Le bureau de Bob Iger ressemble presque au bureau typique d’un grand patron américain. De grandes baies vitrées voilées par des stores vénitiens ou des rideaux or pâle, des fauteuils en cuir noir sur une moquette sombre, un bureau massif en bois brun laqué. Un détail, pourtant, détonne : les nombreuses figurines issues des univers Disney, Pixar, Marvel et Star Wars qui s’alignent en rangs serrés sur les meubles disposés dans la pièce. C’est que Bob Iger n’est autre que le PDG de la Walt Disney Company.
Situés au cœur du siège social de l’entreprise à Burbank, en Californie, ses bureaux sont à la fois intimidants et rassurants pour les trois hommes assis face à lui en ce jour d’été 2014. Sous leurs regards éberlués, le magnat de 65 ans sort son iPhone de sa poche et scrolle ses photos personnelles, avant de s’arrêter sur celle qu’il veut leur montrer. Au milieu d’un paysage désertique, un homme brun à lunettes se tient à côté d’un personnage mécanique d’une soixantaine de centimètres, constitué d’une grosse sphère sur laquelle repose une demi-sphère plus petite, pourvue d’un gros œil rond. Ils reconnaissent immédiatement le réalisateur J.J. Abrams : il s’agit d’une photographie prise sur le plateau du nouvel épisode de Star Wars, qui ne sortirait en salle qu’un an et demi plus tard. « Vous voyez ça ? » dit Iger en pointant du doigt le droïde. « C’est le successeur de R2-D2 et C-3PO. Vous pouvez le faire ? »
Ian Bernstein et Adam Wilson n’ont pas encore 30 ans à l’époque. Comme si elle n’était pas assez éprouvante pour les deux jeunes fondateurs de Sphero, la réunion devient vertigineuse alors que Bob Iger leur propose de réaliser un jouet à l’image de BB-8, le droïde-star du Réveil de la Force. Après quelques secondes d’un silence estomaqué, c’est Paul Berberian, leur PDG et mentor de 20 ans leur aîné, qui prend la parole : « Oui, on peut le faire. Nous avons déjà quelque chose qui s’en rapproche. » Les deux autres acquiescent.
« Je sais ! » dit Bob Iger en riant. « Vous avez 24 heures. »
Tech stars
La commune d’Ocate est si petite qu’elle n’a même pas de maire. Perdue au milieu d’un champ volcanique du Nouveau-Mexique, on n’y trouve qu’une église et un bureau de poste, qui a ouvert ses portes au mois de janvier 1870. La station essence la plus proche est à 30 km et il faut une heure de voiture pour trouver une supérette. C’est dans cet environnement austère que grandit Ian Bernstein, fils d’un guitariste classique et d’une mère jardinière. « Je devais avoir cinq ou six ans quand j’ai commencé à m’intéresser à l’électronique », raconte le trentenaire brun, casquette vissée sur la tête et barbe en désordre. Ses parents ont un carton dans lequel ils abandonnent tous leurs objets électroniques défectueux. « J’étais trop petit pour réussir à les réparer, mais j’étais toujours à fouiner dedans. »
Un jour, son père et lui se rendent au rendez-vous hebdomadaire d’un club informatique dans une ville voisine, où M. Bernstein fait la connaissance d’un professeur enseignant l’électronique dans une école de technologie. Ce dernier dit vouloir apprendre la guitare. Les deux hommes font un marché : chaque semaine, le père de Ian donnera un cour de guitare au professeur, qui enseignera en échange l’électronique et la mécanique au garçon de 11 ans. « Il a commencé à me parler de résistances et de condensateurs, c’est comme ça que j’ai appris les bases », dit-il.
Quelques mois plus tard, une compétition de robotique est organisée à Santa Fe, à deux heures de route d’Ocate. Un atelier propose de construire son propre robot à partir de montagnes de pièces détachées. À la fin du premier jour, Ian a construit le sien. Trois jours après, il en a fabriqué deux de plus. Depuis ce moment-là, il est accro. « On avait beau habiter au milieu de nulle part, on a eu Internet très tôt à Ocate et j’ai commencé à passer 17 heures par jour devant mon écran à chercher des pièces pour fabriquer d’autres robots », se souvient Ian.
