Et si la vie humaine avait été créée par l’univers dans le but d’assurer sa propre survie ? Et si le sens véritable de la vie intelligente était de permettre, dans un lointain futur, à notre univers de sortir vainqueur de la compétition qui l’oppose à une infinité d’autres univers ? Et si la théorie de l’évolution de Darwin en était justement la preuve ? On dirait le prologue d’un audacieux roman de science-fiction, mais ces hypothèses relèvent pourtant du domaine scientifique. Elles ont été étayées par le psychologue évolutionniste Michael Price, du Centre pour la culture et l’évolution de l’université Brunel de Londres, dont les recherches visent à percer rien de moins que les secrets du sens de la vie. Les propos ayant servi à réaliser cette story ont été recueillis par Ottilia Ferey au cours d’un entretien avec Michael Price. Les mots qui suivent sont les siens.
Sélection naturelle
« D’où venons-nous ? » « Pourquoi sommes-nous ainsi ? » « Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? » Ces questions, je n’ai jamais cessé de me les poser. J’ai toujours été fasciné par la nature humaine. Alors que j’étudiais la psychologie pendant mes années de licence en Caroline du Nord, je m’ennuyais car on évoquait peu nos origines profondes. Par la suite, j’ai entendu parler de la psychologie évolutionniste et j’ai été instantanément conquis, car cette discipline semblait aller au fond des choses, levant un coin du voile sur la nature humaine. C’est un domaine de recherche qui combine biologie évolutionniste et psychologie. Mes pairs et moi essayons de comprendre comment fonctionne l’esprit humain et de quelle façon il est construit, de la même manière qu’un scientifique s’intéresserait au corps humain et à la disposition de ses organes vitaux. En supposant qu’il est constitué de la même façon que n’importe quel autre organe, le cerveau devrait comporter ce qu’on appelle des « adaptations ».
Selon Darwin, une adaptation est l’attribut d’un organisme qui traite un problème lié à la survie et à la reproduction. Les animaux sont par exemple divisés en adaptations. En psychologie évolutionniste, on suppose la même chose de l’esprit et du cerveau. Nous essayons de découvrir les différentes adaptations qui composent l’esprit humain. Tous les champs scientifiques ont leurs sceptiques et la psychologie évolutionniste ne fait pas exception. Mais elle a pour elle de nombreux scientifiques reconnus, qui conduisent des recherches au sein des universités les plus prestigieuses du monde. C’est un domaine de recherche particulièrement apprécié des adeptes de la théorie de l’évolution. Car au fond, Darwin explique pourquoi les gens sont comme ils sont. Sa théorie est fascinante à tout point de vue. Si l’on veut sérieusement comprendre l’être humain et se comprendre soi-même, c’est ainsi qu’il faut procéder. En étudiant la théorie de l’évolution, on comprend le processus qui a mené à notre création. Ce processus, c’est l’évolution par la sélection naturelle. La sélection naturelle biologique est un processus capable de créer de l’ordre, une certaine organisation et surtout, une finalité. Quel autre processus connu dans l’univers en est capable ? Les adaptations qui composent un organisme comme les yeux, le cœur, les poumons… tous ont une finalité. La finalité de l’œil est de voir, celle des ailes pour un oiseau est de voler. C’est ainsi que la sélection naturelle fonctionne à un niveau biologique. Nous sommes quelques-uns à penser que c’est aussi le cas à un niveau supérieur, à un niveau cosmique.
