Hoaxbuster

Le 13 mai 2012, les amis de Dana Dirr, une chirurgienne du Saskatchewan alors âgée de 35 ans, se sont vus accueillis par un message des plus troublants lors de leur connexion à Facebook : « PRIÈRES REQUISES D’URGENCE. » Un texte rédigé par le père de Dana informait les amis de celle-ci du fait qu’elle se battait pour rester en vie suite à un accident de voiture. Elle avait été évacuée par pont aérien au service des urgences où elle exerçait sa profession de chirurgienne. D’ailleurs, elle était supposée être de garde ce soir-là. « Dana est enceinte de bientôt 35 semaines », écrivait son père. « S’il vous plaît, priez pour elle et le bébé ! » En quelques heures, des centaines de personnes avaient partagé le post concernant l’accident de Dana, et des centaines d’autres y avaient laissé des commentaires de soutien. Alors qu’elle luttait pour sa vie, sa famille postait régulièrement des informations sur l’évolution de son état de santé sur Facebook. Donner un compte-rendu régulier de leur quotidien sur le web était, pour la famille Dirr, un exercice qui n’avait rien d’inédit. Le mari de Dana, un ancien punk tatoué répondant au nom de JS, avait été actif au sein de communautés web pendant près de dix ans, s’y faisant des centaines d’amis virtuels (et ayant vécu au moins une relation à distance par ce biais). Lorsqu’en 2010 ils ont commencé à partager sur le web l’histoire de leur fils de 7 ans, Eli, qui combattait son quatrième cancer, Dana et JS étaient même devenus des célébrités sur la toile, à moindre échelle : d’abord quelques centaines d’abonnés, puis des milliers, qui avaient surnommé le garçon Warrior Eli.

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L’association y a vraiment cru
Crédits : Alex’s Lemonade Stand

Les amis de la famille Dirr ont passé le reste de la journée à actualiser leur page Facebook dans l’espoir d’avoir des nouvelles. Tard dans la nuit, JS a annoncé la naissance d’une petite Evelyn en pleine santé à 23 h 11. Peu après, deux minutes après minuit, Dana était décédée. Son mari a commenté le timing des deux événements comme un dernier acte de bravoure de la part de Dana : « Elle n’aurait pas voulu que sa mort vienne gâcher l’anniversaire d’Evie chaque année », a-t-il écrit. « Elle a attendu deux minutes après minuit, le jour de la fête des mères, pour nous quitter. » Les amis et abonnés de la famille ont proposé de mettre sur pied une campagne de financement participatif pour donner à ses membres un soutien financier pendant cette période sombre, mais JS a refusé. D’après lui, l’assurance maladie canadienne suffirait à rembourser les factures. En revanche, la famille a demandé à ceux qui voulaient faire un don de le faire à l’association Alex’s Lemonade Stand, qui soutient les enfants atteints du cancer. Ceux qui avaient connu la famille Dirr via Internet ont pleuré la mort de Dana. « J’ai passé la nuit à pleurer, et chaque fois que j’ai raconté l’histoire en ce jour de fête des mères, j’ai fondu en larmes !! », a écrit plus tard une des amies Facebook, laquelle a fait don de 50 dollars à l’association Alex’s Lemonade Stand.

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Depuis sa belle maison de la banlieue sud de Chicago, Taryn Wright a vu se dérouler l’histoire dramatique de la mort de Dana Dirr en temps réel sur son ordinateur. Wright était alors une jeune trentenaire qui vivait ponctuellement chez ses parents, pratiquement immobilisée à la suite d’une importante opération de la hanche. Elle affrontait ce cruel manque de mobilité et d’autonomie du mieux qu’elle le pouvait, principalement en tricotant et en « remplissant des feuilles de peinture à numéros avec la ferveur d’un tueur en série ».

