Le royaume de Koko
L’un des premiers mots que Koko a utilisé pour se décrire elle-même était « reine ». La femelle gorille n’était âgée que de quelques années lorsqu’elle a fait le signe pour la première fois, laissant traîner sa patte en diagonale sur sa poitrine, comme pour tracer une écharpe royale.
« C’était un signe que nous n’avions presque jamais utilisés ! » se souvient l’éthologue Francine Patterson en riant. C’est elle qui prend soin de Koko depuis le départ. « Koko sait qu’elle est spéciale, au vu de toute l’attention que lui portent les professeurs, l’équipe qui l’entoure et les médias. » La célébrité du primate est due à son extraordinaire aptitude au langage. Au cours des 43 dernières années, depuis que Patterson a commencé à enseigner à Koko à l’âge de un an, le gorille a appris plus de mille mots d’une version légèrement modifiée de la langue des signes américaine – un vocabulaire comparable à celui d’un enfant humain de trois ans.
Au cours des années, il y a eu de nombreuses tentatives d’enseigner des langages humains à des animaux, mais aucune n’a rencontré le même succès que Patterson avec Koko. Si Koko est une reine, alors son royaume est un centre de recherche tentaculaire perché sur les montagnes qui se dressent à l’extérieur de Santa Cruz, en Californie. C’est là-bas, sous une canopée de magnifiques séquoias, que je rencontre l’assistante de recherche Lisa Holliday. « Vous avez choisi le bon jour pour venir », me dit-elle en souriant. « Koko est de bonne humeur. Elle a joué à la cuillère toute la matinée ! C’est quand elle prend la cuillère et qu’elle part en courant pour que vous ne puissiez pas lui donner une autre bouchée. C’est une fille active. Elle a toujours ses poupées auprès d’elle, et tous les après-midis, ses chatons – ou ses enfants, comme nous avons l’habitude de dire. » Nous nous promenons ensuite sur une piste sinueuse et tachetée de soleil, qui monte jusqu’au chalet où Patterson s’occupe de préparer pour Koko un repas de noix et de pommes coupées en dés. Les deux petits chats du gorille font la sieste dans une caisse à ses pieds. Nous irons bientôt servir le repas à Koko ensemble, mais tout d’abord j’ai des questions à poser à la chercheuse de 68 ans. Je veux en apprendre davantage sur la tâche qu’elle accomplit ici, et sur l’existence de nos plus proches cousins.
Mille signes
Roc Morin : Quel souvenir gardez-vous du jour où vous avez rencontré Koko ? Francine Patterson : À cette époque, elle était exposée dans un zoo pour enfants. Il y avait une immense fenêtre à travers laquelle on pouvait la voir. Elle était sacrément énergique, très joueuse et curieuse. Mais elle était aussi un peu inquiète. Elle avait une couverture qu’elle emportait avec elle à chaque fois qu’elle découvrait un nouvel espace.
Morin : Comment avez-vous eu envie de travailler avec elle ? Patterson : Dès le début, elle comprenait un peu d’anglais, car elle était plongée dans un environnement où le langage parlé était omniprésent. J’ai également observé qu’elle utilisait certains signes sans que personne ne l’y encourage. J’ai donc créé de nouveaux signes et je lui ai posé des questions. Tout cela s’est passé durant les premières semaines de notre rencontre. Elle était très douée avec ce système.
Morin : Elle comprenait déjà le concept de communication symbolique ?
Patterson : Je crois qu’elle y avait déjà recours, mais quand elle a eu nos signes en plus des siens, elle les a généralisés. Le signe pour « nourriture », par exemple. Elle se perchait sur un promontoire d’où elle pouvait voir les gens aller et venir, et elle leur faisait le signe de « nourriture ». Cela signifiait peut-être « Donnez-moi vos friandises », ou bien « Je veux ma brosse à dents », ou peut-être juste « Parlez-moi ». Elle comprenait que les signes avait un pouvoir. Ce signe en particulier lui procurait de la nourriture, alors elle s’est demandée : « Que puis-je faire d’autre avec ça ? » Morin : Vous dites que lorsque vous l’avez rencontrée, Koko utilisait déjà ses propres signes. Est-ce que les gorilles y ont recours pour communiquer entre eux ?
