Genèse
Comment vous est venue l’idée de créer le festival South by Southwest ?
En novembre 1986, Roland Swenson, qui travaillait au Austin Chronicle, et Louis Meyers, un ami qui était propriétaire d’une petite salle de concerts et qui manageait des groupes, sont venus nous trouver, mon collaborateur Nick Barbaro et moi, dans les locaux du Austin Chronicle. Ils ont proposé que nous lancions un événement musical dans la région. On est parti du constat que dans les quatre ou cinq États du sud-sud-est des États-Unis, de nombreuses personnes de l’industrie musicale travaillaient ensemble depuis des années, mais à l’époque il n’y avait ni Internet, ni Skype, tout se passait par téléphone ou par fax. Aussi, une grande partie d’entre eux ne s’étaient jamais rencontrés. Nous voulions donc de créer un événement musical pour les professionnels de l’industrie musicale à Austin, afin qu’ils puissent se rencontrer, parler affaires et voir jouer des groupes.
L’idée au cœur du projet, qu’on retrouve encore aujourd’hui dans South by Southwest, c’est que la musique est à la fois une industrie et une entreprise artistique. Plus vous en savez sur les différents groupes du moment, les nouveaux sons et les différents courants musicaux, mieux c’est pour votre créativité. Et mieux vous comprenez comment fonctionne l’industrie, plus vous êtes capable de contrôler votre carrière et votre art. Nous avons donc décidé de nous lancer en novembre 1986. Durant une réunion, alors qu’on cherchait un nom pour baptiser l’événement, j’ai suggéré « South by Southwest », en référence au film d’Hitchcock, North by Northwest (La Mort aux trousses). On a tous adoré. Et tout de suite après, Louis ou Roland, je ne sais plus lequel des deux, a dessiné un sigle « SXSW ». C’est venu dans la minute. On a donc décidé de tenter le coup, en ne sachant pas du tout si ça allait marcher ou non. La première édition a eu lieu en mars 1987 : sept cents personnes sont venues pour voir jouer près de deux cents groupes, c’était parti !
Qu’est-ce qui fait d’Austin une ville idéale pour accueillir cet événement ?
Deux choses. Tout d’abord, il y avait beaucoup de bars à concerts et ils étaient relativement proches les uns des autres. Dans les autres villes, ils étaient trop éloignés. Mais je pense que la raison principale qui a fait d’Austin l’endroit idéal, c’est qu’on y trouvait de nombreux groupes underground. On n’avait pas de grosses têtes d’affiche, mais des groupes dont les fans étaient disséminés aux quatre coins des États-Unis et en Europe. Il y avait The Leroy Brothers, Doug Sahm, Butch Hancock, Lou Ann Barton, Jimmie Dale Gilmore, etc. C’étaient des groupes qui avaient un public en Amérique et à l’international, mais pas non plus le genre à remplir des stades. Beaucoup de monde a fait le déplacement jusqu’à Austin pour aller au Antone’s ou dans les autres salles de la ville, ainsi que pas mal de gens du coin qui adoraient certains de ces groupes et brûlaient de les voir jouer à la maison. Nos amis à Toronto ont lancé un North by Northeast, mais le souci, c’est qu’ils étaient potes avec tous les grands groupes canadiens : The Tragically Hip, Cowboy Junkies, Blue Rodeo… et aucun d’eux n’aurait pu jouer dans une petite salle sans déclencher une émeute !
Le succès de South by Southwest peut sembler étrange aux yeux des Français, qui ont souvent l’image d’un Texas peuplé de cowboys républicains. On est loin de la réalité ?
(Il rit.) Non ! C’est une description plutôt fidèle de ce qu’il se passe au Texas. Mais à Austin, c’est différent. On en parle parfois comme de « la République du peuple d’Austin ». Grâce à son université, Austin a toujours été une communauté plus libérale sur le plan des mœurs que dans le reste du Texas. La ville a toujours été l’endroit où venaient se réfugier les gens qui ne se sentaient pas à leur place dans le reste de l’État, mais souhaitaient rester au Texas. Pour les gens comme moi, qui ont voyagé, c’est une ville unique ! Dans les années 1970, lorsque Willie Nelson et Doug Sahm sont arrivés en ville, ils ont d’une certaine manière réussi à rassembler les cowboys et les hippies. Alors bien sûr, il y avait pas mal de préjugés contre les cheveux longs, mais la communauté était assurément plus ouverte.
