Le nouveau monde
À l’aube de son 69e anniversaire, c’est d’un œil amusé que Craig Venter observe son double numérique se balancer d’un pied sur l’autre. Avec sa barbe blanche, son jeans et son t-shirt gris à col en V, l’avatar de Venter est la grande star d’une application pour iPad dont Scott Skellenger, responsable du service informatique, me fait la démonstration. L’archétype miniature de Venter peut même marcher, voire danser à la demande. Nous nous trouvons alors dans son imposant bureau de San Diego en compagnie de Heather, son épouse et agent de publicité. Avec humour, Venter m’explique qu’il voulait à l’origine pouvoir extraire le cœur de son avatar « à la manière aztèque », ou encore lui prélever le cerveau pour inspection… et introspection. Au lieu de cela, le mini-Venter qui gigote dans l’application est entouré d’options arrangées en un véritable système solaire : images en coupe du cerveau, connectivité et anatomie, artères intracrâniennes… J’étudie un scan de ses hanches et de sa colonne vertébrale puis inspecte l’intérieur de son crâne. Des couleurs mettent en avant les différentes sections de son cerveau et j’en distingue clairement les substances blanches et grises. « J’ai le cerveau d’un homme de 44 ans », me dit-il. Un autre tap sur l’écran et me voilà qui examine son génome – retraçant ses origines jusqu’au Royaume-Uni –, sa démarche et même ses empreintes de pieds, saisies pour la postérité par un sol intelligent. Craig Venter, le plus grand entrepreneur en biotechnologie de la planète, décomposé en format binaire.
Son dernier projet, Human Longevity, Inc., également appelé HLI, a pour mission de créer un avatar réaliste de chacun de ses clients – le premier groupe s’est vu baptiser « les voyageurs ». Il s’agit ensuite de leur offrir une interface personnalisée et conviviale qui leur permette de naviguer parmi les téraoctets de données médicales récoltées à propos de leurs gènes, de leurs corps et de leurs habilités. Grâce à HLI, Venter souhaite créer la plus grande base de données mondiale destinée à l’interprétation du code génétique, de manière à rendre les soins médicaux plus proactifs, préventifs et prédictifs. De telles données marquent le début d’un tournant décisif en médecine, tant au niveau du traitement que de la prévention. Pour Venter, cela ne fait aucun doute : nous sommes entrés dans l’ère numérique de la biologie, et il est le premier à embarquer dans cette aventure ultime vers la découverte de soi.
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Au tournant du nouveau millénaire, lors d’une cérémonie organisée à la Maison-Blanche à laquelle participaient le président Clinton et le Premier ministre anglais Tony Blair, Venter a dévoilé sa première ébauche du génome humain, une mosaïque d’ADN issue de trois femmes et deux hommes. S’en est suivie une course amèrement disputée entre sa compagnie, Celera, et le consortium international alimenté par des fonds publics, représenté à la télévision par le médecin généticien américain Francis S. Collins. Les deux parties présentaient ce que le président américain a qualifié comme étant la première enquête sur le génome humain, marquant par là même une étape capitale dans le domaine de la biologie à grande échelle. En cette journée caniculaire de juin 2000, on assistait alors à une brève suspension des hostilités concernant les méthodes et les résultats de chacun. Venter avait en effet accusé l’effort public d’être inefficace, fastidieux et intéressé ; en réponse, le consortium avait décrit Venter comme un personnage égocentrique qui ne cherchait qu’à faire sa propre publicité, à déposer un brevet sur le génome humain et, pendant un certain temps, à ne le rendre accessible qu’aux clients qui accepteraient de payer.
C’est bien la science qui en est sortie gagnante : cette compétition avait fait avancer la recherche sur le génome de plusieurs années. Par la suite, il est devenu évident que la plus grande contribution au génome de Venter est provenue de Venter lui-même et, quelques années plus tard, il est devenu le premier être humain capable de visualiser l’intégralité de son ADN, soit six milliards de nucléotides. « Marginal » et « controversé » sont parmi les adjectifs qui collent à la peau de Venter depuis le siècle dernier. Aujourd’hui, ses rivaux dans la course au génome préfèrent minimiser sa contribution à l’histoire plutôt que de continuer de l’attaquer et le présenter comme le bad boy de la biologie. Son nom n’est même pas évoqué dans un article paru récemment dans la revue Nature, intitulé « Projet génome humain : 25 ans d’une grande biologie ». Parmi les auteurs de cet article figurent Francis S. Collins, aujourd’hui directeur des Instituts nationaux de la santé américains, ainsi que Jim Watson, notoirement connu pour avoir découvert la structure en double hélice de l’ADN… et pour avoir un jour comparé Venter à un tyran. Et pourtant, l’article s’accompagne d’une photographie de source non identifiée montrant le laboratoire de Venter en 1994. Au fil des ans, Venter a fait peu de cas des critiques de ses détracteurs. Watson a enterré la hache de guerre, allant même jusqu’à visiter HLI en octobre dernier. Et si Venter admet être « attristé et contrarié » de se voir ainsi effacé de l’Histoire, il ajoute néanmoins qu’il n’y a « qu’en démissionnant que je leur aurais concédé la victoire ».