Patterson : C’est ce que nous sommes en train de découvrir. Des chercheurs se sont intéressés aux signes qu’emploient les gorilles des zoos, et ils y ont recours surtout dans certaines situations. Je crois qu’une centaine de signes ont été catalogués à travers différentes études, impliquant à la fois des gorilles en liberté et élevés dans des zoos. Ils ont un système communicatif très complet qui comporte même certaines différences culturelles, selon la population de gorilles étudiée. Les gorilles qui vivent à l’état sauvage peuvent parler de choses simples comme : « Où allons-nous manger notre prochain repas ? », mais ici, au centre de recherche, il y a bien plus de choses desquelles parler.
Morin : Est-elle capable de conversations profondes ?
Patterson : Oui, cela a commencé très tôt, alors que Koko discutait avec l’un de ses soignants à propos de la mort. Le soignant a montré à Koko un squelette et lui a demandé : « Est-ce que c’est vivant ou mort ? » Et Koko a fait le signe « mort, drapé ». « Drapé » signifie « recouvert ». Puis le soignant lui a demandé : « Où vont les animaux lorsqu’ils meurent ? » Et Koko a répondu : « Un trou confortable. » Et puis elle a donné un baiser d’adieu. Morin : Comment Koko peut-elle savoir ce qu’est la mort ?
Patterson : Nous avons fait de nombreuses promenades durant lesquelles nous avons vu des oiseaux morts, et d’autres choses. Donc nous l’avons interrogée à ce propos. Il a été observé que les gorilles, du moins dans les zoos, enterraient les animaux morts. Morin : Je suis curieux d’en savoir plus sur les signes que les gorilles font entre eux. Les signes et leurs significations sont-ils constants, ou est-ce plus fluide que ça ?
Patterson : Les deux, en réalité. Parfois, ils les créent sur l’instant. Koko a créé de nouveaux signes pour désigner des choses pour lesquelles nous n’en avions pas, « barrette » par exemple : elle trace simplement une ligne avec son doigt où la barrette devrait se trouver dans vos cheveux. Certains de ses signes ont été plus difficiles à comprendre. Je me rappelle que Koko faisait un signe qui partait du sommet de son crâne et allait vers l’avant. Nous lui disions : « On ne comprend pas ce que tu nous dis. Peux-tu le dire d’une autre manière ? » Mais elle ne pouvait pas. Elle continuait simplement de refaire le même signe. Et puis, alors que je regardais des vidéos de son frère qui voulait jouer avec un autre gorille au zoo de San Francisco, j’ai repéré le signe. Et là, j’ai compris ce qu’il signifiait. Il faisait exactement le même signe puis sautait d’un rocher pour jouer avec l’autre gorille. Cela veut dire « enlever ». Koko voulait que nous retirions nos blouses. Elle et son frère utilisaient le même signe, bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés.
Morin : Vous suggérez donc qu’ils ont des signes innés ?
Patterson : Oui, et il y en avait un autre très curieux qu’ils faisaient tous les deux, que j’ai traduit par « marcher sur son dos ». Ils placent leurs mains paume vers le haut dans leur dos et les font rebondir un petit peu. Pour Koko, c’est une invitation à jouer à un jeu dans lequel je fais marcher mes doigts le long de son dos.
Nous avons essayé de créer un environnement familial, mais chez les gorilles, deux individus ne suffisent pas à créer une unité sociale.
Morin : En dehors des signes, Koko utilise-t-elle d’autres formes de communication ?
Patterson : Bien sûr. J’ai réalisé que lorsqu’elle arrache une page d’un magazine ou d’un livre, ce n’est pas une bêtise. Cela veut dire quelque chose. Elle veut que nous le voyions. Elle utilise aussi des cartes que nous lui avons données, avec des objets imprimés dessus, lorsqu’elle a quelque chose à dire. Je me rappelle d’une saint Valentin où des cartes m’attendaient, qui disaient assez clairement : « Où sont les bonbons ? »
Morin : Elle a conscience des événements symboliques ?
