ce qui n’a pas aidé leur faction à conserver le pouvoir. C’était au tour de Damasco de poursuivre le chemin tracé par Ortega. Et bien évidemment, la musique de Hawaï, police d’État ouvre aussi l’émission de Damasco. Mais les deux hommes ont une approche différente. Alors qu’Ortega représentait un mélange entre un commissaire-priseur et un prédicateur, Damasco donne plus l’impression d’être un commentateur sportif, lisant les rapports de police comme s’il s’agissait du résumé détaillé d’un match de foot. Quand Ortega, disposé à faire des compromis, essayait d’obtenir des faits véridiques, Damasco a la réputation de jouer vite et de perdre souvent contre la vérité. Il n’a pas le sens de l’humour d’Ortega. Son ton va droit au but, il est souvent brutal, et il s’adresse particulièrement à ceux qui sont déjà convertis. Pourtant, c’est Damasco qui a participé à la victoire d’Alvarez lors de sa deuxième campagne. Lors de la période précédant les élections gouvernementales de 2013, alors qu’Alvarez faisait sa tournée pour balayer les dernières factions de Reyes encore au pouvoir, Damasco chantait les louanges d’Alvarez et de son allié Hagedorn. Il vantait tout ce qu’ils avaient déjà accompli pour éliminer la corruption de l’île, tout ce qu’ils avaient fait pour la famille Ortega, et l’importance pour Palawan de terminer le travail commencé par Doc Gerry.
Dans le vide créé par le départ précipité de Reyes, des rumeurs se sont répandues. Il était impossible de ne pas se rendre compte que la mort d’Ortega avait profité à un homme en particulier : Jose Alvarez, qui avait perdu un présentateur mais gagné un martyre. Au sein de la culture politique insulaire, obsédée par les théories conspirationnistes, beaucoup n’ont pas hésité à passer à l’étape suivante : Alvarez, ou bien Hagedorn, avait commandité la mort d’Ortega, utilisant le présentateur comme « agneau sacrificiel » pour détruire la dynastie Reyes et prendre le contrôle de l’île. (Qu’aucune preuve n’indiquait qu’Alvarez ou Hagedorn était impliqué dans la mort d’Ortega n’a pas arrêté les spéculateurs.) Lors des élections, Alvarez a battu Mitra, avec 70 % des voix. Ceux qui savaient comment Alvarez dirigeait ses entreprises n’ont pas été étonnés de constater qu’il est devenu un gouverneur autoritaire. Alors qu’il s’était présenté comme défenseur de l’environnement lors de sa campagne, il a approuvé la construction d’une centrale de charbon dans la ville natale d’Ortega. Lorsque les étudiants d’une université toute proche ont protesté, il leur a retiré leur bourse. Les institutions politiques de l’île se sont remplis de membres de sa famille. Sa fille est la maire de San Vicente, son frère se présente au poste de maire d’El Nido, et son neveu est membre du Congrès. Pour couronner le tout, en dépit de ses déclarations publiques, il a arrêté de payer les avocats qui gardaient l’affaire Ortega ouverte.
Le joug d’Alvarez s’est également fait ressentir dans l’ancienne station de radio d’Ortega. Il a envoyé des textos indiquant aux présentateurs à qui il fallait s’en prendre, et il a empêché les entretiens accordés à certains porte-paroles des campagnes adverses. Après les élections, Damasco en a eu marre de suivre les ordres d’Alvarez. Il a présenté des excuses et a démissionné sans bruit, avant de se rendre dans une station située de l’autre côté de la ville où il a acheté son propre temps d’antenne. Il serait blocktimer, comme Ortega.
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Pendant longtemps, une photo de Gerry Ortega, main sur le cœur, a été exposée sur un panneau d’affichage délavé, face à la route qui sort de Puerto Princesa. En tagalog, des lettres majuscules imposantes réclamaient : JUSTICE POUR DOC GERRY. « Je me demande parfois si son travail en valait vraiment la peine », me confie Patria Ortega. « Pour lui probablement, en tant que personne. Il est au paradis, et les gens se souviennent de lui comme d’un héros. Mais il n’a pas été la seule victime, sa famille aussi a été touchée. » Puis en septembre 2015, Patria a appris une nouvelle qu’elle n’aurait jamais osé espérer. La police thaïlandaise a arrêté Joel Reyes et son frère sur l’île de Phuket. Ils ont été extradés et sont dans l’attente de leur jugement dans une prison de Puerto Princesa. Même s’il n’y a pas de précédent (aucun homme politique n’a jamais été reconnu coupable d’avoir ordonné le meurtre d’un journaliste), il n’est pas évident de voir quelle différence cela ferait si jamais ils étaient jugés coupables. Depuis leur cellule, les frères Reyes ont soumis une application pour se présenter au postes de maire et maire adjoint de Coron. Les Philippins aiment dire qu’en politique, il n’y a pas d’amis permanents, seulement des intérêts permanents, et que l’alliance entre Alvarez et Hagedorn n’a pas duré. Fin 2014, quand Hagedorn a lancé un rappel de campagne pour remplacer le maire de Puerto Princesa, Alvarez s’est placé du côté du maire en place. Pour beaucoup, il s’agissait d’une tentative d’Alvarez visant à tenir Hagedorn éloigné du pouvoir pour consolider le sien.
Damasco s’est lancé dans une campagne alors que les tensions se ravivaient l’hiver dernier, attaquant Hagedorn et sa famille. Il aime dire que c’est le genre de choses qu’Ortega aurait fait. Mais Damasco n’est pas indépendant. Bien qu’il ne travaille plus pour la station d’Alvarez, il utilise encore le transmetteur, et c’est Alvarez qui lui a assigné des gardes du corps issus de la police provinciale. Damasco ne pouvait pas risquer de s’aliéner Alvarez. C’est pourquoi tous les jours il part en croisade contre « les chiens d’Hagedorn », en se battant pour le changement que mérite Palawan.
Traduit de l’anglais par Ludivine Halé et Nicolas Prouillac, d’après l’article « Dead Air », paru dans California Sunday Magazine. Couverture : Vue aérienne d’El Nido, dans la province philippine de Palawan.