Pendant les 15 années qui ont suivi ce tollé génomique, Venter a continué de coécrire des articles pour de grandes revues scientifiques, traitant aussi bien des greffes de gènes que des innombrables séquences génétiques d’organismes marins microscopiques. Son laboratoire de séquençage de l’ADN est le premier du genre, et Venter s’est donné pour mission de révolutionner la médecine. « Je me moque bien de savoir comment on se souviendra de moi. » Dans son bureau de HLI, Venter me montre une photo d’un événement auquel il a récemment participé : un stade entier rempli de milliers de lycéens « passionnés de sciences et de médecine ». D’après Venter, il ne sera pas difficile de convaincre tous ces jeunes de l’importance de sa recherche, contrairement à ceux de la vieille école. Et pour cause : aujourd’hui, certains manuels expliquent comment il a grandement contribué au séquençage du génome humain, il y a maintenant 15 ans. Ses détracteurs lui reprochent souvent son arrogance. Pour avoir échangé ponctuellement avec lui pendant plus de vingt ans, je pense que Venter a tout à fait le droit de présumer de sa capacité à construire une entreprise biotech à partir de presque rien. Oui, il peut se montrer un peu trop viril. Oui, il démontre un irrespect total envers l’autorité et la bureaucratie. Et oui, il lui arrive de ne pas mâcher ses mots. Pourtant, au fil des ans, je l’ai trouvé le plus souvent affable et amusant. Plus on passe de temps en sa compagnie, plus sa complexité devient apparente. Dire qu’il est égocentrique serait trop réducteur : il sait ce qu’il veut et surtout, il sait comment motiver les troupes pour être sûr de l’obtenir.
Et si cette confiance en soi n’est pas inhabituelle parmi les riches Californiens, elle n’en demeure pas moins contagieuse. Lors d’une conférence de presse, Brad Perkins, chef du service médical de HLI, énumère les nombreux succès de Venter, du premier séquençage d’ADN d’un être vivant à la création de génomes synthétiques – Venter a laissé son empreinte dans ce qu’on qualifie aujourd’hui de « premier organisme synthétique au monde ». « Il n’a pas été payé pour dire tout cela, mais je m’assurerai qu’il le soit plus tard », me confie Venter en souriant. Sans la moindre note d’ironie, Perkins continue son discours en comparant Venter à un Christophe Colomb de la biologie parti à la conquête d’une terre inconnue et des données qui la composent pour « renverser le paradigme de la santé publique » et ainsi passer d’un système de soins ad hoc à un autre, plus proactif, de prévention. « Bienvenue dans le nouveau monde », annonce Perkins. HLI a soumis une analyse des 10 000 premiers génomes humains à publication, marquant une étape capitale dans le projet de Venter : un premier pas vers la création d’une base de données destinée non seulement à devenir la plus importante et la plus complète au niveau international, mais aussi à transformer les services de santé et apporter des réponses à l’une des plus anciennes questions au monde : peut-on combattre les ravages du vieillissement ?
Réécrire la vie
Une partie des citoyens américains ayant l’espérance de vie la plus longue réside en bord de mer, sur les collines de La Jolla, une commune huppée de San Diego. S’il existe un lieu où les habitants ont le plus de chances de vivre une longue et heureuse vie, c’est bien ici, le long de cette courbe du littoral pacifique. Au début des années 1950, la zone de Torrey Pines était réservée à la recherche et aux industries légères. C’est avec la venue de Jonas Salk, inventeur du premier vaccin sûr et efficace contre la polio, que la biotechnologie s’est implantée dans la région.
On y trouve aujourd’hui la plus forte concentration en institutions académiques et biotechniques au monde : le Salk Institute, bien sûr, mais également le Sanford Burnham Prebys Medical Discovery Institute, le Scripps Research Institute, ainsi que les laboratoires de recherche de grands groupes pharmaceutiques tels que Novartis, Pfizer, Celgene et Vertex. Selon Venter, « San Diego a toujours fourni un environnement très favorable à la recherche en biologie et en médecine ». D’ailleurs, il fut lui-même étudiant à l’université de Californie à San Diego, où il obtint un doctorat en biochimie « il y a très, très longtemps » (en 1975). Ce fut alors le début d’une remarquable odyssée scientifique, digne d’un conte de fées compte tenu de ses origines modestes : une enfance passée dans une banlieue ouvrière du sud de San Francisco, une courte carrière de surfeur et un déploiement au Viêt Nam pendant la guerre. Venter commença à bâtir sa réputation dans le domaine du séquençage de l’ADN en 1992 à Rockville, dans le Maryland, lorsqu’il créa The Institute of Genomic Research (TIGR, l’Institut de recherche génomique), un centre de recherche privé à but non lucratif. Le T majuscule était intentionnel : Venter voulait que son institut soit considéré comme un Tigr(e). Des nombreux succès du TIGR, on se souviendra surtout du premier séquençage complet de l’ADN d’un organisme vivant, la bactérie Haemophilus influenza, en 1995. À cette époque, Venter se trouvait dans un tel état de stress qu’il fut hospitalisé pour une péritonite due à une infection potentiellement mortelle.
En 1998, il fonda Celera Genomics, une entreprise financée par des fonds privés, ce qui lui attira les foudres de ses pairs œuvrant dans le public. Et pourtant, se défend-il encore aujourd’hui, Celera vendait ses informations aussi bien aux universitaires qu’aux grands groupes pharmaceutiques. Il se trouva alors en compétition avec quelques-unes des plus grandes institutions scientifiques au monde. Cette course folle le propulsa à la une des journaux en juin 2000, lorsque Celera dévoila son premier séquençage de génome humain – en même temps qu’un autre séquençage financé par le secteur public.