Patterson : Oui très – anniversaires, commémorations, vacances… Même un mois avant son anniversaire, elle commence à disposer certaines de ces cartes un peu partout, celles qui comportent des gâteaux d’anniversaire ou des choses comme ça. Je me souviens aussi que nous avons fait une fête – je crois que c’était à Pâques –, et Koko attendait impatiemment le début des festivités. Elle s’était même habillée pour l’occasion en se confectionnant une jupe à partir d’un bout de tissu jaune vif. Son timing était parfait.
Morin : Sa conception du temps est-elle similaire à celle des humains ?
Patterson : D’après moi oui, sans aucun doute. Tellement que 15 ans après la mort de son petit chat All Ball, à chaque fois qu’elle voyait une image de chat qui lui ressemblait, elle faisait les signes « Triste. Pleure. » en montrant la photo. Elle était encore affligée de sa perte après tant d’années.
Morin : J’ai lu qu’elle avait un jour rencontré Robin Williams et qu’elle a eu une réaction similaire lorsqu’elle a appris son décès.
Patterson : En réalité, on ne lui a pas appris qu’il était décédé. J’étais avec elle et nous avons reçu des coups de fil quand la nouvelle est tombée. Elle se tenait juste à côté de moi et elle pouvait entendre la conversation, elle savait que quelque chose n’allait pas. C’est elle qui m’a demandé de lui dire ce qui se passait. Alors je l’ai fait. C’était bouleversant pour tout le monde.
Morin : Elle se rappelait de lui ?
Patterson : Oui bien sûr. Elle l’avait vu dans des films avant ça, et il lui a rendu visite peu après la mort de Michael, son compagnon gorille. Elle ne souriait plus et elle était extrêmement triste – elle ne parlait pas beaucoup, elle ne mangeait presque pas. Lorsque Robin est venu la voir, elle savait que c’était un homme rigolo, et elle a commencé à sortir de son affliction. Elle a souri de nouveau avec lui, elle a eu son premier rire et elle l’a invité à jouer avec elle – ce qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps. Il l’a aidée à se remettre. Morin : Est-ce que le sourire d’un gorille ressemble au sourire d’un humain ?
Patterson : Peut-être est-ce un peu plus subtil. Mais si vous voyez sourire un gorille, vous ne pouvez pas vous y tromper. Morin : Pensez-vous que les gorilles ont une théorie de l’esprit ?
Patterson : Assurément, et ça ne se limite pas aux grands singes. C’est une faculté qui s’adapte naturellement, et qui est probablement très répandue.
Morin : Dans tout le règne animal ?
Patterson : C’est mon avis. Par exemple, j’ai assisté à une conférence en Indonésie, et nous sommes sortis pour observer des nasiques. Nous en avons aperçu quelques-uns, mais dès que nous avons bougé ils ont disparu instantanément. Ils se positionnaient de manière à ce que nous ne pouvions pas les voir, d’où que nous nous trouvions. C’est un exemple de projection de ce que nous pouvons voir et de ce que nous ne pouvons pas voir. Dans un but d’autoprotection, bien sûr.
Morin : Comment fonctionne la cognition des primates comparée à celle des humains ?
Patterson : De la même façon, mais chaque espèce a ses particularités. Les orangs-outans planifient des évasions sans dire un mot, en abîmant les mailles du filet petit morceau par petit morceau au fil du temps. Et quand c’est prêt, paf ! ils se font la malle. Tetsuro Matsuzawa, lui, a démontré avec ses recherches que les chimpanzés sont meilleurs que nous pour les tâches impliquant la mémoire à court terme.
De quoi rêvent les gorilles ?
Morin : Nous avons parlé de théorie de l’esprit, à présent je voudrais qu’on parle de conscience de soi. Je sais que Koko a passé le test du miroir, pouvez-vous m’en parler ?
