Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Nicolas Prouillac au cours d’un entretien avec Roger Linn. Les mots qui suivent sont les siens.
Inventer la boîte à rythmes
En 1979, j’ai créé la LM-1, la première boîte à rythmes programmable. À l’époque, j’étais guitariste et auteur-compositeur. J’étais également ingénieur du son et je travaillais dans la production musicale. Je n’ai pas reçu d’enseignement académique en matière de technologie, mais j’étais extrêmement intéressé par ce champ de connaissance. J’ai lu un nombre incalculable de livres sur le sujet et j’avais les mains dans l’électronique depuis tout jeune. Plus tard, j’ai naturellement fait coïncider ces deux passions en créant des instruments de musique électroniques.
Mon père a joué un rôle considérable dans ma passion pour la musique. Il était professeur de théorie musicale et de composition à l’université de Californie du Sud, et il m’encourageait à approfondir mon intérêt pour la technologie. Beaucoup moins à poursuivre mes travaux de composition, car je jouais de la musique pop, un style relativement éloigné de ses préoccupations universitaires. Mais ne lui en déplaise, j’étais guitariste. Et pour les guitaristes, l’électronique jouait un rôle majeur depuis les années 1950, et tout particulièrement dans les années 1960 où l’on a commencé à vendre massivement des pédales aux effets variés, de la wah-wah à la pédale fuzz. J’en possédais quelques-unes, et lorsque j’étais adolescent je passais mon temps à les modifier. Aujourd’hui, on appelle cette pratique le circuit-bending. Je l’appliquais donc à mes pédales, mettant à profit le peu de connaissances que j’avais à l’époque en matière d’électronique pour tenter de les faire sonner différemment, voire mieux. La LM-1, pour faire simple, comportait deux innovations majeures : l’utilisation d’échantillons de sons de batterie, ce qui n’existait pas auparavant, ainsi que l’intégration d’un ordinateur à la boîte à rythmes. Ce n’était pas la première fois qu’on faisait une telle chose, mais la plupart des gens tenait le système d’exploitation que j’avais créé pour être novateur et très utile. C’était du jamais vu : ma boîte à rythmes incluait des fonctions telles que la correction du timing (ou quantification) et le swing.
Pour la petite histoire, mon premier prototype de boîte à rythmes utilisait un écran d’ordinateur, et j’ai voulu le faire essayer à Stevie Wonder. Évidemment, Stevie est aveugle, mais c’est un homme extrêmement fier et il désirait malgré tout comprendre comment utiliser mon invention. Ne pouvant pas voir l’écran, ils comptait les touches pour jouer, et c’est là que j’ai eu une révélation : il s’agissait d’un instrument à part entière, et il aurait été idiot de contraindre quelqu’un à s’asseoir devant un écran d’ordinateur pour jouer de la musique. Je suis donc rentré chez moi fermement décidé à plancher sur un système de programmation en temps réel. J’ai développé un logiciel à partir de cette idée, mais les erreurs de timing n’en facilitaient pas l’utilisation. J’ai donc créé un autre programme permettant de définir le temps et la quantification. Cela n’avait jamais été fait auparavant. Après de nouveaux tests, j’ai réalisé que lorsque le timing était corrigé, il n’y avait plus d’erreurs mais le rendu était très rigide. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à intégrer des éléments de timing qui rendraient les beats plus humains, et l’un de ces éléments était le swing. L’effet produit par des doubles-croches parfaites et des doubles-croches avec swing est totalement différent. C’est le spectre des possibilités entre ces deux pôles qui font qu’un rythme peut sonner de façon plus ample, plus humaine. Je crois que c’est la conjonction des fonctions de quantification et de swing, ainsi que la possibilité de faire tourner un rythme en boucle – là encore un inédit pour l’époque – qui a fait que les gens ont tant aimé ma création. J’ai travaillé seul sur la conception du prototype : j’ai fabriqué le circuit imprimé, développé le logiciel, conçu le boîtier en bois pour l’accueillir… Mais lorsque je me suis rendu compte de la demande créée par le produit, il m’a fallu de l’aide. Je me suis donc entouré d’amis musiciens qui avaient eux aussi des connaissances en matière d’électronique. Nous nous sommes enfermés dans une pièce de ma maison transformée en atelier de production pour assembler les pièces, les tester et donner naissance à l’appareil final. À l’époque, la plupart des musiciens jouaient d’instruments de musique classiques, acoustiques ou électro-acoustiques. La guitare électrique était très populaire, les claviéristes jouaient sur des pianos électriques de type Fender Rhodes, d’autres sur des Wurlitzer. La guitare basse marchait aussi très bien, ainsi que d’autres instruments tels que l’orgue Hammond. Il y avait aussi beaucoup d’électronique, notamment grâce aux pédales d’effets. Les choses se sont accélérées à la fin des années 1970, et certains inventeurs ont commencé à intégrer des ordinateurs dans les claviers. Dave Smith, par exemple – qui est aujourd’hui à la tête de Dave Smith Instruments et possédait à l’époque une petite société baptisée Sequential Circuits –, a intégré un petit ordinateur dans un clavier qu’il a appelé le Prophet-5. Je crois me souvenir qu’il est sorti en 1977, nous étions donc au tout début de cette nouvelle vague. Pour ma part, j’ai choisi de me concentrer sur la boîte à rythmes, car en tant que musicien la batterie est pour moi ce qu’il y a de plus difficile à jouer lors d’un enregistrement. C’est amusant, car de grands artistes comme Prince, Madonna ou Michael Jackson ont contribué au succès de la LM-1. Elle était certes populaire, mais elle était aussi très chère. Chaque exemplaire était vendu 5 000 dollars, ce qui représentait davantage en 1979 qu’aujourd’hui. La LM-1 a été utilisée sur de nombreux albums qui ont cartonné, et cela donnait l’impression que tout le monde se l’arrachait. Mais en vérité, nous n’en avons vendu que cinq cents exemplaires, tous entre les mains de grandes stars.
Peu de temps après la faillite de ma société, en 1986, j’ai été contacté par Akai.
Après la LM-1, il y a eu la LM-2, qui a connu un plus grand succès : nous en avons vendu 5 000 unités. Puis j’ai créé la Linn 9000, car je voulais me lancer dans le séquençage. Il s’agissait d’une boîte à rythmes dotée d’une fonction d’échantillonnage et de synchronisation de bandes – un procédé encore utilisé à l’époque – avec un séquenceur intégré. Un projet pour le moins ambitieux. Peut-être cette invention était-elle trop en avance sur son temps et la technologie dont nous disposions à l’époque. Elle était peu stable, nous avions du mal à faire fonctionner parfaitement sa mécanique complexe, et les factures ont commencé à s’empiler. Au même moment, des sociétés concurrentes ont commencé à sortir des produits moins coûteux qui disposaient de toutes les fonctions de sampling. C’est devenu rapidement intenable, nous n’avions plus assez d’argent pour payer les factures et la compagnie a mis la clé sous la porte. Sept ans après la création de la LM-1, je déposais le bilan.