« Nous réécrivons le code génétique du cochon pour faire progresser les greffes d’organes » — Craig Venter
« Tout le monde parle de coopération scientifique, mais cette notion, c’est moi qui l’ai inventée, avec les meilleures équipes au monde. Les mathématiciens, les développeurs de logiciels, les ingénieurs en informatique et ceux qui ont conçu l’appareil de séquençage, les spécialistes du cloud et de machine learning, les généticiens, les biologistes… Tous travaillent ensemble, avec un objectif commun. » Dès qu’il s’agit de sa capacité à diriger et vendre des idées, Venter ne fait preuve d’aucune once de modestie. Selon lui, tous les spécialistes en génomique veulent que ce domaine soit intégré à la médecine. Lorsqu’il a fallu déterminer où cette fusion aurait lieu, et ainsi finir le travail commencé avec Celera, Venter et son épouse ont décidé de retourner sur la côte ouest des États-Unis. Le choix était facile : à San Diego, on travaille dur, puis « on va prendre des cocktails sur la plage ». Il se sont installés en 2007 sur le flanc d’une colline escarpée, dans une maison en L recouverte de stuc couleur crème et dont les larges baies vitrées offrent une vue imprenable sur le Pacifique. C’est dans cette même bâtisse à trois étages qu’ils se sont mariés l’année suivante.
Aujourd’hui en rénovation, on peut y admirer des modèles réduits de navires en bois, une collection d’œuvres d’art ainsi qu’une salle remplie de « joujoux » où l’on trouve entre autres des voitures, des motos et des planches de surf. En haut des falaises surplombant les plages de La Jolla, sur un morceau de terrain appartenant à l’université, Venter a installé le campus de son établissement à but non lucratif : le J. Craig Venter Institute, un laboratoire au bilan carbone neutre qui fonctionne à l’énergie solaire et récolte les eaux de pluie. Construit en ciment et en cèdre d’Espagne, le bâtiment n’est pas sans évoquer la forme d’un navire, en hommage à la passion de Venter pour la voile. L’entrepreneur y a bien sûr un énième bureau au deuxième étage dans lequel sont exposés ses diplômes et ses médailles, aux côtés d’une moto ancienne et, entre autres, d’une maquette de son cerveau. Venter a également créé Synthetic Genomics, qui occupe désormais plusieurs petits immeubles à flanc de colline, le long de la route North Torrey Pines. Cette entreprise a pour mission de comprendre les principes fondamentaux de la vie et de les réécrire pour créer de nouveaux organismes capables de produire du pétrole, des produits chimiques et des médicaments. À l’origine, les chercheurs de Synthetic Genomics s’intéressaient aux cellules simples présentes dans les bactéries. Ils se concentrent désormais sur les cellules plus complexes des êtres humains et cherchent également à transformer des organes de cochon pour les rendre compatibles avec l’homme. « Nous réécrivons le code génétique du cochon pour faire progresser les greffes d’organes », précise Venter. Ils espèrent que ces cochons seront prêts en 2020.
C’est pour faire la synthèse de tous ces différents programmes que Venter a fondé HLI avec Robert Hariri, grand pionnier de la recherche sur les cellules-souches, et Peter Diamandis, entrepreneur dans le secteur de la technologie et qui a notamment érigé la Fondation X PRIZE. Venter conçoit HLI comme une version de Celera sous stéroïdes qui occupe aujourd’hui plus de 5 000 mètres carrés à San Diego et 2 000 mètres carrés supplémentaires du côté de Torrey Pines, le long d’une grande artère surnommée « la route de la guérison ». « L’idée derrière tout ça, c’est d’identifier le risque, puis de le modifier pour que vous soyez en bonne santé sur de plus longues périodes », explique Thomas Casey, professeur en génétique humaine et moléculaire au Baylor College of Medicine de Houston, au Texas, et membre du comité consultatif de HLI. « C’est aussi ce que les patients veulent : gagner quelques années, certes, mais surtout que ces années gagnées soient de bonne qualité. » HLI a commencé à emmagasiner des codes génétiques humains en séquençant de l’ADN pour des partenaires qui avaient besoin d’alimenter leurs propres recherches. Tim Spector, du King’s College de Londres, est l’un d’entre eux : il tient un registre de données sur 11 000 jumeaux. « Lorsqu’on passe un peu de temps seul avec Venter, on finit par comprendre qu’il est très différent de l’image qu’il donne aux médias – plus calme, moins sauvage », raconte Spector. Il se souvient encore de l’offre faite par Venter : j’ai une super technologie, vous avez de super phénotypes (des données sur l’anatomie, la physiologie et le comportement des patients)… et si on les combinait ?
HLI a séquencé l’ADN de près de 2 000 individus pour Spector et mené d’autres analyses. Un partenariat a également été mis en place avec Discovery, une mutuelle de santé installée à Sandton en Afrique du Sud, pour séquencer l’ADN de ses clients résidant là-bas ainsi qu’au Royaume-Uni. En prime, ce partenariat viendra enrichir les données mondiales pour la recherche sur l’ADN en y ajoutant du matériel génétique issu d’Afrique. Et ce n’est là qu’une fraction de ce que Venter espère voir devenir la plus grande base de données en phénotypes et génotypes au monde. Cependant, lorsqu’il s’agit de rallonger l’espérance de vie, HLI se heurte à une sérieuse concurrence, notamment au travers d’entreprises telles que Calico, soutenue par Google.
Une vie décodée
Si Venter souhaite à tout prix comprendre les mécanismes à l’origine de la vie, c’est que, paradoxalement, il a un jour souhaité mettre fin à la sienne. Il raconte sa tentative de suicide dans son autobiographie, A Life Decoded. Il y a même fait allusion en juin 2000, lors d’un discours donné à la Maison-Blanche. En présence du président Clinton, Venter a raconté comment « il y a maintenant trente-trois ans, je n’étais qu’un jeune homme qui servait dans le corps médical au Viêt Nam et j’ai découvert par moi-même combien les fils qui nous raccrochent à la vie sont ténus. C’est cette expérience qui m’a donné envie de comprendre comment les milliards de cellules qui constituent notre organisme interagissent entre elles pour créer et préserver la vie. » Originaire de la baie de San Francisco, Venter était un adolescent rebelle et indiscipliné. Inscrit au lycée Mills High School de Millbrae, il n’excellait qu’en éducation physique, natation et ébénisterie, et il obtint son diplôme sans distinction particulière. À 17 ans, il partit s’installer à Newport Beach en quête de vagues et de jolies filles… jusqu’au jour où il fut détaché au Viêt Nam. Sa vie changea alors du tout au tout. Au camp d’entraînement de San Diego, un test lui apprit qu’il avait un QI de 142 – un score suffisamment élevé pour lui ouvrir les portes d’une carrière dans la marine. Il choisit la seule option qui lui permettrait de passer le moins de temps possible enrôlé dans l’armée : une formation médicale au sein de l’école de l’hôpital du corps des marines. Au Viêt Nam, Venter se heurta à maintes reprises à l’instinct le plus primitif de tous – l’instinct de survie –, ce qui eut un profond impact psychologique sur le jeune homme.