En physique, il existe une notion appelée « entropie », selon laquelle tout est perpétuellement en train de s’effondrer. Dans l’univers, chaque chose tend vers un plus grand désordre. Par exemple, si vous achetez une voiture flambant neuve, un an plus tard, elle commencera à être abîmée. Il n’y a aucune chance pour qu’elle devienne plus neuve ou plus flamboyante. C’est la loi générale qui régit l’univers : tout s’écroule. Pour faire une omelette, il faut casser des œufs – il est facile de créer du désordre, mais il est très compliqué de recoller les morceaux. L’être humain, les animaux, tous les organismes finissent par mourir, se décomposer et devenir poussière – ils deviennent donc désordre. Ils étaient très ordonnés quand ils étaient en vie, mais ils meurent et pourrissent. Le seul processus qui s’oppose à l’entropie est celui de sélection naturelle. C’est la source ultime d’ordre, d’organisation et de complexité dans l’univers. Voilà pourquoi la théorie de Darwin est si fascinante et importante. Sans compter qu’elle en dit long sur la nature humaine. Il y a différentes sortes d’humains – chacun a sa propre personnalité, chacun est unique. Et cependant, il existe une nature humaine. Si un chirurgien opère un patient, il trouvera toujours les mêmes organes à la même place. C’est le résultat d’un très long processus de sélection naturelle biologique. Mais il existe aussi un ordre supérieur, cosmologique.
Les univers féconds
Quand on observe un organisme et ses différentes caractéristiques – une main, un bras, une jambe, un œil, un estomac –, certaines sont des adaptations et d’autres non. Le nombril, par exemple. Chaque être humain en possède un, mais il ne s’agit pas d’une adaptation, c’est un produit mixte venu du fait qu’étant bébé, on avait un cordon ombilical qui nous permettait de survivre dans le ventre de notre mère. Le cordon ombilical, en revanche, est une adaptation. Puis il tombe et laisse place à un nombril, ce qu’on appelle un produit mixte. Pour être une adaptation, une chose doit avoir une fonction complexe. Car comment une chose aussi complexe pourrait advenir par chance si elle n’avait pas de fonction précise ? L’œil humain, par exemple, est très complexe. Il a de multiples composants qui fonctionnent simultanément. Quelles sont les chances pour qu’un œil existe simplement par chance ? Zéro. Un œil n’existe pas juste par accident. Il est le résultat d’un processus de sélection. Ainsi, la complexité est le signe d’une adaptation. Plus une chose est complexe, plus cette chose est adaptée à son environnement et plus il est évident qu’il s’agit d’une adaptation. C’est la perspective adaptationniste.
Elle est reprise par le physicien théoricien américain Lee Smolin dans ce qu’il a appelé la théorie de la sélection naturelle cosmologique. D’après ce docteur en physique théorique formé à Harvard, nous vivons dans un « multivers », autrement dit au sein d’un univers parmi de multiples autres, chose assez couramment admise de nos jours par les physiciens. Lee Smolin postule que les univers de reproduisent de la même manière que les organismes. Et ils le feraient grâce aux trous noirs. Un trou noir est une étoile qui s’est effondrée sur elle-même et qui présente une concentration très dense d’espace-temps, de matière et d’énergie. Et ces trous noirs seraient d’après Smolin un mécanisme grâce auquel les univers se reproduisent. En tant que psychologue évolutionniste, je considère l’univers comme un organisme. J’essaie d’y appliquer la théorie de Darwin et de le regarder sous la perspective de la sélection naturelle et de l’adaptationnisme. Ce qui est recherché, c’est la caractéristique la plus probable et la plus complexe pour que l’univers soit susceptible d’être une adaptation. Cela nous mène à penser que la vie intelligente est en elle-même une adaptation très avancée. Car l’aspect le plus complexe de notre univers est probablement la vie intelligente. Les trous noirs ne sont pas si complexes, il en existe des milliards : un nombre colossal d’étoiles s’effondrent sur elles-mêmes. C’est un phénomène très courant. Mais à notre connaissance, il n’y a qu’une sorte de vie intelligente. Ainsi, si l’on applique le darwinisme à la sélection naturelle cosmologique en suivant la logique de l’adaptation, qu’importe ce en quoi la race humaine évoluera, elle constitue un mécanisme de reproduction avancé de l’univers : c’est sa fonction.