Patterson : Elle a été exposée très tôt à un miroir. Au début, elle regardait au-delà du miroir à la recherche de l’autre gorille, mais elle a fini par l’utiliser comme un outil, pour se faire belle ou toute autre activité qu’on pratique face au miroir. Un jour, nous avons fait un test formel durant lequel elle a été marquée. J’ai fait la même chose avec Michael. Il avait l’habitude d’être lavé au gant, mais cette fois-là nous avions discrètement mis de la peinture rose dessus pour le marquer. Lorsqu’il a regardé dans le miroir, il a été choqué. J’ai réalisé que ça donnait l’impression que son front avait été ouvert en deux.
Morin : Il croyait qu’il était blessé ? Comment pouvait-il savoir à quoi cela ressemblait ?
Patterson : Michael était orphelin. Des braconniers avaient massacré ses parents sous ses yeux. Il a d’ailleurs décrit la scène devant une caméra. C’était il y a longtemps, la chercheuse Barbara Weller lui avait demandé : « Qui est ta mère ? » Il avait répondu : « Toi. » Mais Barbara avait continué : « Non, ta maman gorille. » C’est là qu’il a raconté l’histoire.
Morin : Qu’a-t-il dit ?
Patterson : Il a utilisé des tas de nouveaux signes pour décrire ce qu’il avait vu, comme « couper » et « cou ». Il y en avait un autre où il faisait comme s’il montrait des points sur son visage, probablement du sang. Ce n’étaient pas des signes standards. Morin : Avait-il l’air d’avoir été traumatisé par cette expérience ?
Patterson : Il l’était beaucoup, oui. À chaque fois qu’un travailleur de sexe masculin venait au centre, et particulièrement ceux qui venaient pour tailler les arbres, Michael se précipitait sur eux en leur criant dessus. Peut-être que l’incident avec ses parents avait impliqué des pièges et des arbres. Nous ne savons pas réellement ce qui s’est passé. D’autres fois, il arrivait qu’il se réveille en hurlant au milieu de la nuit, quand il faisait des cauchemars.
Morin : Racontait-il de quoi étaient faits ces cauchemars ?
Patterson : Oui, la nuit après qu’il a crié, je l’ai interrogé à ce propos et il m’a raconté une histoire très similaire.
Morin : Je travaille actuellement sur un projet pour lequel je collecte des rêves venus de partout dans le monde, mais je me suis uniquement concentré sur des rêves humains jusqu’ici. Peut-être que je me limite. Koko vous a-t-elle raconté certains des siens ?
Patterson : C’est très bizarre, mais vous voyez Jurassic Park ? À la sortie du film, ils ont saturé les médias de publicités chocs pour le film, avec des dinosaures qui mangeaient des humains et ce genre de choses. Eh bien, Koko les a vues, et plusieurs jours après l’un des membres du staff a rapporté qu’elle se comportait étrangement envers ses jouets dinosaures et alligators. Elle réagissait comme s’ils étaient vivants, et elle en avait très peur, elle ne voulait plus les toucher ! Elle utilisait d’autres objets pour les éloigner d’elle. Je crois qu’elle avait dû faire un cauchemar.
Morin : Fait-elle des signes dans son sommeil, ou émet-elle des sons qui vous laissent penser qu’elle est en train de rêver ?
Patterson : Elle est filmée sans discontinuer et il est arrivé qu’on remarque des gestes ressemblant à des signes, mais je n’ai pas d’exemple précis en tête
Morin : Plus tôt, vous avez mentionné le fait que Michael voyait Barbara Weller comme une sorte de mère. Est-ce que vous ressentez la même chose à l’égard de Koko ?
Patterson : Bien sûr, l’instinct maternel se déchaîne au contact d’un bébé gorille ! Je préférerais de loin avoir un bébé gorille plutôt qu’un bébé humain.
Morin : Koko elle-même a exprimé le désir d’être mère, n’est-ce pas ?
Patterson : Énormément. Elle tient ce rôle avec ses chatons. Elle les tient contre elle pour leur donner le sein, mais bien sûr elle ne comprend pas les mécaniques de tout ça. Nous avons essayé de créer un environnement familial où cela pourrait advenir, mais chez les gorilles, deux individus ne suffisent pas à créer une unité sociale. Morin : Ils ont besoin d’être une troupe pour avoir un partenaire ? Patterson : Tout un village.