Au bout de cinq mois, il rejoignit la mer et se mit à nager vers l’horizon, fuyant la « ribambelle de corps qu’on évacuait des jungles ». Il se souvient alors : « J’ai repris contact avec la réalité lorsqu’un requin m’a pris pour cible… Il s’est mis à s’amuser avec moi en me mordant puis en me relâchant aussitôt. » Venter reprit alors tous ses esprits : « J’étais submergé par la peur… Je voulais rester en vie, comme jamais je ne l’avais voulu auparavant. » Cet incident alluma en lui un feu ardent. Il reprit ses études en 1969, d’abord au collège communautaire de San Mateo, puis à l’université de Californie à San Diego. C’est là qu’il passa de médecin à scientifique, s’intéressant tout d’abord à la réponse « combat-fuite » provoquée par l’adrénaline. Trois ans après le cauchemar du Viêt Nam, il publia sont premier article dans la revue scientifique de l’Académie des sciences américaine PNAS. « J’étais fou de joie. »
Retour dans son bureau de San Diego. C’est en riant qu’il m’avoue qu’aujourd’hui encore, il ne saurait dire ce qui a le plus bénéficié de son travail sur le génome humain : ses études scientifiques ou sa formation militaire ? Avec HLI, c’est la première fois qu’il pratique la médecine depuis la guerre du Viêt Nam. Une médecine toutefois bien ancrée dans l’ère de l’ « -ome », du big data et du cloud. Sa quête pour la connaissance de soi débuta il y a maintenant deux décennies, lorsqu’il se lança dans la compétition visant à décoder le génome humain. Tout commença par une question très simple : où trouver des échantillons ? Cette question, il chercha à y répondre avec l’aide de son bras droit, Ham Smith, prix Nobel de médecine. Ils optèrent pour une source riche en ADN facilement renouvelée : le sperme, et en l’occurrence, leur propre sperme. « Quand il nous a fallu trouver des donneurs d’ADN, nous nous sommes dits que nous pourrions difficilement trouver deux individus mieux informés que nous sur la planète », raconte Venter dans son autobiographie. « Par ailleurs, chacun de nous était très curieux d’en apprendre plus sur son propre génome. » Ainsi, lorsque les recherches commencèrent réellement chez Celera, l’ADN de Venter finit par se retrouver en larges proportions dans le génome présenté à la Maison-Blanche en 2000. Ce génome éclectique, qui comprenait alors l’ADN de plusieurs personnes, donna peut-être au public un aperçu des ingrédients nécessaires à la création d’un être vivant, « mais il ne nous a pas aidé vraiment à comprendre un seul être humain dans sa totalité ».
Des années plus tard, le 4 septembre 2007, une équipe menée par Sam Levy a achevé de lire le code génétique de Venter : pour la première fois, on avait enfin accès au génome (et aux six milliards de nucléotides) d’un seul être humain. On espérait que ce code fournirait de précieux indices sur la santé et le bien-être. En affichant son chromosome 19 à l’écran, Venter a dû faire face à un mauvais présage génétique, sous la forme du gène de l’apolipoprotéine E (ApoE) chargée de réguler les taux de certaines graisses dans le sang. Dans le code génétique, ce gène est constitué de 900 lettres et se présente sous trois différentes formes, E2, E3 et E4, la différence entre chaque forme ne tenant qu’à deux lettres. E3 est la variante la plus courante parmi les populations européennes et caucasiennes, et également la « meilleure » en termes de santé. Malheureusement, Venter possède bien un allèle E3, mais également un allèle E4, qui diffère seulement d’une lettre et qu’on associe à un risque accru de développer la maladie d’Alzheimer. Venter a alors eu la chance d’essayer de changer sa destinée. Il a commencé un traitement à base de statine, un médicament utilisé pour réduire le taux de cholestérol et dont les résultats pour réduire les symptômes d’Alzheimer se montraient alors prometteurs.
Pourtant, ce qui l’a surpris le plus, c’est le peu d’informations que son génome lui fournissait. Mais à cette époque, personne ne savait lire le génome avec précision. Le problème n’était donc pas le contenu, mais son interprétation. Chaque génome humain est différent, et déchiffrer ces différences est essentiel si l’on veut un jour comprendre ce que les génomes ont à nous apprendre sur la santé. Il n’y avait alors pas suffisamment de génomes à comparer à celui de Venter. « En comparaison avec d’autres, cela faisait un bon moment qu’on avait séquencé mon ADN… Je voulais désormais le remettre dans un contexte plus large », explique-t-il.
