En décembre 1986, pour le compte de l’US Customs (un service fédéral américain dépendant du département du Trésor), Robert Mazur s’est glissé dans la peau de Bob Musella pour infiltrer le cartel de Medellín, dirigé par Pablo Escobar. « J’étais autorisé par le gouvernement à blanchir de l’argent », raconte-t-il. Sa couverture allait durer 18 mois et conduirait au coup de filet le plus spectaculaire de la guerre contre les drogues. Pour incarner à la perfection le rôle de Bob Musella, Robert Mazur avait « tout inventé, jusqu’à son CV ».
« Je savais bien qu’arriverait un moment où il me faudrait donner des détails sur son passé bancaire, professionnel et personnel. J’avais donc construit tout cela méticuleusement avec l’aide de banquiers. » Ayant débuté à l’IRS, l’agence américaine chargée de la collecte des impôts et des taxes, et poursuivi sa carrière dans une unité spéciale du département du Trésor, Robert Mazur connaissait tous les rouages du système financier international – même les plus obscurs.
Pour les membres du cartel, il était à la tête d’une société de conseil en investissements financiers capable de blanchir leur argent et de le réinvestir à travers des sociétés écrans à l’étranger. Il avait élaboré un système d’une rare ingéniosité qui leur permettrait théoriquement d’être à l’abri des autorités.
Au mois de mai 1988, Mazur et trois autres agents sous couverture se sont rendus à Paris pour rencontrer des membres éminents du cartel de Medellín, ainsi que les responsables de la succursale parisienne de la BCCI, une banque pakistanaise aux activités douteuses.
Sa mission ? Convaincre les hommes du cartel de faire appel à ses services pour blanchir l’argent de la drogue, faire avouer aux banquiers qu’ils étaient bien conscients des activités de leurs clients et enregistrer le tout sur bande pour préparer leur arrestation massive lors d’une fausse cérémonie de mariage, cinq mois plus tard.
Une tâche extrêmement délicate qui le conduirait des plus grands hôtels de la capitale au bois de Boulogne, en passant par les dancefloors hallucinés du Paris de la fin des années 1980.
Tous les dialogues qui suivent restituent les paroles exactes des protagonistes, retranscrites à partir des bandes qui ont servi à inculper les membres du cartel.
Les hommes du cartel
Hôtel de la Trémoille, Paris, 22 mai 1988 Des effluves de scotch inondent soudain la chambre quand Mora et Ospiña [deux courtiers du cartel] font irruption, le sourire aux lèvres et les yeux injectés de sang. Ils ont picolé durant le trajet de Medellín à Paris. Bien que j’aie passé quelques soirées avec eux, leurs excès me paraissent inconciliables avec leur job : cerbère financier d’un impitoyable cartel colombien. Ça n’empêche pas Ospiña de me demander s’il peut taper dans le minibar. Il n’a pas encore son compte.
En fouillant le bar, Ospiña m’explique dans un espagnol inarticulé que les hommes de Don Chepe veulent investir un million de dollars dans la Banque de crédit et commerce international (BCCI) de Paris, et quatre autres dans une banque allemande contrôlée par l’oncle d’Armbrecht [ancien pilote, opérateur du cartel]. Pour eux, ces investissements sont une goutte d’eau dans l’océan. Le scotch a eu raison de la vigilance d’Ospiña et sa langue se délie. Il m’explique qu’il est important que je convainque les associés de Don Chepe que je suis la bonne personne pour blanchir l’argent de leur société et le réinvestir en toute sécurité.
Mais il me met en garde : Armbrecht est un homme très puissant. Un autre homme assistera aux réunions en tant que porte-parole de Don Chepe : Santagio Uribe [frère de l’ancien président de Colombie Álvaro Uribe], l’avocat et consigliere qui supervise la plupart des opérations du cartel. Ospiña veut retrouver Armbrecht et Uribe pour le dîner, mais Nazir Chinoy [manager de l’agence française de la BCCI, une banque pakistanaise] nous a déjà invités à se joindre à lui, Howard, Hassan [tous deux banquiers à la BCCI] et leurs familles : Armbrecht et Uribe devront attendre. Ospiña entre dans une colère noire. Comment puis-je me permettre de faire attendre Armbrecht ? Je me défends en expliquant que je ne suis pas à Paris uniquement pour gérer leurs affaires. Je dois lui faire comprendre que je ne suis pas à sa botte.
