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Les espaces silencieux

Au milieu des années 1980, les responsables de ce qui s’appelait alors le département correctionnel du Texas (TDC) ont évoqué la possibilité d’entamer un travail d’archive pour préserver l’histoire du département. Pendant ce temps, en 1986, les responsables de Huntsville discutaient de la meilleure façon de commémorer le cent-cinquantenaire du Texas. Quand Robert Pierce, folkloriste et historien enseignant au sein système pénitentiaire ainsi qu’à la Sam Houston State University (SHSU) a entendu parler des archives, il s’est porté volontaire pour s’en occuper. Pierce a demandé la permission pour cela de photographier et d’interviewer n’importe qui dans le milieu – les détenus, les gardiens et jusqu’à l’électricien qui s’occupait de l’entretien d’Old Sparky. « On pousse les gens à nous parler de leur vie, et c’est de là que viennent les histoires », dit-il.

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Une rose en papier toilette, sculptée par un détenu
Crédits : Jen Reel

Ken Johnson, qui était alors administrateur au sein du système, a été nommé agent de liaison de Pierce. Ensemble, ils ont collecté des armoires pleines de documents, d’entretiens, de photographies et d’enregistrements VHS. Johnson a suggéré de placer les archives dans un musée, et un groupe de dirigeants du TDC, de SHSU et de la communauté de Huntsville a formé une organisation à but non lucratif pour lever des fonds. Pierce et Johnson ont monté des expositions d’objets temporaires – dont une mitrailleuse Thompson issue de l’arsenal du système pénitencier – pendant le rodéo carcéral de Huntsville et les événements organisés pour le cent-cinquantenaire de l’État en 1986. Ils ont profité de l’occasion pour sonder les  visiteurs potentiels, et ils ont réalisé que l’intérêt pour le musée était plus important en dehors de Hunstville qu’il ne l’était localement.

À cette époque comme aujourd’hui, les habitants du coin qui ne travaillent pas dans l’univers carcéral ont des sentiments partagés sur l’image que donne le musée de la ville. Les cinq prisons de Hunstville, les deux autres du comté et le siège du TDCJ font du système pénitentiaire la première industrie de la ville. Et la constante association de la ville à la peine de mort porte sur les nerfs des habitants. Durant les premières heures du musée, ils se sont lassés de la publicité négative engendrée par la bataille judiciaire opposant le détenu David Ruiz au directeur du TDC William J. Estelle, qui affirmait en 1972 que des châtiments cruels et inacceptables étaient perpétrés dans les prisons texanes. Mais d’un autre côté, le TDCJ et le SHSU permettent à l’économie de Hunstville d’être stable, explique Jane Monday, maire de la ville 1985 à 1991. Elle a pris part aux efforts de planification de l’époque : « Le TDC a toujours été apprécié ici car ses administrateurs ainsi que ses autres employés vivent et travaillent à Huntsville. Leurs enfants vont à l’école ici, ils sont intégrés à la paroisse et à nos organisations », dit-elle. « Le musée était simplement un moyen de célébrer cet héritage qui nous unit et dont nous avons si peu parlé pendant des années. »

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« Modèle d’exposition uniquement !! »
Crédits : Jen Reel

En 1989, le musée a trouvé un premier emplacement : une vieille banque qui restée vide sur la place du Palais de justice de Hunstville. Ses deux coffres-forts étaient parfaits pour y exposer les pièces importantes qui avaient été prêtées par l’État. Le premier accueillait les armes, et l’autre est devenu une réplique de chambre mortuaire où l’on exposait Old Sparky. « Les gens avaient envie de s’y asseoir, ils voulaient y graver leurs initiales », se rappelle Pierce. « On a eu quelques soucis avec les gens qui voulaient être pris en photo sur la chaise. » Le musée avait été mis en place par un groupe de bénévoles de la communauté et survivait grâce aux dons. « Je m’étais relevé les manches pour aider à tout installer, j’essayais de trouver la bonne façon d’accrocher les choses et de les étiqueter », se souvient Monday. Pierce, Johnson et un de leurs collègues, le photographe Jim Balzaretti, ont monté les premières expositions. « On savait qu’on aurait les pistolets, parce que ça attire toujours les gens – on pensait déjà au tourisme », se souvient Pierce. « Et puis la chaise. Mais j’ai insisté pour qu’il y ait également des éléments artistiques là-dedans, et on avait besoin de quelque chose sur le système éducatif carcéral. On ne pouvait pas parler que de sécurité, de sang et de boyaux. »