Sur le Web, il finit par croiser la route de Mark Tilden, inventeur de la BEAM robotique : des robots construits avec un minimum d’éléments électroniques. Tilden devient progressivement son mentor et lui dévoile les secrets de ses robots inspirés par la biologie. Certains ressemblent à des insectes, d’autres fonctionnent à l’énergie solaire. Ian rend fréquemment visite à Tilden dans son laboratoire de Los Alamos, où il travaille pour le gouvernement. L’US Army utilise ses robots pour partir en éclaireurs dans les champs de mine. Plus tard, Tilden abandonnera les drapeaux pour travailler pour le fabricant de jouets hong-kongais WowWee, où il fera une brillante carrière. Son influence sur le parcours de Ian Bernstein est considérable.
En 2005, Ian plie bagage et part étudier à l’université d’État du Colorado. Un soir de l’hiver 2009, alors qu’il joue avec son iPhone 3 flambant neuf, il se fait la réflexion que c’est un outil incroyable que tout le monde finira par avoir. Il a l’idée de l’utiliser pour commander aux objets qui l’entourent. « Je le voyais comme un cerveau capable de contrôler le monde physique. » Il s’inscrit alors à Techstars Boston pour développer son idée.
Lancé en 2006 par quatre entrepreneurs du Colorado – David Cohen, Brad Feld, David Brown et Jared Polis –, Techstars est un accélérateur de start-ups dans lequel de jeunes entrepreneurs bénéficient de conseils de mentors pour développer leurs idées. « Techstars, c’est comme un boot camp », se souvient Adam Wilson. « On travaille 20 heures par jour, on ne dort pas, des gens piétinent vos idées sans arrêt… En clair, c’était ultra-difficile, mais c’est la meilleure chose que j’aie jamais faite. » L’idée de Ian est accueillie favorablement, mais on lui certifie qu’il ne pourra pas monter seul une entreprise. Par l’entremise d’un ami, il fait connaissance avec Adam. Comme lui, Adam est passionné de robotique depuis tout jeune, mais il se spécialise dans la partie software. À l’époque de leur rencontre, il travaille sur un projet pour la NASA. Ian lui propose de se lancer avec lui, Adam accepte. Le père de Ian leur prête 2 000 dollars pour se lancer.
Le lendemain, les garçons ont l’idée de Gearbox, un système à partir duquel contrôler ses objets via Bluetooth, qu’ils pourront vendre comme plateforme à d’autres constructeurs. Ils sont en avance sur leur temps. « Nous avons présenté l’idée à différents investisseurs et aucun ne nous a suivis. Ils disaient que développer une plateforme n’était pas une bonne idée pour une start-up », se rappelle Adam. « Ils voulaient qu’on fabrique vraiment quelque chose, qu’on le vende et qu’on devienne les meilleurs dans notre partie. » Une fois rentrés chez eux, les deux garçons se creusent la tête pour savoir ce qu’ils vont bien pouvoir faire – des voitures ? des tanks ? des drones ? « Il faut que ce soit un truc que je peux sortir de ma poche, lancer sur la table et qui fasse un truc cool », finit par dire Ian. « Genre une bille ? » répond Adam. Ian se souvient alors d’un robot sphérique très basique qu’il a conçu quand il avait 14 ans. L’idée d’une boule-robot est lancée.
L’universalité de l’idée leur plaît immédiatement. Quand on y pense, on jouait déjà au ballon dans l’Égypte ancienne, avec des boyaux de chat enveloppés de feuilles de palmier tressées, et les peuples précolombiens disputaient des parties de pelote en caoutchouc endiablées au IIe millénaire av. J.-C. Un enfant n’aura aucune peine à imaginer qu’il s’agit d’une voiture ou d’autre chose. « Ça pouvait plaire aux enfants, aux parents, aux chiens, aux chats », dit Adam. « On s’est dit qu’on pourrait même la faire changer de couleur ou y mettre des caméras. Toutes ces perspectives nous ont décidés. » Les deux associés passent à l’étape du prototype. Ian prend la partie hardware, Adam le software. Pour mettre leur technologie au point, ils utilisent une boule de Noël. Mais il leur faut ensuite imprimer une coque sphérique en 3D. À l’époque, en fabriquer une seule leur coûte 3 000 dollars. « C’est tout ce qu’on avait pour vendre l’idée », se rappelle Adam.
Leur mentor chez Techstars, Paul Berberian, recommande de filmer une démo de l’objet et de poster la vidéo sur Internet. Ils comptabilisent 60 000 vues le premier jour. « Si vous parvenez à lever un million de dollars, je deviens votre PDG », promet celui qui les accompagne depuis des mois. C’est décidé, ils vont tout faire pour lancer Sphero.