Et puis… si vous allez à Park City, dans l’Utah, cinquante semaines par an c’est une station de ski ou l’endroit idéal pour passer l’été, et deux semaines par an s’y tient le festival de Sundance. Si vous allez à Toronto pour le festival du film, le TIFF, si important soit-il, cela reste une petite manifestation pour une si grande ville. Alors que vous pouvez venir à Austin à n’importe quel moment de l’année, vous verrez qu’on y joue toutes sortes de musique, on y tourne des films et on en projette beaucoup, la ville fourmille d’innovations technologiques et d’entreprises de pointe, de studios de jeux vidéo, etc. South by Southwest démultiplie simplement ce qui se passe à Austin tout le reste de l’année, c’est un événement unique et très organique.
Comment ces deux Amériques cohabitent-t-elles à Austin ?
Eh bien… (Il rit.) C’est un peu étrange. Tous les deux ans, les législateurs de l’État se réunissent en ville et c’est toujours un peu bizarre, car ils n’aiment pas Austin. La majeure partie d’entre eux sont très conservateurs, ils comptent beaucoup de représentants républicains ou de gens représentant des communautés qui sont l’antithèse de ce qui se passe à Austin. Mais au Texas, le tiers le plus au sud de l’État est hispanique. Et durant les vingt-cinq ou trente dernières années, la structure du pouvoir est passée de la prédominance des blancs à celle des hispaniques. On voit de plus en plus de personnes d’origine hispanique contrôler le sud de l’État et, dans les zones urbaines, de plus en plus de personnes d’origine afro-américaine accéder au pouvoir. Si l’État est encore très républicain dans l’ensemble, très conservateur et très pro-armes, les choses changent néanmoins petit à petit.
Comment êtes-vous parvenus à faire de SXSW un festival de dimension nationale tout d’abord, puis internationale ?
L’une des choses que Roland Swenson a tout de suite suggéré, c’est que nous sollicitions l’aide des journaux cousins du Austin Chronicle. En 1981, nous avons lancé The Austin Chronicle, qui en 1986 était encore un bihebdomadaire – c’est une publication hebdomadaire depuis longtemps maintenant. C’était à l’époque le bihebdomadaire alternatif d’Austin, et c’est aujourd’hui son hebdo alternatif. Nous sommes donc allés frapper aux portes des journaux des États que nous visions : The Dallas Observer à Dallas, Houston Press à Houston, le Phoenix New Times à Phoenix en Arizona, Gambit à la Nouvelle-Orléans…
J’ai cessé d’écouter tout ce qui se faisait à South by Southwest après la troisième édition, quand on a accueilli mille quatre cents groupes !
Nous leur avons demandé de sponsoriser l’événement. On a donc commencé avec un réseau qui couvrait cinq ou six États, composé de quatorze journaux. Et cela a notamment eu pour effet d’attirer beaucoup de professionnels de la presse à Austin, issus de la presse alternative et musicale, c’était l’unique occasion qu’ils avaient de se rassembler à l’époque. En l’espace de deux ans, nous sommes devenus une manifestation d’envergure nationale et non plus seulement régionale, car on a commencé à faire venir des groupes des quatre coins du pays. Et progressivement, c’est devenu un événement international. Il faut dire qu’on n’a jamais exclu les groupes qui n’étaient pas signés. De manière très consciente, on s’est focalisé sur la musique indépendante qui se pratiquait dans le Sud, peu importe que les musicien soient signés ou non sur de gros labels. On cherchait avant tout de la bonne musique. Enfin, je me rappelle que j’ai cessé d’écouter tout ce qui se faisait à South by Southwest après la troisième édition, quand on a accueilli mille quatre cents groupes, c’était trop pour moi ! Mais beaucoup d’autres ont continué à le faire. Je me souviens du jour où j’ai vraiment réalisé à quel point le festival jouissait d’une réputation internationale… C’était un lundi après la fin de South by Southwest, au début des années 1990. Nous sommes retournés au bureau et dans la cour, il y avait un van garé avec un groupe qui venait de derrière le rideau de fer et qui cherchait l’asile politique ! (Il rit.)
Comment le festival est-il devenu une entité triple ?