Akai et la MPC
Peu de temps après la faillite de ma société, en 1986, j’ai été contacté par Akai. Ils venaient de créer un nouveau département consacré à la conception d’instruments de musique, géré par la branche de la compagnie qui fabriquait des magnétophones, des chaînes stéréo et j’en passe. Ils avaient besoin de produits novateurs, et donc de gens créatifs pour apporter de nouvelles idées. C’était une aubaine pour moi, je travaillais de chez moi et me concentrais sur la création de ces nouveaux produits, puis nous discutions de tous les autres aspects : la fabrication, le budget, les ventes, le marketing… ce qui m’allait très bien, car je ne tenais pas à m’en occuper moi-même. Les fonctions de la MPC60 (Music Production Center) sont quasiment identiques à celles de la Linn 9000, qui avait été mise en vente en 1984. Mon travail avec la MPC60 a donc été principalement d’affiner ces fonctionnalités en disposant du soutien financier d’Akai et de leurs installations de fabrication. Il m’a été possible d’intégrer à la MPC60 des fonctions héritées de la Linn 9000, minutieusement repensées, tout en proposant un produit à moindre coût et doté de plus de fonctionnalités. Mais les innovations qui fondent la MPC60, sortie en 1988, étaient apparues quatre ans auparavant avec la Linn 9000. Si l’on considère simplement la vélocité et la sensibilité des pads, les caractéristiques des deux machines sont très proches. C’est surtout une question de forme et de finesse. Avec la MPC, nous visions clairement un public de musiciens – qu’importe le style dans lequel ils officiaient – qui désiraient construire leur musique autour de la rythmique. La MPC étant une boîte à rythmes doté d’un échantillonneur, d’un séquenceur musical et de pads pouvant être utilisés en lieu et place d’un clavier externe, elle permettait aux musiciens d’élaborer un beat et de créer leur musique autour de cette séquence rythmique. Elle a connu un succès fou dans le milieu hip hop, mais à l’époque je n’étais même pas au fait de son existence et ce n’était pas le public ciblé. La MPC a été une véritable révolution dans le rap. À l’époque, le terme « hip hop » désignait plus volontiers la culture évoluant autour de la musique. Paradoxalement, je travaillais tellement que je n’avais pas le temps de m’intéresser aux dernières évolutions musicales. Mais quoi qu’il en soit, ce phénomène m’a grandement surpris, et ce qui m’a surpris plus encore, c’est que les gens voulaient utiliser la MPC60 pour sampler autre chose que des sons de batterie. J’étais notamment frappé par le fait qu’ils samplaient des boucles d’enregistrements musicaux entiers. En 1988, lorsque la MPC est sortie, je n’imaginais pas un seul instant avoir un tel impact sur un courant musical, et je n’imaginais pas qu’un jour un artiste tel qu’araabMUZIK pourrait utiliser mon invention de cette manière. Je suis très heureux que ce soit le cas. Cela provoque en moi le même sentiment qu’un fabricant de peinture de qualité, qui n’est pas lui-même un grand peintre mais permet à de grands artistes de réaliser des œuvres remarquables à partir de ses créations. C’est un sentiment grisant.
Je n’ai réalisé que trois produits en collaboration avec Akai : la MPC60, son deuxième modèle et la MPC3000. Leurs fonctions, leur système d’exploitation ainsi que leur interface humaine sont quasiment identiques. La seule différence majeure, concernant la MPC3000, est qu’elle intégrait une technologie plus pointue, un ordinateur plus puissant, davantage de beats et de mémoires en tous genres. Avec la MPC60 II, en revanche, il n’y avait aucune différence. Akai voulait faire des économies, ils se sont donc contentés de remplacer le coffret original par du plastique à bas coût. Ah si, il y avait une prise casque, ce dont je ne voyais pas l’utilité. Mais ça n’a pas semblé les déranger. Naturellement, les choses ont fini par aller de travers avec Akai. Le coup classique. À mon arrivée, avant qu’ils ne disposent d’un produit en dur, ils se sont montrés extrêmement aimables, de vrais agneaux, ils prêtaient une attention extraordinaire à la moindre de mes idées. Mais une fois qu’ils ont eu le produit, ils ont voulu m’éjecter de l’accord. Ils ont commencé à avoir du retard dans leurs paiements, de plus en plus, et puis ils ont simplement coupé toute communication entre nous. Enfin ils m’ont informé du fait qu’ils allaient lancer la conception d’une nouvelle machine – en tous points semblables à la mienne –, mais qu’ils allaient développer un logiciel à partir de zéro, aussi n’auraient-ils plus besoin de me payer. J’ai fait appel à un avocat et je leur ai rappelé que mon contrat ne m’attribuait pas simplement la paternité du logiciel, mais aussi des idées de conception. Ils ont eu beau se tordre comme des anguilles et tenter tous les coups de vice possibles pour garder leur argent, ils ont fini par perdre et ont dû me verser ce qu’ils me devaient. Malgré cet épisode, lorsque la compagnie a été rachetée par l’Américain Jack O’Donnell, le propriétaire de Numark, ce dernier s’est montré encore plus mauvais joueur. Je me suis renseigné sur lui et ce type traînait une si mauvaise réputation dans le milieu que j’ai décidé d’abandonner la partie. Je ne me voyais pas entamer un combat judiciaire qui s’étalerait sur des décennies. Mais c’est un sale type, c’est officiel, tout le monde vous le dira. Jack O’Donnell est son nom.