Aujourd’hui, les visiteurs du musée sont invités à commencer par regarder une courte vidéo sur l’organisation et les évolutions du système pénitentiaire texan – comme l’enseignement et la formation professionnelle – qui se sont mises en place au fil des années. Beaucoup de musées de prisons tiennent le même discours sur l’évolution du système correctionnel, affirme Michael Welch, sociologue de l’université de Rutgers. Auteur de Escape to Prison: Penal Tourism and the Pull of Punishment (2015), Welch explique que ces musées tendent vers « la pédagogie, la clarification et le sens de l’histoire. Ils retracent généralement l’histoire, en montrant les premières formes de sanctions et en insistant sur le châtiment physique et la peine de mort. Et dans de nombreux cas, ils montrent que nous avons évolué vers des formes plus humaines de châtiment. »

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Elizabeth Neucere devant l’arme scandaleuse
Crédits : Jen Reel

Mais si le musée vise à renforcer l’idée qu’un plus traitement humain est un progrès, il reflète également l’exclusion dont sont victimes les détenus au sein de l’administration carcérale, affirme Elizabeth Neucere, qui a écrit sa thèse sur le musée. Tandis que des panneaux expliquent les travaux que réalisent les prisonniers, peu d’exposition proposent d’écouter les voix des détenus eux-mêmes. La majorité des prisonniers dont le nom est mentionné ont été exécutés, ont essayé de s’évader, ou sont célèbres pour leurs méfaits. L’exposition photographique qui présente des détenus exécutés fait partie des quelques installations qui permettent aux visiteurs d’entendre la voix des prisonniers derrière les barreaux. « Le musée des prisons du Texas empêche la possibilité d’un débat public en créant des espaces silencieux dans sa présentation historique, à travers le choix qui est fait d’exposer avant tout des objets qui rendent tout surtexte dispensable (ou absent) », écrit Neucere dans sa thèse. « Les manquements du système carcéral texan restent hors de portée des visiteurs du musée, et font passer les luttes contemporaines pour le respect des droits humains en milieu carcéral pour des actions superflues. » Elizabeth Neucere explique par exemple que l’exposition sur les sanctions des prisonniers donne à voir des menottes, une chaîne et son boulet, de vieux cadenas, ainsi qu’une batte et une sangle de cuir assortie d’une poignée en bois, utilisée en toute légalité jusqu’en 1941 pour fouetter les condamnés. Le carton explicatif présenté à côté de la batte dit : « Utilisé pour les châtiments corporels infligés aux bagnards jusqu’au milieu des années 1940 », omettant (volontairement ou non) de préciser qu’une enquête fédérale de 1909 a révélé une utilisation abusive de la batte ; que des débats sur son interdiction ont fait rage pendant l’élection du nouveau gouverneur du Texas en 1912 ; et qu’elle a été temporairement remplacé par la « cellule sombre », la première forme d’isolement carcéral. L’utilisation de la batte s’est de nouveau généralisée à partir de 1939, avant d’être définitivement interdite en 1941. Aucune de ces informations n’est mentionnée dans l’exposition.

L’interprétation de l’histoire évolue, et Neucere est en train de la mettre à jour.

Selon Neucere, ces silences volontaires du musée sont en partie dus à l’affaire opposant Ruiz à Estelle, qui a mené à une surveillance fédérale et à des réformes majeures du système pénitentiaire après l’ordonnance de 1980, qui le jugeait anticonstitutionnel. « Ruiz n’est pas dans les bonnes grâce du système pénitentiaire, et cela se reflète dans le musée, comme à chaque fois que le système est la cible de poursuites judiciaires », écrit Neucere. Les plaignants, qui dénonçaient la promiscuité étouffante, la violence entre détenus et les soins médicaux inadaptés au sein des prisons, ont fait une mauvaise publicité au système pénitentiaire. Elle suggère que, consciemment ou non, cette histoire a probablement influencé la façon dont les fondateurs du musée ont choisi de présenter l’histoire.