Le Nucléus
Venter semble tout à fait à son aise tandis que journalistes, employés et dignitaires prennent place pour une conférence de presse au HLI. « Faites aussi entrer les acteurs », plaisante-t-il. « C’est toujours plus impressionnant quand tous les sièges sont occupés. » C’est devant une salle comble qu’il expose ses projets à venir avec, dans son dos, son propre code génétique imprimé sur une affiche. Rien n’est laissé au hasard. Les multiples facettes dévoilées par Venter au fil des ans soulignent toutes son esprit visionnaire et son énergie, deux qualités qui, selon Brad Perkins, l’ont toujours poussé à « promettre l’impossible et décrocher la Lune ». À mon avis, ses détracteurs n’approuveraient qu’à moitié, mais cette conférence de presse ne fait pas exception à la règle. « À l’heure qu’il est, nous ne savons interpréter que moins d’1 % du génome », affirme Venter. « Mais de telles connaissances, aussi limitées soient-elles, sont extrêmement précieuses pour mettre en place un nouveau paradigme de médecine préventive. Ces informations permettront aux gens de mieux comprendre les risques pour leur santé et, je l’espère, de sauver de nombreuses vies. »
Les machines Illumina génèrent des « tweets » d’ADN, d’une longueur de 150 lettres chacun.
Il explique ensuite qu’à ce jour, HLI a récolté les séquences d’environ 20 000 génomes complets. Lorsqu’on lui demande s’il s’agit de la plus grande base de données disponible, il préfère ne pas se prononcer – c’est probable, mais beaucoup de variables entrent en jeu et de nos jours, « n’importe qui peut dire n’importe quoi ». Bien sûr, il souhaite amasser encore plus de génomes. L’entreprise peut encore accueillir de nouveaux laboratoires de séquençage au troisième étage et envisage d’ouvrir un second centre à Singapour, avec pour objectif de parvenir à séquencer 100 000 génomes par an – qu’il s’agisse d’ADN d’enfants, d’adultes ou encore de centenaires, qu’ils soient malades ou en bonne santé.
D’ici à 2020, Venter espère qu’un million de génomes auront ainsi été séquencés. Pour faire de HLI le plus important programme de séquençage d’ADN au monde, Venter a acheté 24 séquenceurs HiSeq X haute technologie à l’entreprise Illumina, installée à tout juste un kilomètre de là, devenant ainsi leur plus gros client. Rien que pour les produits réactifs destinés aux machines, HLI devra débourser la somme exorbitante de 30 millions de dollars par an. Chaque machine a été baptisée d’après un personnage de Star Wars – nommer un séquenceur Yoda, Jar ou Bane (oui, on m’a certifié qu’il existe bien un personnage du nom de Dark Bane) est en effet bien plus facile que de mémoriser les noms elfiques du Seigneur des anneaux, ainsi que me l’a confié Bill Higgs, chef du département de séquençage génomique de HLI. Les machines Illumina génèrent ce qu’on pourrait appeler des « tweets » d’ADN, d’une longueur de 150 lettres chacun. Pour lire les séquences bien plus longues (17 000 lettres), HLI possède également deux séquenceurs Pacific Bioscience qui permettent de traiter les brins d’ADN très répétitifs. Mais là où les séquenceurs Pacific Bioscience ne peuvent établir à eux deux qu’un seul génome humain par mois (à hauteur de trente lectures, c’est-à-dire en effectuant le séquençage trente fois pour assurer une précision raisonnable), chaque séquenceur Illumina peut en établir 16 en seulement trois jours (avec un même nombre de lectures). Chaque semaine, ces machines envoient des téraoctets entiers de données vers le cloud d’Amazon Web Services. Et Biggs de conclure : « Une telle échelle de données, c’est vraiment impressionnant. » Il arrive que les chercheurs de HLI prennent quelques raccourcis et qu’au lieu de séquencer les six milliards de lettres qui composent le code génétique d’un être humain, ils ne s’intéressent qu’aux 1 à 2 % qui regroupent l’ensemble des gènes. Cela ne coûte alors que 250 dollars aux clients. De l’avis de Venter, ceux qui affirment que la génomique ne bénéficiera qu’aux riches « ont trouvé leurs données dans une pochette surprise ».
Il poursuit en m’expliquant que leurs découvertes ont fait évoluer la représentation statique qu’on se faisait du génome. Par exemple, en ayant recours à trois technologies de séquençage différentes, Venter a comparé son génome actuel a celui de 2006 : « Ce qu’on a découvert, et qui n’aurait pas manqué de bouleverser tout le monde il y a 15 ans, c’est que notre génome est en constante évolution. Il est donc possible de déterminer votre âge à partir de votre génome avec plus ou moins de précision, ou du moins, l’âge que vous aviez au moment du prélèvement. » Malgré la portée de ses ambitions, HLI ne serait rien de plus qu’une énième entreprise de séquençage et de tests ADN sans les efforts de Venter, qui recoupe systématiquement les informations tirées de l’ADN avec tout un éventail de données médicales relatives à chaque patient, stockées dans ce qu’il appelle un Nucléus Santé. Venter souhaite ainsi passer de la génétique pure à une transformation « très directe » de la vie des individus. « Le plus important dans tout cela, ce n’est pas d’obtenir le génome en tant que tel, mais d’observer les phénotypes et la physiologie et d’en comprendre les risques médicaux. C’est à cela que sert avant tout le Nucléus Santé. »