Les Colombiens ont des couilles et aucun scrupule : combinaison dangereuse. Il ne faut montrer aucune faiblesse et demeurer aussi confiant, froid et calculateur qu’eux. Ils flairent la peur et le moindre détail qui pourrait trahir que leur interlocuteur n’est pas celui qu’il prétend être.
L’argent du cartel est principalement placé dans des banques au Panama et los duros [les chefs du cartel] ont sérieusement besoin d’alternatives. L’argent diminue et l’accrochage entre Manuel Noriega, le commandant en chef des Forces armées panaméennes, et les États-Unis a créé une impasse bancaire. Si nous parvenons à leur vendre notre système alternatif, nous mettrons la main sur une grosse partie de leur business.
Mais Ospiña a trop bu et nous avons autre chose de prévu ce soir. D’après Mora, d’autres membres du cartel se joindront d’ici quelques jours à Armbrecht et Uribe, avec Don Chepe parmi eux. C’est un détail important. Nous serons en infériorité numérique, aussi j’ai besoin de plus d’informations sur l’entourage. Impossible que Don Chepe voyage sans protection. Mora s’inquiète également pour Ospiña, son comportement ne sera pas du goût d’Armbrecht et Uribe. Nous devons nous distancier de sa connerie.
Mora nous aide à établir une stratégie pour le rendez-vous avec les hommes de Don Chepe. En tant que pilote, Armbrecht s’implique rarement dans les affaires d’argent. Pour autant, son opinion a beaucoup de poids dans le cartel, au sein duquel son intégrité et son intelligence sont très appréciés. Son soutien nous serait précieux. Demain, Don Chepe arrivera avec un concurrent qui se fait appeler El Costeño Mama Burra. Emir [mon partenaire dans l’opération d’infiltration du cartel, agent de l’US customs] éclate de rire. Grosso modo, son surnom signifie « le baiseur d’ânes de la côte Nord ». La DEA le connaît sous le nom d’Eduardo Martinez, un des blanchisseurs les plus influents du cartel.
En graissant la patte des agents de la Banco de Occidente au Panama, Martinez a blanchi des dizaines de millions de dollars pour le cartel. Aucun doute, il tentera de nous discréditer aux yeux de Don Chepe. D’après Mora, si nous parvenons à convaincre Armbrecht de placer son million de dollars à la BCCI de Paris, Don Chepe verra cela comme un gage de confiance et Martinez comme une menace. Mora joue gros pour nous – jusqu’à sa tête.
Ils sont sept, nous sommes deux. Mauvais ratio. Nous ne pouvons pas appeler de renfort : s’ils ont l’impression d’être surveillés, on est morts. Nous n’avons ni armes, ni badges, ni aucun pouvoir en France. À peine quelques contacts à l’ambassade américaine. Les services de douane français sont au fait de notre présence ici, mais ne s’en préoccupent pas. Nous devons rester prudents à chaque rendez-vous.
Une partie d’échecs
Laissant Ospiña dans les vapes à son hôtel, Emir, Kathy, Linda [trois agents de l’US Customs, Kathy joue ma fiancée dans l’opération] et moi allons dîner comme prévu avec les banquiers de la BCCI. Comme d’habitude, Chinoy nous invite dans un des plus grands restaurants de la capitale. Entre deux plats, il me glisse à l’oreille : « J’ai l’intention de voyager aux États-Unis dans deux mois. J’aimerais beaucoup vous y voir, ainsi que les associés que vous jugerez utile de me présenter. Je pense que nous pouvons nous entraider. »
« Sans aucun doute », lui dis-je. « Je serais ravi de vous présenter quelques-uns des membres de “ma famille”, avec qui je partage la responsabilité d’assurer la sécurité de nos finances. Ce serait un plaisir de vous compter parmi nous. Vous avez été si bienveillant… J’ai l’impression que nous nous connaissons depuis des années. » « Merci Bob », répond Chinoy. « Le sentiment est partagé. »
Le moment est venu de mettre à exécution le plan élaboré avec Kathy. Pour clore l’affaire, nous devons réunir toutes nos cibles à Tampa, en Floride. Si nous ne les attrapons pas sur le territoire américain, ils s’enfuiront en Colombie ou au Pakistan, hors de portée d’une extradition. Impossible de fixer une date aujourd’hui, mais on peut les convier à un événement qui se déroulera d’ici cinq à douze mois et voir comment ils réagissent. Toutes nos cibles semblent nous apprécier et croient sérieusement que Kathy et moi sommes fiancés…
« Nous commençons à planifier notre mariage », dis-je à Chinoy. « Nous allons organiser une somptueuse cérémonie qui se déroulera sur deux jours, et tous les membres importants de ma famille seront présents. Y compris les membres de notre comité, si vous voyez ce que je veux dire. Je sais que nous venons à peine de nous rencontrer, mais je vous considère non seulement comme un ami, mais aussi comme quelqu’un de très important dans la marche de notre organisation. Je serais très honoré si vous acceptiez, vous et votre famille, notre invitation à prendre part à la cérémonie. Nous n’avons pas encore arrêté de date, mais ce sera au plus tôt pour le mois d’octobre. »
« Eh bien, merci beaucoup », répond-il en voyant là une opportunité en or. « Nous serions ravis d’y assister et nous ne manquerions cela pour rien au monde. Je viendrai avec Munira et les enfants. » Trop facile. Peut-être que le coup du faux-mariage est une bonne idée, finalement.