En 1994, nous avons ajouté la partie Film, car Nick et moi avions étudié le cinéma à l’université, et Roland les arts télévisuels. Nous voulions que ce soit un petit festival durant lequel nous pourrions projeter des films indépendants tournés au Texas. La même année, un type du nom de Dewey Winburne est venu nous voir et sur son impulsion, nous avons intégré un module sur les nouveaux médias, pour finalement en faire un événement à part l’année d’après, baptisé Interactive. On parlait principalement des CD-ROM, si cela peut vous donner une idée de l’époque… Finalement, la partie Film a décollé. Cela s’explique notamment grâce au concours de Richard Linklater, qui s’est non seulement installé à Austin après avoir réalisé Slacker et Dazed and Confused, mais qui s’est beaucoup investi dans la vie cinématographique de la ville. Il a fait la promotion de divers événements et a rassemblé les gens : Mike Judge, qui a créé Beavis et Butt-Head, a emménagé en ville et quitté Fort Worth ; Robert Rodriguez, après avoir tourné From Dusk Till Dawn (Une Nuit en enfer), a quitté Los Angeles pour s’installer à Austin… et en un clin d’œil nous étions dotés d’une scène cinématographique incroyable. Elle avait même un rayonnement national, car Quentin Tarantino – qui était très ami avec Richard et Robert – a commencé à venir passer du temps à Austin, pareil pour Steven Soderbergh… Puis un réalisateur de documentaires du nom de Paul Stekler a été engagé par l’université, et il a attiré d’autres documentaristes célèbres à Austin.
En 1998 et 1999, quatre ou cinq ans après la création du festival du film – qui, rappelons-le, ne devait être pour nous qu’un tout petit événement pour les cinéphiles du coin –, nous avons reçu la visite de Quentin Tarantino, Guillermo Del Toro, Steven Soderbergh, Richard Linklater, Robert Rodriguez, Kevin Smith, Mike Judge et bien d’autres. Ils étaient tous là, à Austin, dans ce bâtiment dont certaines parties du toit s’étaient effondrées… J’en étais le premier surpris.
Identité
Qu’est-ce qui distingue votre festival du film de celui de Sundance ?
Vous savez, Sundance, c’est Sundance. C’est plus vieux, plus installé. Notre festival marche très bien, mais ce n’est pas comparable. Sundance est davantage un marché du film, les films y cherchent des distributeurs. C’est sans aucun doute un festival plus prestigieux que celui de South by Southwest. Mais la réputation du SXSW est en plein essor, c’est l’endroit idéal pour les films musicaux, du fait du festival de musique, ainsi que pour le mumblecore. Beaucoup de cinéastes de cette mouvance ont démarré ou cartonné à South by Southwest. Et nous avons toujours présenté autant de documentaires que de films de fiction. L’esprit de notre programmation a toujours été un brin plus provocateur qu’à Sundance, mais il n’y a pas de différences vraiment significatives quant au genre de films présentés dans les deux festivals. South by Southwest est devenu l’un des dix plus grands festivals américains, c’est pour nous une aventure extraordinaire.
Comment s’est constituée la scène musicale à Austin, avant l’apparition du festival ?
Il existe une scène musicale depuis toujours à Austin. Si on remonte aux années 1950 et même avant, de célèbres groupes de gospel et des musiciens de jazz venaient se produire à Austin. Historiquement, la richesse de cette scène est incroyable. Et dans les années 1960, Austin a joué un rôle crucial dans l’essor du courant psychédélique. La scène de San Francisco a été très influencée par celle d’Austin. Les gens qui ont créé The Family Dog qui, en dehors du Fillmore, était l’autre grande salle de la ville, étaient des Texans. Janis Joplin a quitté Austin pour aller vivre à San Francisco. Doug Sahm est passé par San Francisco lui aussi. The 13th Floor Elevators, l’un des groupes qui a dominé l’ère psychédélique, vient aussi d’Austin et a souvent joué à San Francisco.
Ensuite, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, vous avez ce que certains appellent « les grandes heures de la country progressive », lorsqu’on voyait apparaître des gens comme Willie Nelson et Waylon Jennings – même s’il ne vient pas d’Austin –, où la musique country se mariait avec le rock n’roll. C’est une musique qui vient de la country mais s’inspire d’un tas d’autres genres musicaux américains. Plus tard, nous avons également eu une scène punk et new wave très importante ici… Et tout cela a grandi et muté jusqu’à nos jours, avec de nombreux groupes originaires d’Austin qui tournent en Europe et rencontrent un grand succès.
Le festival doit-il beaucoup à cette tradition musicale ?