SPKR
Le Sphero initial est une petite sphère de 7,5 cm de diamètre en polycarbonate, très résistante et imperméable à l’eau. Sa coque lisse et blanche dissimule un mécanisme robotisé et motorisé que contrôle une application smartphone. Depuis l’interface de l’app, on déplace la balle robotique à l’envi jusqu’à ce qu’elle n’ait plus d’énergie. Elle se recharge alors par induction dans une base sans fil. Mais Sphero n’est pas qu’une balle téléguidée : elle est programmable. Sphero exécute des danses, des figures, brille de différentes couleurs et permet via un langage de code simplifié d’apprendre la programmation, simplement en jouant avec. Les internautes sont soufflés.
Après le succès de la vidéo, Ian et Adam se mettent en quête d’investisseurs, leur prototype sous le bras. Finalement, en octobre 2010, ils bouclent une première levée de fonds d’1,12 millions de dollars auprès de Mike Lewis (Spin Media, Airbnb) et Brad Feld (Foundry Group, Techstars). « C’est un moment complètement fou », se souvient Adam Wilson. « En fait, il y a deux moments : le premier, quand les investisseurs disent oui. On était extatiques. Et le second, quand on réalise qu’il va falloir faire les choses pour de bon. On était morts de trouille. » Le jour où le compte de l’entreprise (initialement baptisée Gearbox, puis Orbotix et enfin Sphero) affiche sept chiffres du côté gauche de la virgule, Ian et Adam exultent. « Je me rappelle qu’à l’époque, on était dépassés par ce nombre », poursuit Adam. « Quand j’étais gamin, un million me paraissait tellement énorme… »
Comme promis, Paul Berberian les rejoint au poste de PDG et tempère leur émotion. L’entrepreneur approche à l’époque de la cinquantaine et compte déjà sept lancements à son actif. Il est bien conscient que ce million doit être dépensé pour lancer la production de Sphero. « Paul est plus que le PDG de Sphero, il est co-fondateur au même titre que nous », dit Adam. Ian et lui réalisent qu’il leur sera indispensable pour faire ce qu’ils ne savent pas faire : dépenser l’argent correctement. Avec ce premier million de dollars, leur but est de réaliser un produit abouti qu’ils pourront montrer au CES de Las Vegas. Ce qu’ils font en 2011. Le succès est phénoménal. Toutes les consignes de sécurité sont enfreintes, les gens se bousculent sur leur stand de 3 m × 3 m. À la suite du salon, les investisseurs s’emballent. « Ils nous disaient : “On veut en faire un million !” Mais évidemment, on ne peut pas y arriver avec un million de dollars, ils ne coûtent pas un dollar pièce », dit Ian. Ils lèvent bientôt cinq millions de dollars de plus auprès de Foundry Group et Highway 12 Ventures, quatre mois après le salon en avril 2011. La production à grande échelle peut commencer.
Si Sphero marche autant, c’est sûrement parce qu’il rapproche deux mondes. Il connecte le jeu le plus ancien et animal auquel on peut penser avec la technologie la plus avancée à disposition des consommateurs. Il y a quelque chose de magique à voir cette petite orbe répondre instantanément aux ordres de son doigt glissant sur le pavé tactile d’un smartphone. Depuis son lancement, la gamme s’est étendue, notamment avec la création de SPRK+, un modèle à visée spécifiquement éducative. Pourvu d’une coque transparente qui permet de voir immédiatement l’effet de ses instructions sur la mécanique de la machine, il s’accompagne depuis novembre dernier d’une app intitulée SPRK Lightning Lab qui permet aux novices comme aux développeurs confirmés, jeunes et vieux, de tester leurs capacités en matière de programmation. Outre-Atlantique, voilà trois ans qu’il a fait son entrée dans les salles de classe.
« Je me rappelle de notre première Toy Fair à New York, en février 2013 », raconte Ian. « À côté de nous, il y avait un stand avec un gamin qui était là avec ses parents. Il avait inventé un ourson électronique. Sphero l’intéressait beaucoup, il n’arrêtait pas de venir à notre stand pour jouer avec. Au dernier jour du salon, il le connaissait sur le bout des doigts et faisait des démos aux gens. » À la fin de la journée, Ian lui a donné son Sphero personnel. Sur le trajet du retour, il s’est fait la réflexion qu’après tant d’heures passées à jouer avec son Sphero, il devrait avoir une valeur particulière, autre que sentimentale, et être différent du Sphero de départ. C’est de là que vient le Story Mode de la version 2.0, qui permet de débloquer au fur et à mesure des fonctionnalités de la machine. Puis au printemps 2014, ils ont vent du nouvel accélérateur lancé par Techstars en collaboration avec Disney, le Disney Accelerator.