Roger Linn Design
J’ai créé ma compagnie Roger Linn Design au cours des années 1990. Au départ, je l’ai simplement fait car je tenais à développer une mise à jour du logiciel de la MPC60 originale, afin de montrer mon soutien à ses utilisateurs, qu’Akai avait abandonnés. Plus tard, en tant que guitariste, je me suis mis à l’élaboration de l’AdrenaLinn, que j’ai lancée en 2001. C’était le premier grand produit signé Roger Linn Design. C’est en quelque sorte un synthétiseur modulaire intégré à un pédalier, conçu pour les guitaristes et très simple à opérer. L’AdrenaLinn inclue les fonctions d’un synthétiseur modulaire, mais votre guitare en devient l’oscillateur. Elle comprend différents types de filtres, des suiveurs, des lecteurs d’enveloppe et j’en passe : tout ce que vous pouvez attendre d’un synthétiseur modulaire traditionnel. Mais le tout est contenu dans un simple pédalier pour un guitariste. L’AdrenaLinn est devenue populaire à son tour, et des artistes comme John Mayer ou Green Day l’utilisent, la liste est longue. C’était ce qui me passionnait à l’époque. Ce n’est pas que je me suis lassé des boîtes à rythmes, mais il est extrêmement ennuyeux pour une personne créative de répéter sans arrêt les mêmes choses. J’apprécie toujours les boîtes à rythmes et j’ai encore quelques idées en tête pour les améliorer, mais je déborde d’idées en règle générale. Si vous êtes un artiste et qu’une personne vous ordonne de vous borner à jouer encore et encore un seul hit pour le restant de vos jours, vous tomberez immanquablement en dépression. Il faut comprendre que j’ai eu mes premières idées en la matière il y a plus de trente ans, et ça ne m’amuse plus autant aujourd’hui.
Je suis tout de même revenu à ces premières amours en 2011, en lançant la Tempest en collaboration avec mon ami Dave Smith. La différence majeure, du moins la plus évidente, entre cet instrument et les boîtes à rythmes traditionnelles, c’est que la Tempest utilise la synthèse analogique. Ce procédé est très populaire de nos jours car il offre un son très chaud, et de très nombreux artistes s’en servent, car il est extrêmement simple de créer des sons en y recourant. Je connais Dave depuis de nombreuses années, et sa spécialité étant justement la synthèse analogique, il était naturel que de notre union naisse une boîte à rythmes à synthèse analogique. Bien sûr, la Tempest est davantage qu’une boîte à rythmes analogique. Beaucoup de gens auraient voulu que je crée une autre MPC60, mais à la vérité, la musique a évolué. Tout comme la MPC. C’était une excellente machine, quelle que soit sa version, mais elle n’était pas l’instrument de musique live idéal. La Tempest, elle, a précisément été conçue dans ce but. C’est en définitive un instrument de haute qualité à disposition des utilisateurs de boîtes à rythmes, pensé pour le live et la performance en temps réel. Tout ce que vous faites (créer, arranger, modifier des beats) se passe en temps réel, sans arrêter le rythme, tandis qu’avec la MPC il fallait l’interrompre dès que vous vouliez apporter la moindre modification. La performance est une dimension cruciale de la musique aujourd’hui, et nous avons pris cet aspect en compte. Pour revenir à mon analogie avec la peinture, il est infiniment plus gratifiant aujourd’hui de voir un artiste réaliser son œuvre sous vos yeux plutôt que de découvrir le travail fini dans un musée. Et la Tempest permet de faire évoluer la création en temps réel.