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La plupart des hoax ont lieu sur Facebook
Crédits : Facebook

Quand Wright est tombée par hasard sur l’histoire tragique à l’excès de Dana Dirr, elle a rapidement décelé que quelque chose ne collait pas. Le décès de Dana Dirr et la naissance de son enfant dans des circonstances dramatiques (le jour de la fête des mères, qui plus est) n’était relayé nulle part dans les médias. Et plus Wright creusait la question, plus l’ensemble de la saga de la famille Dirr, compilée dans une décennie d’articles de blog, de pages MySpace et d’album photos en ligne, semblait invraisemblable. Il y avait trop d’enfants, et trop d’entre eux étaient jumeaux. La vie de cette famille était ponctuée de meurtres, d’erreurs d’identité et d’ironies dramatiques. Le tout avait des airs étranges de soap opera. Wright a enregistré quelques unes des centaines de photos postées sur Internet par la famille Dirr et a lancé une recherche d’images sur Google, permettant aux utilisateurs de voir les différents sites Internet sur lesquels une image donnée a été postée. Elle a ainsi découvert que les clichés avaient été volés à un blogueur sud-africain. Et pire encore, il s’est avéré que Dana Dirr, supposée être chirurgienne traumatologue, n’avait aucun profil existant sur quelque site Internet hospitalier que ce soit, et que les moteurs de recherche ne donnaient aucun résultat la concernant qui n’ait été écrit par un membre de sa famille. Wright était de plus en plus convaincue que Dana Dirr n’avait jamais existé. Cette découverte était pour elle à la fois révoltante et galvanisante. Son premier réflexe a été d’avertir toutes les personnes dont les photos avaient été volées que celles-ci avaient été les objets d’un canular. Mais plutôt que d’envoyer un e-mail à chacune de ces personnes, elle a décidé de créer un blog pour faire part de ses soupçons, qu’elle a intitulé Warrior Eli Hoax Group.

Le lien du blog a rapidement fait le tour de Facebook et, en l’espace de quelques heures, un groupe de personnes tout aussi sceptiques que la jeune femme avaient commencé à alimenter celui-ci en postant leurs propres trouvailles dans les espaces dédiés aux commentaires. Parmi les membres du groupe, il y avait ceux qui étaient amis avec Dana sur Facebook, choqués d’apprendre qu’ils avaient été menés en bateau. Il y avait également des aides soignants investis dans la lutte contre les enfants atteints de cancers, révoltés par la supercherie. Et enfin, il y avait ceux qui, comme Wright, n’avaient aucun lien personnel avec cette histoire, mais qui ont tout de même été entraînés dans l’effervescence de cette étrange situation. Après avoir compris que Dana Dirr n’avait probablement jamais existé, Wright a commencé à s’intéresser aux amis Facebook de la famille Dirr. « Quand je tapais leurs noms sur Google, je n’obtenais aucun résultat », raconte-t-elle. « Et quand j’ai regardé leurs photos, j’ai découvert qu’elles aussi avaient été volées. » Wright avait mis au jour non seulement le fait que le personnage de Dana Dirr relevait de la fiction, mais, de plus, qu’il s’avérait son mari et son fils malade n’existaient pas non plus. Plus de 70 des amis Facebook de la famille Dirr se sont aussi révélés être de faux comptes. Taryn Wright est une femme aux cheveux noirs et aux sourcils à l’arrondi soigneusement entretenu, qui a longtemps été attirée par les histoires de serial killers, de menteurs maladifs et de gourous (quelques années auparavant, elle et sa sœur ont juré de cesser d’évoquer le suicide collectif de Jonestown lors de leurs premiers rendez-vous avec leurs prétendants). Elle avait suivi avec ferveur les histoires tordues de femmes qui, au commencement d’Internet, avaient créé des personnages fictifs plus vrais que nature sur la toile. Il y avait Kaycee Nicole, une adolescente que la leucémie était en train de tuer, qui s’était révélée être une trentenaire en parfaite santé. Et Jubilee James, un cowboy-pompier-poète aux tendances suicidaires atteint d’un cancer du foie, qui était en réalité la création d’une femme d’un peu plus de 50 ans. À présent, Wright occupait la place privilégiée du détective, qui avait révélé un hoax au grand jour par ses propres moyens.