Après dîner, Howard nous raccompagne en voiture et improvise une petite balade dans Paris, en passant près du bois de Boulogne. Nous roulons tranquillement le long de ruelles étroites quand il nous fait remarquer la présence d’une douzaine de prostituées, qui sourient et agitent la main vers nous. Howard tire une longue latte sur sa cigarette et me dit avec son accent très british : « Tu vas trouver ça incroyable, Bob. Ce sont des transsexuelles et en fonction de leur nationalité elles occupent certaines zones du bois. Si tu es intéressé par une Vénézuélienne, tu es au bon endroit. Et là-bas, par exemple, elles viennent de différents pays d’Afrique. C’est génial, non ? » En effet.
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Le lendemain, Mora informe Emir qu’Armbrecht est prêt à commencer les négociations. Mieux vaut d’abord le rencontrer en privé. L’attitude d’Ospiña a détourné leur attention et j’ai besoin qu’Armbrecht se concentre à nouveau sur ce qui est important. On ne s’en sortira pas à six dans la même pièce si chacun essaie de tirer la couverture sur soi. Sans compter que les gens méfiants ont tendance à s’effacer quand ils rencontrent de nouvelles personnes. Ambrecht doit savoir que je suis tout aussi prudent que lui. S’il est vraiment de la partie, il comprendra.
Avec l’aide de Mora, j’organise le rendez-vous dans le hall d’entrée du George V, où réside Armbrecht, à quelques rues de Hôtel de la Trémoille. Selon Mora, Armbrecht s’habille simplement, mais n’en mérite pas moins mon plus beau costume. Je lui ai décrit ma tenue, il n’aura donc aucun mal à me trouver. J’opte pour une alcôve isolée au premier étage et lance mon magnétophone. En attendant sa venue, j’étudie l’impressionnante tapisserie du XVIIe siècle qui s’étale du sol au plafond, à quelques mètres du canapé victorien dans lequel je suis confortablement installé.
Armbrecht devra s’asseoir à ma droite, tourné vers le reste de la pièce. Je ne tiens pas à ce que nous soyons face à face, c’est trop agressif. J’adopte une posture idéale pour discuter : ni jambes, ni bras croisés, rien à cacher. Un homme d’apparence modeste s’approche de moi avec assurance. Il porte un jeans, des santiags, une chemise écossaise et une veste en daim marron. Il s’assied près de moi sans un mot, sourit et hoche la tête. « Je suis désolé pour tous les contretemps qui m’ont empêché de vous rencontrer plus tôt », dis-je pour commencer.
« Je ne l’ai pas pris personnellement », répond Armbrecht après une longue pause. « Certaines personnes ont tendance à compliquer les choses… Il y a quelqu’un qui se met en travers de nous, et je n’aime pas l’y voir. » Il parle d’Ospiña. Son anglais est teinté d’un drôle d’accent, produit de ses origines germano-colombiennes. Je poursuis : « Je vous présente mes excuses. Il y a eu un manque de communication entre nos intermédiaires, mais Dieu merci nous sommes réunis aujourd’hui, et c’est tout ce qui importe. »
Il semble que la vie d’Ospiña ne tient plus qu’à un fil.
« La personne qui s’est mise en travers de notre chemin, et de celui de Mora… cette personne a de gros problèmes personnels, à tout le moins. L’ennui, c’est qu’il les laisse interférer avec son travail, et je suis venu pour travailler, par pour faire du tourisme. » « J’espère vous compter parmi nous lors du dîner de ce soir », lui dis-je. « Si vous n’avez rien prévu d’autres, nous adorerions… » « Merveilleux », coupe-t-il. Je saisis l’occasion pour ajouter qu’Emilio travaille avec tous mes clients sud-américains.