« Bien sûr, vous et moi n’allons pas contribuer à étendre l’univers. »
Quand on pense aux perspectives ouvertes par le développement technologique exponentiel pour les 100 ou 1 000 prochaines années, il est facile d’imaginer que l’être humain sera capable d’élargir et de dupliquer l’univers parce qu’il voudra vivre dans un environnement cosmique qu’il peut contrôler et qui reproduira les lois de notre univers. Cela signifie que la vie a un but, car le processus de sélection naturelle biologique est un produit du processus de sélection naturelle cosmique. Cela n’implique ou n’exclue pas que l’univers ait été créé par une forme d’intelligence, mais il est probablement le résultat d’un processus de sélection naturelle qui l’a façonné de sorte qu’il puisse s’étendre, se reproduire et se répliquer.
Le sens de la vie
Ce processus de reproduction de l’univers, voilà ce qui peut être considéré comme le sens ultime de l’existence. C’est l’objectif sur le long terme de la vie intelligente en tant que produit de la sélection naturelle cosmologique. Ce qui ne nous avance à rien. Ça paraîtrait bizarre de dire : « Voilà, le sens de la vie est de répliquer l’univers, voyons comment nous y prendre. » Je ne dis pas que c’est ce que nous devrions faire ou vouloir faire. Le but d’une vie particulière, tel que nous le concevons communément, est probablement de connaître l’amour, de bons moments, de faire un métier qu’on aime et de contribuer à la société. Mais si on pense aux perspectives à long terme de l’humanité, si on essaie de prédire la direction qu’elle prendra, il semble que nous allons continuer à améliorer nos capacités technologiques et en apprendre toujours plus sur le monde. La connaissance est extrêmement importante et la science est primordiale. Développer nos connaissances permet de voir le futur d’un bon œil malgré toutes les choses effrayantes qui adviennent dans notre monde. Du point de vue de la psychologie évolutionniste, il faut être optimiste car il y a une raison transcendantale à notre présence. Une forme d’humanité sera sûrement présente sur Terre pendant encore un très long moment, assez longtemps pour accomplir la fonction ultime d’expansion de notre univers et de colonisation d’autres régions de l’espace-temps dans lesquelles la vie intelligente peut survivre. Et ce n’est qu’en élargissant nos connaissances que nous serons un jour en mesure d’y parvenir.
Bien sûr, vous et moi n’allons pas contribuer à étendre l’univers, cela arrivera peut-être des millions d’années après notre disparition. Mais durant notre vie, nous pouvons faire modestement partie de cette gigantesque entreprise. En prenant cette direction, il est possible de réunir notre savoir et nos réussites scientifiques et de nous en servir pour propulser l’humanité vers l’avant. Nous sommes une espèce très créative, très curieuse et capable d’incroyables accomplissements scientifiques, nous devrions faire tout notre possible pour aller dans la direction d’un but commun à notre espèce. S’il s’avère que la vie est bel et bien une adaptation visant à reproduire l’univers, nous avons de bonnes raisons d’espérer que cela fonctionne, de la même manière qu’un œil réussit la plupart du temps à remplir sa fonction qui est de voir. Certes, il peut y avoir des anomalies, un œil peut ne plus être en capacité de voir à cause d’une maladie par exemple, mais il est permis d’espérer que l’humanité continuera de vivre sous une certaine forme, peut-être pour toujours, et qu’elle parviendra à accomplir sa fonction de reproduction de notre univers. Rien n’est garanti, les choses pourraient mal se passer, nous pourrions disparaître ou causer notre propre extinction, mais c’est un scénario peu probable. Une forme d’humanité survivra. Il n’est permis à personne de savoir vers quoi l’humanité aura évolué dans un million d’années. Il pourrait y avoir une catastrophe nucléaire, des désastres dus au réchauffement climatique, un événement responsable de l’éradication de 95 % des êtres humains et qui fera que le petit nombre restant changera l’évolution de l’humanité.
Mais ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que la science est une chance de révéler le sens de la vie. Le processus évolutionniste est capable de produire un but, un sens et une fonction. On sait que l’évolution peut générer un sentiment de but, créer des organismes dotés d’une finalité. Et en appliquant le darwinisme à l’échelle cosmologique, on conclue logiquement qu’en tant que chose la plus complexe de l’univers, la vie intelligente n’est sûrement pas un accident. Un pas de fait vers la découverte du sens de la vie qui, en tant que mystère, est déjà beau.
Couverture : Le multivers.