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Vêtu d’un élégant costume sombre et d’une chemise bleue à col ouvert, Venter lance de larges sourires à la foule venue assister à l’inauguration du premier Nucléus Santé, une clinique installée derrière le HLI. En ce jour d’octobre particulièrement chaud pour la saison, Venter coupe le ruban et déclare le Nucléus officiellement ouvert. Il explique ensuite que, bien que l’objectif principal soit de mieux comprendre le génome, HLI ne se contentera pas seulement de récolter de l’ADN humain. Il s’agira aussi d’étudier les microbiomes des patients – notamment leur flore intestinale, qui joue un rôle essentiel dans la santé. Mieux encore, Venter aimerait relier ces génomes et microbiomes (qu’il regroupe sous l’appellation « -omes ») aux phénotypes des patients, autrement dit à leur anatomie, leur physiologie et leur comportement. Pour ce faire, il faudra leur faire passer des tests cognitifs, prendre des mesures du corps et prélever des échantillons de sang. Ces derniers seront ensuite envoyés à Metabolon, une société établie à Durham en Caroline du Nord, qui analysera des milliers de métabolites, lipides et autres substances. Le Nucléus Santé aide à récolter encore plus de données grâce à des tests non-invasifs. Ma visite des locaux débute dans la pièce où les patients sont scannés intégralement afin de créer leurs avatars pour l’application. Nous traversons ensuite toute une enfilade de salles blanches. Dans l’une d’entre elles, les images obtenues par résonance magnétique (IRM) mettent en évidence la graisse viscérale (associée au diabète de type 2 et aux maladies cardiovasculaires), la masse musculaire, la substance grise, la blanche, et bien d’autres choses encore. Compte tenu de la bonne nouvelle concernant l’âge de son cerveau, Venter ne voit aucun inconvénient à ce que le rapport de son « atrophie liée à l’âge » soit affiché sur un écran. Au cours de cette visite, nous passons également par une salle au plancher surélevé grâce auquel on peut analyser la démarche et les empreintes de pieds ; une « salle d’écho » dans laquelle on réalise l’échocardiogramme du cœur d’un voyageur grâce à des ultrasons ; une autre pourvue d’un scanner DXA (pour la densitométrie osseuse) ; et enfin, une pièce dotée d’un énorme appareil IRM fourni par General Electric, où les clients peuvent personnaliser la musique et les nuances de couleurs pour que le temps passé dans le scanner soit le plus agréable possible – après tout, certains passages dans la machine peuvent durer jusqu’à 100 minutes. Nous entrons maintenant dans ce qui ressemble à une chambre d’hôtel équipée d’un canapé et garnie d’orchidées roses. Là, les patients peuvent se détendre entre deux examens visant à les réduire à l’état d’octets. Dans une autre pièce peuplée d’écrans, de postes de travail et d’une table surélevée, l’équipe du HLI se rassemble pour déchiffrer ce déluge de données et en comprendre la signification. Jusqu’ici, seuls Venter et une poignée de patients ont été pris en charge par le Nucléus. Destiné initialement aux cadres autoassurés et aux athlètes, un bilan complet devrait coûter dans les 25 000 dollars. Venter projette d’ouvrir d’autres centres, en Afrique du Sud par exemple, et envisage même d’en ouvrir un autre à Londres. Environ huit patients peuvent être pris en charge chaque jour. En entrelaçant tous ces fils de données disparates, Venter espère parvenir à mieux comprendre les fondements du vieillissement et, corrélativement, pourquoi tant de maladies telles qu’Alzheimer, le cancer et les maladies du cœur y sont aussi étroitement associées. En définitive, il souhaite que HLI tienne ses promesses : « Nous ne sommes pas seulement à la recherche d’une vie plus longue, mais d’une vie qui vaille la peine d’être vécue. »
L’immortalité
Certains refusent toujours de croire que les tests menés par HLI aideront à améliorer la santé. Au lendemain d’une prise de bec entre Venter et le journaliste Carl Zimmer sur Twitter, le site américain de santé et de médecine STAT a publié un article particulièrement critique sur le sujet. Dans cet article, Rita Redberg, cardiologue à l’université de Californie à San Francisco et rédactrice en chef de la revue JAMA Internal Medicine, affirme qu’on ne dispose « d’aucune preuve montrant que ces tests présentent le moindre avantage pour les gens en bonne santé ». Ce à quoi Venter a répondu, de façon anecdotique, que l’IRM d’un patient par ailleurs en bonne santé avait révélé la présence d’un thymome sous le sternum qu’on a pu retirer avant qu’il ne se propage ; chez une autre patiente, on avait découvert un kyste ovarien de la taille d’un pamplemousse qui aurait pu entraîner de sérieuses complications. Lors de la soirée d’inauguration du HLI, un médecin avait raconté comment son voyage avait révélé une « insuffisance aortique » et un kyste. « Et ce ne sont là que quelques exemples seulement de ce que nous aidons à mettre en évidence », conclut Venter. D’après lui, la plupart des réticences sont surtout dues à la crainte de découvrir des « incidentalomes », ces masses anormales qui pourraient ne jamais entraîner la moindre maladie. Il affirme toutefois que ces craintes viennent d’une époque où l’on avait encore recours aux rayons X pour les tomodensitométries (qu’on appelle également les CT-scan). Les appareils d’IRM modernes permettent d’observer les tissus mous avec bien plus de précision et de distinguer différents types de tumeurs. La vérité, c’est que les disputes concernant les campagnes de dépistage offrent très peu de réconfort à ceux qui contractent des maladies graves très tôt dans leur vie. Des statistiques fournies par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies basés à Atlanta montrent que les hommes âgés de 50 à 74 ans présentent 30 % de risques de mourir pendant cette période, un tiers de ces risques étant dus au cancer et un second tiers aux maladies cardiaques. Déceler les cancers et les problèmes cardiaques avant que les symptômes plus graves ne se développent pourrait avoir un impact considérable. Les études (à paraître) menées jusqu’ici parmi les patients de HLI sont en adéquation avec ces chiffres. « Nous identifions de sérieux problèmes médicaux chez environ un tiers des patients qui viennent au Nucléus Santé. Tous viennent nous voir pour un simple bilan physique, sans imaginer une seule seconde qu’ils puissent avoir un problème. Nous avons déjà reçu une lettre dans laquelle un patient nous remerciait de lui avoir sauvé la vie. » D’autres disent qu’il ne sert à rien de savoir à l’avance qu’on va contracter une maladie incurable telle que la maladie d’Alzheimer. « Je ne suis pas d’accord », riposte Venter. Compte tenu des données génétiques et des résultats préliminaires des tests cliniques, il a bon espoir de voir émerger de nouvelles stratégies pour prévenir la maladie. Il est donc « inestimable » de connaître les risques et de pouvoir s’y préparer. « On pourrait comparer le stade avancé de la maladie d’Alzheimer à un cancer en phase terminale : les deux sont quasiment impossibles à traiter, et aucun médicament magique ne pourra vous rendre les 30 % de votre cerveau détruits par la maladie. »