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Taryn Wright à son bureau
Crédits : Max Herman/Demotix

« Au début, c’était un peu comme devoir reconstituer un puzzle géant », explique Wright. En plus de son blog, elle a créé un groupe Facebook pour faciliter l’enquête : en l’espace d’une heure, une centaine de personnes l’ont rejoint pour aider la jeune femme à passer au crible les indices qu’ils pouvaient trouver sur le net. À la fois troublée et euphorique, Wright a fermé le groupe aux nouveaux membres. Elle est restée éveillée toute la nuit, à boire du Coca Light et à actualiser la page de son blog pour voir si de nouveaux commentaires pouvant faire avancer les recherches avaient été postés. En moins d’une journée, son blog improvisé avait atteint les 100 000 clics. C’est le premier élément qui a fait comprendre à Wright que ce qu’elle avait lancé allait certainement échapper à son contrôle.

Le syndrome de Münchhausen

En 1951, l’endocrinologue britannique Richard Asher identifia une catégorie de patients présentant des symptômes incroyables et racontant des histoires abracadabrantes à propos de leur mal-être et de leur infortune. Une fois la crédulité et la sympathie des habitants d’une ville usées jusqu’à la corde, ils changeaient tout simplement de lieu de vie et chantaient leur rengaine à de nouveaux médecins, infirmières et voisins. Asher baptisa cette maladie le syndrome de Münchhausen. Les victimes du syndrome de Münchhausen posent un problème particulier aux cliniciens, du fait que leur maladie consiste à prétendre qu’ils sont malades, jusqu’à gommer parfois la limite entre une maladie « réelle » et une « fausse » maladie : il arrive que les malades se fassent saigner pour donner l’impression d’être anémiés, ou bien s’injectent des médicaments de chimiothérapie dont ils n’ont pas besoin. Il y a quelques années, après avoir remarqué le développement de comportements similaires sur Internet, le Dr Marc Feldman, un professeur clinique de psychiatrie à l’université d’Alabama, inventa l’expression « Münchhausen par Internet » pour décrire les personnes propageant sur la toile des récits de fausses maladies. « Pour la plupart de ces imposteurs, le tout est d’attirer la sympathie et l’attention sur eux », m’a expliqué Feldman. « Cela leur apporte un réconfort qu’ils pensent ne pas pouvoir obtenir autrement. Ils ont du mal à s’adapter socialement, ou ont de mauvaises stratégies d’ajustement, et le fait de faire semblant d’être malades leur permet de se manifester auprès de cette communauté réactive et chaleureuse. »

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Le baron de Münchhausen
Gustave Doré

« Avant l’avènement d’Internet, les gens devaient lire des manuels de médecine ou se rendre dans des bibliothèques médicales pour apprendre l’existence et les symptômes d’affections connues uniquement des médecins », dit Feldman. « Ils devaient s’entraîner dans le miroir à grimacer de douleur, puis aller aux urgences pour simuler au personnel une crise quelconque. Maintenant, il vous suffit d’aller sur Wikipedia pour devenir incollable sur une maladie donnée en 20 minutes. Il ne vous reste plus qu’à vous faire connaître sur le net pour trouver instantanément une communauté qui vous soutiendra. » Lorsque les membres de cette communauté réalisent que leur compassion (et parfois leur argent) leur a été soutirée sous de faux prétextes, ils peuvent, tout comme des victimes de fraude financière, se sentir trop honteux pour oser en parler. Et d’autres, comme ceux qu’a réunis le blog Warrior Eli Hoax, vont plus loin en transformant leur gêne en vengeance, et en devenant des vigiles d’Internet.