2 535 histoires

Pierce, l’archiviste bénévole, est d’avis qu’il y a une part de vérité dans ce qu’elle avance. La plupart des personnes qui se sont investies dans le musée étaient directement impliquées dans les écueils terribles dénoncés par Ruiz, « et ils redoutaient que des gens puissent être poursuivis en justice ou licenciés », dit-il. « Je pense que ce qu’ils aimaient dans l’idée du musée, c’est qu’il donne un sentiment d’authenticité, d’inscription dans l’histoire et d’importance au système dont ils font partie. Ils peuvent se dire : “Et oui, j’ai travaillé dans l’univers carcéral. Il y avait des mauvais côtés, mais on a une histoire.” » Interrogé sur les panneaux d’information vieux de dix ans et sur leur éventuel besoin d’être actualisés, Willet, le directeur du musée et gardien de prison à la retraite, s’est montré hésitant. « Eh bien, on ne peut pas changer l’histoire, donc je suis d’avis que beaucoup des choses que vous voyez ici ne seront jamais actualisées, en dehors d’un coup de peinture de temps en temps pour éviter qu’elles ne s’effacent », dit-il. « Certains éléments appartiennent au passé. Ils sont bien révolus et ça ne changera pas. » Mais l’interprétation de l’histoire évolue, et Neucere, qui a été stagiaire au musée avant d’être embauchée comme adjointe au commissaire d’expositions, est en train de mettre à jour la façon dont est présenté le châtiment des détenus. Quand Rogers prendra sa retraite à la fin de l’année, Neucere, 25 ans, prendra sa place en tant que curatrice. Willet a accepté d’ajouter un panneau interprétatif sur la répression des prisonniers des années 1800 à aujourd’hui, ainsi qu’un autre sur l’histoire complète de la batte. Et Neucere met sur pied des conférences en partenariat avec le SHSU, au cours desquelles s’exprimeront d’anciens gardiens et d’anciens détenus. Le projet, calqué d’après un colloque donné à l’Eastern State Penitentiary, présentera de multiples points de vue et une vision plus contemporaine du système pénitentiaire.

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L’outillage fait maison des détenus
Crédits : Jen Reel

Au cours de la dernière décennie, « les musées ont commencé à renoncer à l’indifférence avec laquelle étaient présentés les objets jusqu’ici », affirme Neucere. « Désormais, ils essaient de présenter différents points de vue et ouvrent le dialogue avec les visiteurs. » À la prison d’Eastern State Penitentiary, l’exposition Big Graph invite ses visiteurs à réfléchir sur l’incarcération de masse. Un graphique en trois dimensions de quatre mètres de haut disposé à l’extérieur représente une décennie de l’histoire américaine par colonne. La hauteur de chaque colonne symbolise le nombre de personnes incarcérées, et les colonnes ont un code couleur selon leur origine ethnique. On demande aux visiteurs qui choisissent l’audio-guide de décider à quoi devrait ressembler la colonne de 2020. « Le cœur de notre mission aujourd’hui, c’est d’inviter les gens à y réfléchir », explique Sean Kelley, le directeur de la programmation et de l’interprétation du musée. « S’il y a une chose à retenir de toute la visite, on veut que ce soit le fait que l’univers carcéral a évolué tout au long de l’histoire, et qu’il doit continuer d’évoluer. Il s’agit de décisions humaines. » Le musée des prisons du Texas n’invite pas ses visiteurs à réfléchir sur les événements actuels ni n’incite au débat. Mais on imaginer aisément le potentiel de discussions qui existe entre des visiteurs venus du monde entier dans la ville qu’ils associent à l’incarcération et à la peine de mort. « Le musée des prisons du Texas a le potentiel pour devenir ce qu’on appelle un “post-museum” », écrit Neucere dans sa thèse. « Ce type de musées se sont développés d’après une nouvelle théorie du champ de la muséologie : ils essaient activement d’inviter ses visiteurs et ses acteurs à participer à des discussions sur des sujets délicats, qui prêtent à controverse, à rectifier la disparité sociale et à promouvoir une cohésion sociale plus importante. »

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La lettre d’un détenu à une jeune fille
Crédits : Jen Reel

Le musée a prévu d’ajouter une section pour les objets qui s’entassent dans son coffre-fort, ainsi qu’un centre de stockage extérieur au site. Pour le moment malheureusement, il ne dispose pas des fonds suffisants. Ce qui est certain, c’est que les visiteurs continuent d’affluer en masse. L’année prochaine, un centre de conférence devrait être construit sur les terres du gouvernement qui jouxtent le musée. Il accueillera un programme d’entraînement des autorités affilié au SHSU, ce qui garantie que le flux de visites va continuer à augmenter. Quand les visiteurs arriveront au nouveau centre, ils auront la même vue que celle dont profitent pour le moment les patrons du musée – un pré à chevaux et la prison Holliday Unit, de l’autre côté de l’autoroute. Lorsqu’il fait beau, le pré prend des teintes jaunes aux reflets d’argent. Les toits de l’Holliday Unit sont encore plus lumineux, entourés par des tours de garde et des barbelés. À l’intérieur, on trouve 435 employés, environ 2 100 détenus, et au moins 2 535 histoires à raconter. Mais les gens n’en entendront jamais parler. Ils feront une halte de 45 minutes au musée pour lire des mots sur des panneaux et contempler des objets sous verre.