Le son du futur
Mais venons-en enfin au LinnStrument. Le concept au cœur du LinnStrument est de résoudre un problème de taille. Ce problème, c’est que les musiciens contemporains jouent leur musique au moyen d’appareils de saisie de données. Ils jouent de la musique avec des interrupteurs, des touches, des boutons et des curseurs. Mais ces choses n’ont pas été inventées pour la musique, elles ont été inventées afin que les secrétaires puissent entrer des données dans des ordinateurs. De ce fait, personne ne peut faire réellement vibrer un instrument électronique comportant des interrupteurs, des boutons et des curseurs. Personne ne peut glisser d’une note à l’autre. Personne ne peut faire ce qu’un instrument acoustique vous permet, à l’instar d’un violon, d’une flûte ou d’un saxophone. Ces gestes vous sont interdits. Par conséquent, toute une génération de musiciens peinent à devenir des virtuoses car les instruments qu’ils utilisent ne le leur permettent pas. De nos jours, deux possibilités s’offrent à un jeune musicien : s’il veut devenir un virtuose, il doit reculer d’un millénaire et jouer d’un instrument acoustique ; mais s’il veut continuer à se servir d’un ordinateur, comme il le fait dans tous les autres moments de son existence, il lui faut faire une croix sur son rêve de devenir un grand musicien. Tout ce qu’il peut faire, c’est actionner des boutons. Prenons plutôt un exemple. Vous voyez ce qu’est un clavier MIDI ? Bien. Un clavier MIDI se résume à une collection de soixante-et-un boutons. C’est là tout ce que vous pouvez faire : décider d’actionner un bouton, qui ressentira l’intensité de votre pression et la répercutera sur le son, puis le relâcher afin de l’éteindre. Dites à présent à un violoniste que tout ce qu’il peut faire revient à déclencher un son spécifique et choisir de le couper. Il ne sonnera plus pareil. Il sonnera comme un clavier MIDI jouant un sample de violon. Je me suis toujours préoccupé de l’amélioration des interfaces humaines en matière de musique. C’est pour cette raison qu’en 1984, avec la Linn 9000, j’ai créé la première touche sensible, les premiers drums pads répondant à la vitesse et à l’intensité de la pression. Mais la technologie d’alors était laborieuse et j’ai dû patienter plusieurs années avant d’y réussir. Ce qu’il y a de différent avec le LinnStrument, c’est qu’il répond non seulement à la pression et à la vitesse, mais également à la façon dont vous bougez vos doigts, de gauche à droite et d’avant en arrière. Quelle était alors la manière la plus efficace d’utiliser cette fonction ? C’était de concentrer trois aspects du son d’un instrument en un seul : la pression contrôle la puissance de la note, les mouvements de gauche à droite contrôlent sa tonalité, et les mouvements d’avant en arrière contrôlent le tempo. Par exemple, si vous souhaitez reproduire le son d’un violon, la pression de vos doigts sera pareille à celle de l’archet, les mouvements de gauche à droite correspondront aux variations de ton telles que le vibrato, et les mouvements d’avant en arrière décideront du timbre, selon que vous jouiez plus près du chevalet ou du manche d’un violon. Il en va de même pour n’importe quel instrument du passé, selon que vous vouliez recréer le son d’une guitare ou d’un saxophone. Mais le plus beau, c’est que vous pouvez faire appel à la synthèse, qui existe aujourd’hui sous des formes multiples et sublimes. Ce panel de sons de synthétiseurs est disponible, mais il vous est enfin permis de les rendre expressifs. J’ajouterai que si vous tendez l’oreille aux chansons modernes les plus populaires, elles ne comportent la plupart du temps pas de solos. Si vous écoutez du jazz, du vieux rock, du metal, de la country… il y a des solos. Il est précieux pour les auditeurs de pouvoir écouter un musicien s’exprimer de cette façon. S’ils sont si souvent absents, c’est qu’ il n’existe plus d’instruments contemporains qui permettent de développer une virtuosité telle qu’elle vaut d’être incorporée à l’enregistrement.
Notre époque une période de transition entre l’âge des instruments acoustiques et celui des instruments électroniques.