« Il nous sert d’interprète et veille à la réception des choses que nous devons recevoir, avant de faire parvenir les bénéfices à nos clients aux États-Unis » – un langage codé pour parler de transfert de fonds. « À vrai dire Bob, j’aimerais en savoir davantage sur les arrangements que propose votre société financière là-bas. Quels sont les mécanismes que vous employez et comment fonctionnent-ils ? Et quelles garanties pouvez-vous nous donner ? Car si cet arrangement est bon, et il semble qu’il le soit, la quantité d’argent à gérer serait considérable. » « Ce serait effectivement judicieux », dis-je après une pause calculée. « Cela nous donnera l’opportunité de voir si nous pouvons aller plus loin. Je n’ai aucune raison de penser le contraire. Je comprends tout à fait qu’il vous faut en savoir plus sur moi, et je pense que vous le méritez. Je ne vois rien qui nous empêche de clarifier ce qui doit l’être. »
« Je n’osais pas vous le demander, mais puisque vous le proposez, j’accepte avec plaisir. Je suis sûr que ce sera très intéressant. » « Oui, je pense que nous gagnerions à mieux nous connaître. Comme on dit aux États-Unis, je suis prêt à baisser mon froc le premier et à vous en dire un peu plus à mon sujet. » Il rit.
« Bob, j’espère que vous comprenez ma position. Je reste très prudent et pour certaines choses… je préfère avoir toutes les cartes en main. » « Si nous ne partagions pas le même état d’esprit, ni vous ni moi ne serions assis là, et nous ferions probablement un autre métier. Nous sommes sur la même longueur d’ondes vous et moi. »
« Parfait. »
Les négociations
Armbrecht m’explique que Santiago Uribe, l’avocat, sera présent lors de nos réunions. Son opinion est très importante pour Los duros. Puis il recommence à se plaindre d’Ospiña, ce qui serait susceptible de poser problème si je ne l’avertis pas que je le connais. « Je suis particulièrement attaché à l’amitié que j’ai pu nouer, grâce à Gonzalo, avec monsieur Ospiñ… » « Oh merde ! » « …mais rassure-vous, Gonzalo est notre représentant en Colombie. » « Ah, très bien », dit-il, soulagé. « Nous travaillons depuis des années avec Gonzalo. C’est la personne en qui j’ai le plus confiance. »
Je mets Armbrecht au courant de mon passif avec la BCCI, lui racontant en détails comment je me suis laissé convaincre, il y a trois ans, de travailler avec des clients sud-américains. Je lui propose de venir me voir aux États-Unis, où je pourrai lui montrer toute notre installation. Je lui explique comment les comptes de nos sociétés écrans nous permettent de déposer en toute sécurité de l’argent aux États-Unis, avant de le faire sortir clandestinement vers des banques offshore grâce à notre service de fret aérien. Armbrecht s’inquiète du million de dollars que j’exige en certificats de dépôt avant d’accepter de gérer de plus grosses quantités d’argent.