Morin : Sur quel type de recherches travaillez-vous actuellement avec Koko ?
Patterson : Nous tentons globalement d’approfondir et d’être attentifs aux nombreux moyens qu’elle utilise pour communiquer avec nous de façon plus sophistiquée, plus subtile. Nous apprenons également à faire plus attention à la façon dont elle utilise les choses qui l’entourent dans son environnement. Non seulement les mots, mais la manière dont elle positionne les objets au fil du temps. J’ai oublier de préciser cela à propos du temps. J’ai remarqué une fois que Koko avait placé une couverture sur une petite table dans sa chambre, et ce qui se trouvait en-dessous était privé. La première chose qui est apparue sous la table était une poupée Koko que nous avions faite faire pour elle – un gorille en peluche. Le lendemain lorsque je suis entrée, elle avait placé une plus grosse poupée gorille à côté de la première. Et le surlendemain, il y avait un bébé entre elles. Elle nous avait raconté une histoire.
Morin : A-t-elle raconté d’autres histoires ?
Patterson : Koko manipule davantage les mots et les objets. C’était Michael, le grand raconteur d’histoires. Dès qu’il a maîtrisé les mots « chat », « manger », « oiseau » et « méchant », il nous disait que les chats mangeaient les oiseaux et qu’ils étaient méchants. Morin : Il avait un jugement moral à propos du fait de tuer ?
Patterson : Tout à fait. Souvenez-vous de ce qui leur est arrivé, à lui et sa famille. Les chats font la même chose : ils tuent les autres et les mangent. Morin : Y a-t-il des leçons morales que nous pouvons apprendre des primates non humains ?
Patterson : Ils ont beaucoup à nous enseigner en matière d’héroïsme et d’empathie. La femelle gorille Binti Jua a sauvé un petit garçon qui était tombé dans son enclos. Ils lui ont lancé un tuyau pour la tenir éloignée de l’enfant, mais elle l’a sauvé malgré tout et l’a conduit dans un endroit où il pouvait être secouru par les soignants. Washoe, une femelle chimpanzé, a fait la même chose. Elle a tiré un autre chimpanzé d’une fosse alors qu’elle ne s’était jamais aventurée dans l’eau avant ça, et qu’elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.
Les gorilles sont bien plus en harmonie avec la nature, nous pourrions certainement les prendre pour modèle.
Morin : Pour revenir à Koko et Michael, pourquoi pensez-vous qu’ils sont capables de communiquer aussi bien ? Sont-ils des cas spéciaux ou peut-on apprendre à n’importe quel gorille à communiquer de cette manière ?
Patterson : Je pense que la richesse de leur environnement y est pour beaucoup. Le cerveau de Michael a été étudié, et certaines des structures de son cerveau sont plus humaines que celles de n’importe quel autre animal ayant été étudié.
Morin : Si les gorilles deviennent plus humains, se peut-il que vous deveniez plus gorille de votre côté ?
Patterson : Oui, je pense que d’une certaine manière nous ressemblons un peu plus aux gorilles aujourd’hui. Peut-être sommes-nous plus directs, plus tranquilles aussi. Ils ressemblent à des petits bouddhas !
Morin : Cette mentalité tranquille, comment se traduit-elle concrètement pour eux ?
Patterson : Ceux d’entre eux qui ne sont pas contaminés par les êtres humains sont assurément plus en phase avec le présent. Le problème avec nous, c’est que nous vivons naturellement dans le passé ou dans le futur, mais rarement dans l’instant présent. Ils sont bien plus en harmonie avec la nature, nous pourrions certainement les prendre pour modèle.