Je pense que les historiens qui étudieront notre époque, dans cinquante ou cent ans, la considéreront comme une période de transition entre l’âge des instruments acoustiques et celui des instruments électroniques. Ils diront alors : « L’horrible vérité est que durant cette transition, l’interface humaine n’avait pas encore été inventée. Les gens utilisaient alors des appareils de saisie de données créés pour les secrétaires afin de jouer de la musique. » Ils se moqueront bien de nous. Sur le LinnStrument, les notes sont disposées sur une grille. Si vous y réfléchissez, vous verrez que n’importe quel instrument à cordes se résume à une grille. Chaque colonne est une série de demi-tons, et les différentes colonnes sont accordées d’une manière particulière. Le LinnStrument comporte des colonnes et des couleurs, de la même manière que les cordes d’un instrument acoustique. On peut considérer le LinnStrument comme un clavier électronique dont les notes seraient disposées comme sur un instrument à cordes. Il doit sa forme au fait qu’il est bien plus facile d’être précis avec un instrument de musique dès lors qu’il est optimisé pour le corps humain plutôt que pour les besoins du son qu’il génère. Prenons l’exemple du violon. En jouer pose de nombreux problèmes : tout d’abord, il me faut le tenir entre le menton et l’épaule, ce qui n’est pas confortable. De plus, si je désire jouer ses superbes hautes notes, la touche doit être toute petite car les notes sont trop proches les unes des autres. Enfin, du fait de la petitesse du corps de l’instrument, les notes s’évanouissent si rapidement qu’il me faut les frotter continuellement avec du crin de cheval pour les prolonger ! C’est là une bien médiocre interface humaine… Avec le LinnStrument, chaque note a la taille d’un doigt, il est optimisé pour le corps humain. La surface est douce afin qu’elle ne blesse pas les doigts comme lorsqu’on presse une corde en nylon. Voilà pour l’interface humaine. Ensuite vient la technologie. Rappelons-nous du violon, si difficile à jouer du fait du rapprochement des notes entre elles. Il a un autre souci : le manche ne comporte pas de fret. Ainsi, 99 % du temps, vous désirez jouer de la musique sur une échelle chromatique, mais le violon requiert des années et des années de pratique afin que vous appreniez où presser la note à son exact emplacement sur le manche. Et plus vous jouez haut, plus il est difficile d’être juste car les notes se rapprochent dangereusement.
Sur le Linnstrument, vous pouvez obtenir le son d’un violon, à ceci près que chaque note est séparée de la suivante par 19 millimètres, l’écart moyen entre les doigts d’un être humain. Cet instrument offre le meilleur d’un instrument comportant des frets et de ceux qui n’en ont pas. Avec une guitare, je peux mettre mon doigt n’importe où entre deux frets et j’obtiendrai toujours le même ton. Mais je ne peux pas glisser continuellement entre les notes. Sur un violon en revanche, cela m’est possible mais je dois être extrêmement précis quant au positionnement du doigt. Tandis que le Linnstrument dispose de frets électroniques. Avant qu’on ne touche le panneau, les frets sont activés. Vous pouvez ainsi toucher n’importe quel endroit dans un espace de 19 millimètres et le rendu sera parfait. Mais dès que vous l’aurez touché, les frets seront désactivés et vous pourrez remuer le doigt pour obtenir un vibrato, ou bien glisser d’une note à l’autre sans avoir le besoin impérieux d’une extrême précision. Quant aux instruments à vent, prenez n’importe lequel d’entre eux. Les notes sont situées dans des endroits improbables, pour l’unique raison qu’elles doivent se trouver près du trou… Une fois de plus, l’humain est sacrifié au profit du son. Ce n’est pas le cas avec la synthèse, où le son peut être optimisé pour s’adapter au corps humain. Le son lui-même peut être optimisé selon vos désirs. Vous pouvez désormais obtenir n’importe quel son, les synthétiseurs contemporains sont proprement fabuleux. Mais ils manquaient cruellement d’une bonne interface humaine. C’est la raison de mon invention. Nous sommes à l’aube d’une révolution instrumentale, et le LinnStrument en fait partie.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer. Couverture : Roger Linn et sa MPC60, dans les années 1980.