Traduit de l’anglais par Adélie Floch d’après l’article « The Draw of Death Row », paru dans le Texas Observer. Couverture : La chaise électrique Old Sparky, par Jen Reel.


MA VIE À ALCATRAZ DU TEMPS D’AL CAPONE ET DE MICKY COHEN

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Earl Johnson a passé l’essentiel de sa vie en prison. D’Al Capone à Rudolf Abel, il a côtoyé les plus célèbres criminels incarcérés en Amérique.

Vivre à Alcatraz, c’était comme vivre dans un gigantesque fût industriel. Il s’en échappait peu de choses, et il y résonnait l’écho des vies s’entrechoquant derrière ses murs, année après année. Deux bâtiments pénitentiaires émergeaient du brouillard matinal, abritant 200 hommes, un par cellule, qui se tenaient debout à côté de leur couchette, prêts à être comptés comme c’était le cas toutes les deux heures. C’était la même rengaine, encore et encore. Tous les dix jours, il y avait des histoires de rasoirs qu’on avait trouvés. Tous les mercredis et samedis, il y avait de l’eau chaude pour prendre un bain. Tous les courriers adressés aux prisonniers étaient relus par la police et réécrits sur le papier à lettre d’Alcatraz avant d’être distribués. Deux heures par jour, les occupants des 200 cellules de la prison se baladaient dans la cour entre les deux bâtiments, cerclée de murs. Six fusils les avaient à l’œil tandis qu’ils déambulaient dans un sens, puis dans l’autre. Quiconque vivait un certain temps à Alcatraz finissait par présenter d’étranges symptômes.

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Un plan de l’île

L’événement le plus étrange auquel Earl Johnson eût jamais assisté se produisit tout juste après son incarcération en 1939. Les personnes impliquées étaient Stanley et Jimmy Dee, meilleurs amis et complices dans leurs activités criminelles. Ils étaient tout jeunes lorsqu’ils écopèrent de 50 ans de prison chacun, après que Jimmy Dee eût ordonné au caissier de déposer l’argent sur le comptoir. Ils vivaient tous les deux au rez de chaussée. Jimmy Dee avait attrapé une souris qu’il dressait comme animal de compagnie. Il l’avait prêtée à Stanley le temps d’un après-midi, lequel noya accidentellement l’animal en tirant la chasse d’eau sans voir qu’il était dans la cuvette. Les deux comparses ne s’adressèrent plus un mot du reste de la journée. Lorsque le garde vint éteindre les lumières, Stanley s’excusa auprès de Jimmy Dee et lui souhaita bonne nuit. « J’espère que tu vas passer une bonne nuit », répondit Jimmy Dee. « Parce qu’à compter de demain matin, tu ne dormiras plus jamais, Stanley. » Stanley pensait que Jimmy disait cela pour le taquiner – il aurait dû être plus méfiant. Lorsque le garde ouvrit les portes à l’heure d’aller au turbin, le braqueur de banque vengea la mort de sa souris. Les deux acolytes se retrouvèrent dans le hall au même moment, et Jimmy Dee en profita pour planter une arme qu’il avait confectionnée dans le ventre de Stanley, qui le traversa de part en part. Le couteau était composé d’un morceau de métal d’une trentaine de centimètres dont un des bouts avait été affûté. Lorsque Stanley arriva à l’hôpital, ses boyaux débordaient de son pantalon. Ce jour-là, Earl Johnson travaillait de jour en tant qu’infirmier et il vit dans quel état était le criminel quand les policiers l’amenèrent. Ce dernier mourut les genoux collés à sa poitrine, essayant d’empêcher ce qui restait de son estomac de tomber par terre. La vision de ce cadavre donna à Earl Johnson une puissante envie de déménager. Le visage bleu et glacé de Stanley l’avait convaincu du fait que la vie à Alcatraz était trop souvent un aller sans retour.

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