Bien sûr. L’une des choses que j’aime le plus à Austin, c’est qu’il y a ici un immense respect pour le passé, un intérêt sans cesse renouvelé pour le présent et beaucoup d’enthousiasme pour le futur. Austin s’est toujours rappelé son passé musical. Je me rappelle qu’à l’époque ou le punk et la new wave battaient leur plein, on allait dans les bars punk assez tôt dans la soirée, puis on migrait vers les salles country, et une partie du public était le même. Et on finissait au Antone’s, la salle blues, car c’était l’endroit qui fermait le plus tard. Il y avait dans le public des jeunes avec des crêtes et des gens qu’on avait vu plus tôt au country club. Il y avait une émulation perpétuelle, différentes scènes mais un amour partagé pour la musique – toutes sortes de musique.
Quel impact a eu le festival sur l’évolution de la scène musicale d’Austin ?
Je pense qu’il s’agit d’une relation symbiotique. Le festival a attiré énormément d’attention sur la scène musicale d’Austin, et je crois que cette attention – tout spécialement de nos jours avec Internet –, se ressent toute l’année. Cela a permis de faire découvrir la musique et les musiciens d’Austin à des gens du monde entier. Plus de deux mille groupes viennent jouer chaque année au festival, et plus de six cents d’entre eux viennent de l’étranger. Je pense que cela a fait beaucoup de bien à notre scène musicale, et nombreux sont les groupes locaux qui ont attiré l’attention du public national et international sur eux à la suite de bonnes prestations au SXSW. C’est presque une marque, vous savez. Être un groupe originaire d’Austin, cela représente quelque chose dans le monde entier. À quoi il faut ajouter que les musiciens locaux ont la chance de voir jouer énormément de musiques actuelles différentes, des choses qui sont sur le point de cartonner. Beaucoup de groupes qui sont ou vont devenir importants dans les prochaines années ont démarré au South by Southwest.
Quels liens entretiennent les trois modules du SXSW ?
Je me rappelle qu’au début des années 2000, j’avais envie d’une relation plus homogène entre les trois événements. Ils m’apparaissaient très distincts les uns des autres, malgré le fait qu’ils se complètent d’une certaine manière, mais nous ne parvenions pas à trouver comment les rapprocher davantage. Là encore, c’est d’une manière purement organique, autour de l’année 2004, qu’Interactive a commencé à grandir. Désormais, l’événement est plus important que Music et Film rassemblés. C’est véritablement devenu le moteur du festival, car on se concentre essentiellement sur les nouvelles technologies. Il y est constamment question de nouveaux moyens de diffusion des médias et de la culture, sans oublier de laisser une place de choix aux contenus créatifs. Vous savez, Twitter a été lancé ici. Beaucoup de choses ont décollé ici. Et nulle part ailleurs vous ne trouverez une telle focalisation sur cette nouvelle génération de médias qui accordent tant de respect aux contenus proposés.
Lena Dunham, qui a créé Girls pour HBO, a présenté un film à South by Southwest il y a plusieurs années qui a très bien marché. Et durant son séjour, elle a rencontré au festival des gens avec qui elle a ensuite travaillé sur un autre film intitulé Tiny Furniture, qui a fait très forte impression dans le cinéma indépendant il y a trois ans. Le New Yorker a écrit dessus, ainsi que beaucoup d’autres publications. Et c’est grâce à cela qu’elle a pu développer Girls pour HBO, qui marche très bien. C’est pourquoi en 2014 nous avons ajouté un module intitulé Episodic, uniquement consacré aux films réalisés pour la télévision. Il est question de le développer davantage dans le futur… Car il n’y a pas que les courts et les longs-métrages, l’animation, les documentaires ou les fictions : Film se concentre avant tout sur la création de contenus, pour souligner le fait que les projets les plus excitants en matière de création audiovisuelle en ce moment sont faits pour la télévision. On accorde beaucoup d’attention à ce domaine ces temps-ci, et South by Southwest y participe, en montrant la voie pour qu’il y en ait encore davantage à l’avenir.
Innovation
Qu’est-ce qui vous a amené à créer un événement dédié à l’innovation ?