« Pourquoi considérez-vous cela comme une exigence, ne s’agit-il pas plutôt d’un échange de bons procédés ? » Nous n’aurions pas pu opérer sans l’aide des banques, il fallait donc qu’on leur donne un os à ronger. Je lui donne un aperçu complet du système avant d’ajouter solennellement : « Si je prends cette responsabilité, j’engage non seulement ma réputation, mais aussi ma vie. Si je faisais les choses différemment, vous ne feriez pas affaire avec moi. » « Le problème, c’est le liquide », dit-il. « Nous en avons beaucoup. »
Leur argent est disséminé à plusieurs endroits et ils veulent transformer ce cash en certificats de dépôt, mais ils veulent également que les choses soient bien faites. « La meilleure option est toujours la plus simple », lui dis-je pour le rassurer. « On essaie donc de faire simple. Comme on ne peut faire confiance qu’à soi-même, j’achète les avions moi-même, je les répare moi-même et je les pilote moi-même. Je fais les transactions sur mes comptes personnels, ici en Europe. Je ne paie jamais en liquide, jamais… Personne n’est au courant de ce que je fais. Nous essayons de faire les choses simplement, et le plus simple est d’impliquer le moins de gens possible. »
Je marque une pause pour le laisser intégrer mes paroles avant de conclure : « Dans la rue, c’est Dominguez [Emilio Dominguez est l’alias de mon partenaire Emir Abreu] qui gère. Pour le reste, tout repose exclusivement sur mes épaules. » « Bien », dit-il. « Au delà de ce million qui n’est pas grand chose, nous préparons une autre opération. Une grosse somme d’argent destinée à la sécurité de l’organisation. Personne ne doit mettre la main dessus. Nous avons 30 millions de dollars au frais à Louisville, dans le Kentucky. Et je ne peux pas en dire plus car je n’en sais pas plus, mais on pourrait investir 50 ou 100 millions de dollars de plus, voire davantage. C’est une somme importante que nous souhaitons mettre de côté pour servir d’assurance à l’organisation. Si la machine est bien huilée, on peut réitérer l’opération. Je pourrais même convaincre beaucoup d’autres personnes de s’intéresser à ce système… Nous sommes des hommes d’affaires importants, mais nos affaires doivent rester discrètes. Nous n’achetons pas de villas immenses ou de buildings. Nous préférons rester dans l’ombre pour gérer notre organisation. Et nous privilégions le liquide, c’est plus pratique. »
« J’ai beaucoup parlé de moi, j’ai hâte d’en savoir plus sur vous. » Sa réponse me permettra de juger s’il est à l’aise avec moi. Il marque une pause.
« Je suis pilote professionnel… Je volais pour Avianca. J’ai piloté des 707 et des 737 pendant sept ans. J’ai fait des études de médecine pendant quelques années, mais ça ne m’a pas plu. Mon père est allemand et j’ai vécu en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Je suis très ouvert d’esprit car j’ai eu l’occasion de côtoyer de nombreuses cultures différentes. Je suis aussi un leader né. Je dirige tout constamment et j’ai une soif intarissable d’apprendre… Si je suis au cœur de tout ça, c’est parce que dans la vie on s’aperçoit qu’on ne peut pas faire confiance à grand monde. Mon problème, c’est que les gens me font très vite confiance… J’ai l’esprit d’analyse et je ne commets pas de grosses erreurs. »
Tu es sur le point d’en faire une, me dis-je.
« J’aimerais que monsieur Ospiña soit complètement écarté de cette affaire », continue-t-il. « Je ne l’aime pas… Je crois qu’il s’est débrouillé pour que nous ne puissions pas nous rencontrer vous et moi. Quant à ses préférences sexuelles, il peut faire ce qu’il veut, je m’en fiche… mais il a essayé de me faire entrer dans ses délires. Je n’aime pas ça… Et je n’aime pas l’idée qu’il soit au courant de quoi que ce soit. D’après moi, c’est quelqu’un qui est facilement sous pression et ça le rend vulnérable. »
Il propose que nous retournions à mon hôtel. Si Ospiña est là, nous couperons court à notre rencontre et nous reprendrons la discussion plus tard, sans lui. S’il n’est pas là, nous pourrons poursuivre avec Uribe et prendre le temps de répondre aux questions qui restent en suspens.
La procuration
Nous trouvons Emir, Mora et Uribe dans la chambre. Pas de salutations, nous sommes là pour affaires. Armbrecht va droit au but. Il fixe Mora droit dans les yeux et demande d’un ton ferme : « Je veux savoir exactement quel rôle il a joué dans les transactions. » Une fois encore, il parle d’Ospiña. « Oui, oui, euh… » bégaye Mora. « J’ai… rencontré cette personne en novembre. Ils me l’ont présenté à Medellín, euh… Ils m’ont parlé de clients potentiels car c’est un intermédiaire. Rien de plus… et si, il a essayé de conclure les deals sans parler de Don Chepe. »
Mora prend ses distances, mais il en dit assez pour qu’Ospiña ne soit pas tué avant d’avoir quitté Paris. Il précise que c’est Ospiña qui l’a présenté à Don Chepe, mais Armbrecht et Uribe s’en fichent. « Je ne veux pas de lui », tranche Armbrecht. « Moi non plus », renchérit Uribe. Les vices d’Ospiña l’ont mis dans une situation délicate. Il était ivre hier soir, mais même sobre il parle trop. Sans compter qu’il surestime sa position. « C’est un homme stupide, en plus d’être un connard grossier », dit Armbrecht. Uribe lui murmure quelque chose à l’oreille. « La violence ne résout rien », répond Armbrecht.