« Nous allons bien sûr étayer nos preuves et démontrer la nécessité de développer une médecine préventive », ajoute-t-il. HLI a encore beaucoup à faire, notamment dans la mise en place d’un essai comparatif randomisé pour comparer les résultats de ceux qui se soumettent ou non aux tests. Venter estime que les critiques viennent surtout d’une communauté médicale bien trop conservatrice, en particulier lorsqu’il s’agit d’assurer un contrôle sur les prix des examens scanographiques. « C’est leur façon de dire : nous voulons continuer à faire ce que nous faisons depuis toujours, nous voulons voir les patients après l’apparition des symptômes, lorsqu’ils ont vraiment un problème. L’approche “human longevity” en est l’exact opposé. » Certaines inquiétudes font écho à celles exprimées du temps de la course au génome, surtout en ce qui concerne l’accès aux données de HLI. Nicole Soranzo, du centre Sanger de la région de Cambridge, au Royaume-Uni, décrit l’initiative du HLI comme étant « formidable et très ambitieuse… Mon avis reste évidemment très subjectif puisque ce projet est globalement semblable à ce que nous aimerions faire chez nous ». Elle s’inquiète seulement de savoir si le HLI rendra ses données publiques. Ces dernières constitueraient des ressources inestimables et selon elle, il serait bien dommage de les rendre privées. C’est plutôt l’anonymat des patients qui inquiète le plus Venter. Pour illustrer son propos, il me fait signe d’approcher et de regarder l’écran de son ordinateur. HLI a rassemblé une équipe d’experts en machine learning de la Silicon Valley, avec à leur tête Franz Och, l’inventeur de Google Translate. Leur rôle est d’utiliser les données récoltées pour prédire les risques pour la santé et identifier des points communs. Cette approche fait d’ailleurs l’objet de quelques critiques. Peter Coveney, de l’UCL (University College de Londres), a notamment pris part à un programme visant à créer un modèle informatique du corps humain. Selon lui, la médecine actuelle manque de « connaissances massives » pour rendre ces méthodes efficaces. De telles stratégies fonctionnent mieux lorsqu’elles sont guidées par la théorie – en l’occurrence, des connaissances approfondies des mécanismes des maladies. Faute de théorie pour expliquer les corrélations, les résultats comprendront énormément de faux positifs. « Plus il y a de variables qui entrent en jeu, plus le problème est important, car il faut prévoir toutes les corrélations possibles », explique-t-il.
Ce qui le préoccupe le plus, c’est l’utilisation abusive des données stockées dans le cloud.
HLI essaie aujourd’hui de prédire les traits du visage d’un individu à partir de son génome. Un millier de volontaires ont accepté que leurs visages soient numérisés en trois dimensions, leurs voix enregistrées et leurs génomes séquencés. Les chercheurs s’efforcent maintenant de déterminer à quoi ils ressemblent et quel son leur voix peut avoir, et ce uniquement à partir de leurs gènes. J’observe le prototype du générateur de visages en action et compare la numérisation du visage du patient avec la prédiction du programme. Verdict ? Pas mal. En vérité, c’est même plutôt impressionnant, comparé aux portraits-robots d’autrefois. Un jour, peut-être, les parents pourront prédire à quoi leur enfant ressemblera, grâce à seulement quelques brins d’ADN fœtal circulant dans le système sanguin de la mère. « L’idée », m’explique Venter, « c’est que si nous sommes en mesure de retrouver votre apparence et le son de votre voix à partir de votre code génétique, peut-être que vous prendrez nos autres prédictions plus au sérieux, comme celles qui concernent votre santé. Cela dit, nous souhaitons nous montrer très prudents. C’est un algorithme très puissant. À partir d’un simple génome, nous pensons pouvoir identifier cette personne. »
Selon lui, c’est précisément parce que les données issues du génome peuvent permettre d’identifier un individu qu’elles doivent rester confidentielles, et ne peuvent donc pas être publiées en ligne. Comment donc partager ces connaissances sans pour autant partager les génomes ? Venter n’a pas manqué d’aborder cette question au cours de ses discussions avec Genomics England, un projet soutenu par le gouvernement britannique visant à transformer le NHS et à combler l’écart entre la recherche et le traitement des maladies, notamment en séquençant 100 000 génomes (à ce jour, près de 6 000 génomes ont déjà été décodés). À l’instar de HLI, Genomics England laissera à l’industrie le soin d’analyser ces données. « Nous pensons que la base de données du HLI constituera une aide précieuse pour la recherche, et nous y donnerons un plein accès grâce à un système d’abonnements », ajoute Venter qui a également acheté Cypher Genomics, une société de San Diego sélectionnée par Genomics England pour les aider à interpréter le génome. Grâce à un projet qui a utilisé le génome de Venter, nous savons qu’il est possible d’identifier un génome soi-disant anonyme en le recoupant avec des bases de données généalogiques, des archives publiques, etc. Ceux qui s’imaginent pouvoir « anonymiser » un génome feraient bien d’y réfléchir à deux fois. De la même manière, il faudrait demander à tous ceux dont le génome se trouve dans la base de données ce qu’ils pensent du fait que leur anonymat n’est pas garanti à 100 %. Les agences qui affirment que les informations tirées du génome peuvent être à la fois anonymes et placées dans le domaine public ont une notion très étrange de l’anonymat.