Dans ses yeux
Mon premier aperçu de Koko se fait à travers la clôture qui délimite sa salle de jeu. Holliday me fait asseoir sur une chaise en plastique. « Si elle vous apprécie », m’explique l’assistante, « elle vous fera signe d’approcher pour la rejoindre sur le porche. » Je dis bonjour à travers le masque chirurgical qu’une assistante m’a donné, ainsi qu’une paire de gants en latex. Avec 98 % de similarité génétique, les gorilles et les êtres humains sont sensibles à la plupart des mêmes agents pathogènes. J’essaie de sourire avec mes yeux alors que je lui adresse un petit signe de la main en guise de salutation. Patterson m’a recommandé plus tôt de ne pas poser de questions à Koko. Je suis supposé laisser le gorille mener la danse. « Elle a des allures royales », m’a expliqué la chercheuse, « et elle ne souffre pas les questions. De la même manière que vous n’en poseriez pas à une reine ; c’est exactement pareil avec Koko. Elle prendra congé de vous si c’est le cas. »
Après un moment, le primate de 160 kilos me fait signe d’approcher. Je la remercie alors que je grimpe sur le porche, touchant l’un des gros doigts noirs qu’elle me tend à travers la clôture. Elle ronronne. « Cela veut dire qu’elle est contente », commente Patterson. Pendant près d’une minute, Koko et moi nous regardons dans les yeux. Les siens sont sombres et sereins. Patterson tenant lieu d’interprète, Koko me demande de retirer mon masque. Le gorille me fait comprendre qu’elle veut que j’expire, afin qu’elle puisse sentir mon souffle. L’olfaction est très importante pour les gorilles, m’explique Patterson. De cette façon, le gorille parvient à me cerner. Après ça, Koko me demande d’aller cueillir quelques fleurs dans le jardin tout près pour les lui apporter. Je lui donne une fleur rouge, qu’elle mange promptement. Alors que je lui en offre une seconde, elle s’en saisit avant de me la redonner. Patterson me dit que Koko veut que je la mange moi aussi. Je dis à Koko que j’aime le parfum de la fleur, et lui demande si c’est aussi son cas. Elle la renifle une fois, avant de détourner la tête, visiblement peu impressionnée. Après quelques temps, Patterson fait entrer les chatons. Koko se saisit délicatement du petit gris, et le berce dans ses bras. Je lui demande si le chaton est son bébé. Elle ronronne et me le tend, pour que je le caresse à travers la grille. Le gorille se tourne vers Patterson et demande qu’on me fasse entrer dans l’enclos. « C’est un beau compliment », me dit la chercheuse. « Cela veut dire qu’elle vous apprécie vraiment. Malheureusement, nous ne pouvons pas vous laisser entrer. » Elle s’adresse ensuite au gorille, qui semble avoir déjà compris le refus de Patterson. N’importe quel parent humain reconnaîtrait immédiatement ces lèvres serrées, ces bras croisés et la position voûtée qu’elle adopte : elle boude. « Oh, je suis désolée ma chérie », s’excuse Patterson. Koko désigne la serrure de la porte et fait à nouveau le signe – avec toute l’emphase dont elle est capable – qu’on devrait l’ouvrir. Alors que Patterson refuse à nouveau, Koko nous tourne le dos, ce que j’interprète comme un signe de protestation.
Il m’est difficile d’éviter de broder autour de ce que je vois. Il m’est difficile de regarder Koko sans avoir en quelque sorte l’impression que « je me regarde moi-même ». Je n’ai aucun moyen de savoir à quel point son comportement est intentionnel et à quel point il n’est que ce que moi ou Patterson projetons dessus. La recherche sur le langage des singes s’accompagne d’accusations d’interprétation sélective depuis le commencement. Et malgré tout, il m’est impossible d’être là et d’interagir avec elle sans ressentir profondément que je me suis en présence d’un autre être conscient. Alors que l’horloge sonne la fin de notre visite, Patterson dit à Koko que je dois m’en aller. Le gorille m’adresse un signe d’adieu et me regarde partir – et revoilà ce regard, profondément pénétrant, qui répond au mien. Je n’ai pas envie de partir. Ce regard m’attire de plus en plus à mesure que je m’éloigne. Je songe à tous les télescopes du monde, perpétuellement braqués sur les étoiles, scannant les cieux en quête du signe le plus ténu de l’existence d’une autre vie intelligente. Tout cela, tandis que nous sommes à des années-lumière de comprendre réellement la vie intelligente que nous avons chez nous.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « A Conversation With Koko the Gorilla », paru dans The Atlantic. Couverture : Extrait de Koko, le gorille qui parle, de Barbet Schroeder.