Il semble que la vie d’Ospiña ne tient plus qu’à un fil. Une fois leur agacement exprimé, il est temps pour moi d’expliquer le système à Uribe. J’expose comment la BCCI nous a aidé à dissimuler l’origine de nos fonds, puis je décris les documents préparés par l’avocat à Zurich, pour la société de Gibraltar. La Nicesea Shipped Ltd. a été montée pour abriter le million de Don Chepe sur son compte à la BCCI de Paris. Pour rassurer Armbrecht et Uribe, je les préviens que je nous ai organisé un rendez-vous avec Nazir Chinoy.
« J’aurais aimé avoir un petit schéma de toute cette activité, pour que nous visualisions tous clairement comment se déroule le processus », dit Armbrecht. « Sans problème. » Je dessine un diagramme expliquant le fonctionnement détaillé de notre système, étape par étape. Il est impressionné.
Au terme de ma présentation, je tente quelque chose qu’aucun flic n’aurait jamais osé faire : « Vous êtes tous invités chez moi à Tampa. De là, nous pourrons aller à New York, et comme l’affaire est gérée par mon cousin, vous pourrez rester incognito là-bas. Vous n’aurez même pas besoin de donner vos noms. Je me dis qu’il est préférable que vous voyez de près comment fonctionnent les opérations, pour vous assurer que les choses sont gérées de façon sérieuse. Cette invitation reste valable à tout moment où vous jugerez utile de venir voir par vous-même. » « Merci », répond froidement Armbrecht.
Mora intervient pour appuyer ma proposition. Il souligne que je souhaite m’assurer de la sécurité de nos opérations, initialement mises en place pour nos clients américains. Nous proposons un forfait complet : on ne se contente pas de déplacer l’argent, on le réinvestit. « C’est pourquoi nous sommes ici », dit Armbrecht, « afin d’examiner tout cela et d’établir en définitive un mécanisme complet, dont nous bénéficierons grandement sur le long terme. » Les années que nous avons passées à organiser l’opération sont sur le point de payer. Nous ne sommes plus seulement un de leurs principaux blanchisseurs, nous sommes en passe de devenir une de leurs banques.
Armbrecht nous adresse enfin un signe de confiance : il souhaite que j’obtienne procuration sur Nicesea Shipping afin qu’une tierce personne puisse gérer le compte avec lui. « Comme il m’est arrivé de me tromper dans les noms auparavant, si l’un d’entre vous pouvait me l’écrire quelque part… » Armbrecht s’avance et note : « Gerardo Moncada ». Bingo.
Un autre ponte du cartel apparaît sur le radar. On ne le sait pas encore à ce moment-là, mais Moncada n’est autre que Don Chepe, le responsable de l’opération et l’un des bras droits de Pablo Escobar. Armbrecht se frotte le menton pensivement. « Que se passe-t-il si vous disparaissez ? » Tout le monde rit sauf moi. Je sais qu’il est sérieux. « C’est la raison pour laquelle vous me mandatez. Tout le monde sait où j’habite. Tout le monde sait où je travaille. » Ma réponse le surprend quelque peu. « Je ne pensais pas à cela », dit-il. « Mais s’il vous arrive quelque chose, un accident. Il faut toujours envisager ces éventualités. » C’est la raison pour laquelle j’ai obtenu deux procurations sur ses comptes.
Si Bob Musella meurt, la gestion revient à Armbrecht et son organisation. « C’est vrai », dit-il. « C’est une excellente chose. Oui. Ce ne sont que des questions, des questions et toujours plus de questions. Bien, bien, bien. » On frappe à la porte. C’est Ospiña. Armbrecht ment en disant que nous nous sommes rencontrés par hasard et qu’il commence tout juste à me questionner sur la sécurité de notre système. La conversation tourne en rond pendant une heure et demi. Ospiña ne sait pas qu’il est écarté de l’affaire, mais il n’apprendra rien de plus sur l’opération.
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COMMENT ROBERT MAZUR A RÉUSSI À PIÉGER LES HOMMES DU CARTEL
Traduit de l’anglais par Nathalie Delhove, Adélie Floch et Nicolas Prouillac d’après un extrait du livre de Robert Mazur The Infiltrator: My Secret Life Inside the Dirty Banks Behind Pablo Escobar’s Medellin Cartel, paru chez Back Bay Books. Couverture : Pablo Escobar/Paris, 1988. (Création graphique par Ulyces)