Ce qui le préoccupe le plus, c’est l’utilisation abusive des données stockées dans le cloud, et il travaille dur pour faire en sorte que l’océan de données relatives aux patients ne puisse être utilisé à des fins malveillantes. « J’ai plus confiance en mon propre jugement qu’en celui d’un banal chroniqueur en éthique des sciences », affirme Venter. « À mon avis, soit on fait preuve d’éthique, soit on en est dénué, et aucun prêtre en sciences ne peut vous dire ce que votre ligne de conduite devrait ou pourrait être. »
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En 2012, le futurologue Ray Kurzweil m’a raconté comment son père était mort d’une maladie cardiaque et comment lui-même avait appris qu’il souffrait d’un diabète de type 2 à seulement 35 ans. Après avoir consulté « l’un des principaux fournisseurs en élixirs d’immortalité », il a commencé à prendre 150 cachets par jour. Il espérait ainsi être toujours en vie lorsque les scientifiques achèveraient de bâtir ce qu’il qualifie lui-même de « pont » vers une nouvelle révolution technologique, celle des cellules souches… Révolution qui, à son tour, lui permettrait de rester en vie jusqu’au pont suivant, lorsque des nanorobots pourront enfin se déplacer dans son système sanguin. Kurzweil est l’un des conseillers de HLI. Venter croit-il sincèrement à ce futur technologique ? Non. L’idée que Kurzweil se fait du futur est intéressante, mais elle n’influe en rien sur les activités quotidiennes de Venter, et en une seule journée, le premier avale davantage de cachets que le second n’en consomme en une année entière. Bien sûr, Venter aimerait voir la médecine progresser autant qu’entre les années 1910 et 2010, lorsque les améliorations survenues dans les domaines de la santé et de l’hygiène ont permis de faire passer l’espérance de vie de 50 à 75 ans. Mais, et il insiste particulièrement sur ce point, l’augmentation de l’espérance de vie n’est pas son principal objectif. Il cherche avant tout la qualité, et non la quantité. La planète a déjà bien assez de difficultés à subvenir aux besoins de la population actuelle… Lorsque les hommes vivront jusqu’à 200 ans, « il faudra peut-être tous les castrer », ajoute-t-il avec humour.
Qu’en est-il de sa propre quête visant à repousser le vieillissement ? Telle une preuve génétique de plus, son crâne chauve brûlé par le soleil témoigne d’un comportement à haut risque ainsi que de sa passion pour la natation, le surf, la voile, le cyclisme et le soleil. « Si vous vous promenez dans San Diego un jour de grand beau temps comme celui-ci, lorsqu’il fait 30°C, les radiations du soleil font subir des milliers de mutations au génome de la peau. Heureusement, les cellules externes se renouvellent toutes les deux semaines en moyenne, ce qui en atténue les effets. » Certaines personnes présentent pourtant des risques plus élevés de développer un cancer. Venter en fait partie. Selon son profil de risque génétique, il se situe dans le 93e centile. Si l’on prend en compte son comportement à risques, il est quasiment certain qu’il développera un cancer. « J’ai eu presque toutes les formes de cancer de la peau », admet-il. Chaque année, on lui retire plusieurs carcinomes basocellulaires et épidermoïdes. « Je me suis moi-même sauvé la vie en identifiant très tôt un mélanome et en le faisant retirer. » Grâce à la découverte de la variante ApoE4 présente dans son code génétique, cela fait maintenant 15 ans qu’il prend des médicaments à base de statines. Cependant, son cas est un parfait exemple des problèmes liés à l’interprétation du génome. Il a récemment passé une IRM du cerveau et on lui a également fait un prélèvement pour détecter la protéine amyloïde, cette substance qui s’emmagasine dans le cerveau chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Si les analyses avaient révélé des traces d’amyloïde et qu’un diagnostic d’Alzheimer avait été établi, les médecins craignaient que Venter ne perde ses actionnaires et son travail bien avant de perdre la tête. « Cela leur faisait tellement peur qu’ils m’ont fait passer les tests sous un pseudonyme », me confie-t-il.
Sa première suggestion ? Charles Darwin. On lui a injecté une molécule radioactive inoffensive qui se fixe aux amas d’amyloïde et qu’on peut mettre en évidence avec une tomoscintigraphie par émission de positons (également appelée PET-scan.) « La bonne nouvelle, c’est qu’ils n’ont trouvé aucune trace d’amyloïde. » Il se peut que le lien unissant la maladie d’Alzheimer et la combinaison de gènes ApoE de Venter reste encore à étudier : il existe en effet des gènes protecteurs susceptibles d’en compenser les effets. De même, certains facteurs extérieurs, tels qu’un coup porté à la tête, pourraient avoir leur importance. Ou peut-être même qu’il s’agit d’un mélange de tous ces facteurs, conclut-il. Le premier « voyageur » HLI a reçu une autre bonne nouvelle : son cardiologue est très satisfait des derniers clichés de son cœur. « Cela les impressionne que mon cœur soit encore là et qu’il fonctionne toujours. » À bientôt 70 ans, Craig Venter n’a que trop conscience de sa propre mortalité. Bien que sa mère, âgée de 92 ans, soit encore « plutôt en forme » malgré un accident vasculaire cérébral, son père les a quittés à 59 ans des suites d’un arrêt cardiaque. « J’aurai au moins gagné dix ans de plus », déclare-t-il en riant. Mais si c’est vraiment l’immortalité que vous cherchez… « faites quelque chose qui donne un sens à votre vie ».
Traduit de l’anglais par Emilie Barbier d’après l’article « What’s wrong with Craig Venter? », paru dans Mosaic. Couverture : Craig Venter à son institut.