En mai 2012, Wright a écrit des dizaines d’articles de blog à propos de la famille Dirr. À partir d’une photo représentant soi-disant le ventre de femme enceinte de Dana Dirr, elle est remontée jusqu’à une jeune maman new-yorkaise. Elle a aussi retrouvé des articles de blog vieux de dix ans à propos du meurtre du jumeau (fictionnel) de JS. Alors que les mises à jour s’enchaînaient, le nombre de personnes suivant le blog de Wright a continué d’augmenter. Celle-ci s’est alors retrouvée au cœur d’un étrange groupe de fervents détectives amateurs. La centaine de personnes ayant rejoint son groupe Facebook a facilité les investigations relatives à l’affaire Dirr. Une personne pouvait partager son expertise à propos d’une forme rare de cancer pédiatrique, quand une autre s’avérait être capable de localiser des adresses IP. Il n’a pas fallu beaucoup de temps au groupe pour trouver qui se cachait derrière le feuilleton de la famille Dirr. Plusieurs des supporters de celle-ci avaient reçu des bracelets en plastique affichant un message de soutien pour Warrior Eli. Les paquets avaient été envoyés et payés par la sœur de JS, Emily. Au contraire des autres membres de la famille, Emily Dirr était répertoriée sur Internet, en tant qu’étudiante en médecine dans l’Ohio. Wright était convaincue d’avoir assez d’informations pour révéler l’existence d’Emily au public, mais elle voulait d’abord s’entretenir avec l’auteur du hoax. Dans une conversation téléphonique que Wright décrit comme « surréaliste », Emily a admis d’un ton calme et monocorde qu’elle avait effectivement créé la saga de toutes pièces.

L’histoire, dont les débuts remontent à 2004, était pour elle une manière de se distraire, comme une fan fiction racontant les péripéties d’un groupe de personnages de son invention. « Tout a commencé il y a 11 ans. J’étais une gamine de 11 ans blasée qui cherchait à s’échapper de la douleur et du chagrin dont j’étais témoin dans ma propre famille », a écrit Emily dans une lettre d’excuses publiques qu’elle a posté sur le blog de Wright. « Ça a commencé comme de la simple fiction, mais plus j’y passais de temps pour me réfugier, plus ça devenait “réel”. Je suis désolée d’avoir blessé autant de familles réelles, autant de personnes extérieures. » Cette déclaration a fait enrager certains membres du groupe. Ils voulaient poursuivre la jeune femme en justice, pour fraude ou usurpation d’identité, peu importe, tant qu’elle était condamnée.

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Carissa Hads, alias Father James Puryear

Une des voix les plus retentissantes du groupe Warrior Eli Hoax a été celle d’un étrange personnage répondant au nom de « Father James Puryear ». D’après son profil Facebook, il s’agissait d’un jeune père célibataire de 16 ans qui aspirait à devenir pasteur. C’était lui qui avait trouvé l’ancien compte Photobucket de la famille Dirr, lequel s’était révélé être un indice majeur dans l’enquête. Il avait également proclamé être choqué et horrifié que quiconque puisse profiter d’Internet pour prétendre être quelqu’un d’autre. Mais après une semaine d’existence du groupe, lorsque les membres ont commencé à se présenter les uns aux autres, « il a posté ce texte long et invraisemblable », se souvient Wright. « “J’ai été violé à tel âge. Puis on m’a kidnappé, et après mon jumeau a fait ça.” Tous les voyants étaient au rouge. » Suspicieuse, Wright a demandé à Puryear de lui envoyer des photos de ses deux enfants. L’intéressé lui a envoyé une photo d’un enfant portant un masque d’Halloween, ce à quoi Wright a répondu qu’elle ne pensait pas qu’il s’agissait d’une photo authentique. Puryear n’a plus envoyé d’autres photos et Wright l’a banni du groupe. Deux semaines plus tard, Father James Puryear, qui était en réalité une femme de 24 ans originaire du Massachusetts nommée Carissa Hads, était arrêtée en Virginie Occidentale.

Plus tard, Hads a plaidé coupable pour avoir endossé le rôle de Puryear dans le but d’avoir des relations sexuelles avec une jeune fille de 15 ans avec laquelle elle discutait sur Internet depuis plus d’un an. Suite à cette mésaventure, Wright a pris soin de vérifier les véritables identités des membres du groupe. Mais l’idéalisme des premières semaines avait volé en éclats. « Ça m’a fait réfléchir : après tout, qui sont tous ces gens avec lesquels je partage des choses ? C’était génial au début, on était tous très amis », déclare Wright, avant de pousser un soupir. « Je fais confiance trop facilement. »

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Traduit de l’anglais par Marie Le Breton d’après l’article « Cancer cons, phoney accidents and fake deaths: meet the internet hoax buster », paru dans le Guardian. Couverture : Taryn Wright sur ABC News.


COMMENT TARYN WRIGHT A CONTRE-ATTAQUÉ

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