« Au début, on hésitait », dit Adam. « Techstars a été fabuleux pour nous, mais c’était tellement dur la première fois qu’on n’était pas sûrs de vouloir recommencer. » À l’époque, les trois associés sont déjà à la tête d’une entreprise à succès, ils auraient pu s’en contenter. Mais ils se disent qu’aucune autre compagnie que Disney ne pourra leur apporter davantage en terme de storytelling. Tous les trois prennent alors congé de leurs employés de Boulder, dans le Colorado, pour mettre le cap sur la Californie. Leur voiture est chargée d’imprimantes 3D et d’ordinateurs. À leur arrivée à Burbank, où elles doivent rester quatre mois, chacune des dix entreprises choisies pour participer à l’accélérateur doit rencontrer un mentor. En ce qui les concerne, ils sont convoqués dans le bureau de Bob Iger.
Sphero City
Après leur rencontre avec le PDG de Disney, ils se mettent tout de suite à la tâche. Le soir-même, il conçoivent un prototype imprimé en 3D du jouet BB-8 – dont personne n’a encore entendu parler à l’époque. Sphero obtient la licence Star Wars en novembre 2014. « Après ça, on a eu dix mois pour produire le jouet fini et le mettre sur le marché », raconte Adam. La conception de BB-8 n’est pas de tout repos. « Il ne suffisait pas de lui mettre une tête magnétique », explique Paul Berberian. « Il a fallu recourir à ce que j’appellerais un “mécanisme de pendule pseudo-inversé” pour qu’elle bouge de la bonne manière. »
En voyant BB-8 dans Star Wars VII et sa version jouet, on ne peut s’empêcher de penser que Disney et Sphero se sont bien trouvés. Se peut-il que le BB-8 hollywoodien soit inspiré de leur technologie ? « On se le demande souvent », dit Adam. « À priori, comme c’est nous qui nous sommes inscrits à l’accélérateur et qu’on n’est pas venu nous chercher, ils n’avaient aucun moyen de savoir que nous participerions. Mais en même temps, ça faisait déjà plusieurs années que Sphero était connu dans le milieu de la robotique et que nous diffusions notre technologie. Il n’est pas impossible que les ingénieurs de Disney aient pensé à Sphero d’abord. »
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En janvier 2011, lors de leur première participation au CES de Las Vegas, le stand minuscule de Sphero a fait sensation. C’est là qu’est né réellement l’engouement du public pour la balle robotique, annonciateur des belles années qui attendaient la start-up. Six ans plus tard, en 2017, Sphero occupe le centre du Hall Sud du Las Vegas Convention Center avec Sphero City, un décor de village dans lequel sont déclinées les différentes gammes et activités de l’entreprise. Dans la rue principale, tous les passants regardent leurs pieds, une précaution nécessaire alors que virevoltent partout BB-8, Sphero et Ollie.
Confortablement installés dans un canapé à l’écart, Adam et Ian regardent un bout du Réveil de la Force. Ian, casquette enfoncée sur la tête et bras croisés, a l’air fatigué après trois jours de salon. Adam le cache mieux, avec son air bonhomme et ses yeux clairs. Sur la table basse devant eux, un petit BB-8 est tourné vers l’écran. Lorsque Han Solo et Chewbacca apparaissent pour la première fois, il frémit d’enthousiasme. « L’app qui lui permet de faire ça est sortie l’année dernière », commente Ian. BB-8 réagit aux dialogues du film, simulant des émotions à certains moments clés.
« Les enfants adorent ça », ajoute Adam. Tous les deux sont convaincus qu’avec ou sans Sphero, la technologie est aujourd’hui un langage naturel pour les enfants. « Il n’y a pas longtemps, j’ai vu un enfant de quatre ans commencer à reprogrammer Sphero », dit Ian. Voyant cela, il lui a montré comment réaliser des tours plus compliqués, des boucles et des flips. L’enfant a tout compris. « Son cerveau était comme une éponge. Il fera partie de la nouvelle génération de makers et de développeurs qu’on va voir émerger au cours de la prochaine décennie. »
Couverture : BB-8. (Sphero/Ulyces)