Lorsque nous avons commencé, Dewey Winburne, qui malheureusement n’est plus des nôtres aujourd’hui, est venu nous voir pour nous parler de son travail – il créait des CD-ROM – et du soutien qu’il voulait apporter à la nouvelle génération de créations dans le domaine des médias. Nous avons alors vu la possibilité d’associer la musique et les films aux nouveaux systèmes de diffusion. C’était un petit événement au départ, car durant ses deux premières années, Interactive se concentrait sur les CD-ROM. Puis le CD-ROM a été mis à mal et a disparu. Ensuite, il y a eu une sorte d’Eldorado, énormément de marques et énormément d’argent investi dans les nouveaux médias, mais tout cela relevait de la pure spéculation, il n’y avait pas de véritable marché. L’événement a été un succès deux ans de plus et puis les choses se sont taries. Et finalement, autour de 2003-2004, il y a eu un bond phénoménal de l’industrie, qui coïncide avec la disparition des vieilles compagnies de disques, des vieux studios de cinéma qui ont dû faire peau neuve, des moyens de distribution de l’industrie du film qui eux aussi ont changé… Et South by Southwest s’est révélé être l’endroit idéal pour parler aussi bien des nouveaux médias et des nouveaux systèmes de diffusion de ces médias, que des contenus créatifs qu’ils proposent.
Dans quelle mesure vous investissez-vous dans la programmation du festival ?
Plus vous comprenez la manière dont fonctionne le marché, plus vous avez de contrôle sur ce que vous faites.
Personnellement de moins en moins, cela fait vingt-neuf ans maintenant ! À une époque, SXSW, c’était quatre personnes assises dans une salle qui créaient tout, puis le double, puis le triple… Aujourd’hui, il y a environ cent cinquante personnes qui travaillent toute l’année à l’organisation du festival. Depuis plusieurs semaines, des centaines d’intérimaires leur prêtent main forte, ainsi que des milliers de bénévoles. Mon rôle s’apparente à présent plus à du management sur le long terme, les choses ont beaucoup changé. Je ne mets plus les mains dans le cambouis. S’il y a un problème et que j’essaye de m’en mêler pour le résoudre, je vais tomber sur sept personnes qui déjà sur le coup que je ne connaîtrai pas pour la plupart !
Y a-t-il des idées qui s’expriment dans la façon dont le festival est conçu ?
Bien sûr. South by Southwest a un vrai fondement intellectuel. Ni démocrate ou républicain, ni conservateur ou libéral, mais il y a des choses auxquelles nous croyons profondément depuis que nous avons commencé, et c’est encore le cas aujourd’hui. La première chose, dont je vous ai parlé plus tôt, c’est que ce que nous faisons relève à la fois de la créativité et du business. Nous pensons que plus vous êtes au fait de ce qui se passe artistiquement autour de vous, plus votre champ de possibilités est vaste. Et plus vous êtes éduqué et comprenez la manière dont fonctionne le marché, plus vous avez de contrôle sur ce que vous faites. La deuxième chose, c’est que nous venons du mouvement punk. Bon, j’ai 64 ans maintenant, je ne suis pas exactement un punk et je ne porte pas de crête. Je n’ai jamais porté de crête, d’ailleurs. Mais nous venons de ce mouvement : durant les deux premières années, la moitié du public des premiers concerts de la soirée étaient sur scène avec leur groupe quelques heures plus tard. L’une des choses qui nous tient à cœur, c’est qu’il n’y a pas de frontière entre le public et le conférencier ou le groupe de musique qui joue sur scène. D’une certaine manière, en accueillant la prochaine génération de médias, de musique et de films, nous semons les graines de la prochaine génération de talents. Quand vous allez à Sundance, vous avez l’impression – en tout cas, c’est mon cas – qu’il y a un paquet de soirées auxquelles vous ne serez jamais invité. À Austin, il y a certes de plus en plus de soirées privées, mais celles que nous organisons pour notre part sont ouvertes à tous. Ou bien seulement pour les réalisateurs, ou pour les musiciens, mais pour tous les réalisateurs et tous les musiciens. Il y a une vraie sensibilité populaire dans SXSW, une sensibilité typiquement punk. En 1980, il y avait un concert de rap en ville et je ne savais pas ce qu’était le rap. Je me suis dit que ça avait l’air cool, alors j’y suis allé. J’ai vu Grandmaster Flash and the Furious Five… Ça a changé ma vie. C’était une expérience incroyable. C’était la toute première fois que je voyais du rap sur scène. À la fin du concert, Grandmaster Flash nous a dit : « Rappelez-vous, nous ne sommes pas un groupe. Nous sommes sept hommes et deux platines. » Cela me paraissait tellement révolutionnaire… Je pense qu’en matière d’idéologie, ce qui a toujours guidé South by Southwest relève du fait que les distinctions faites entre les beaux arts et les arts populaires sont inutiles. Il n’y a que la créativité, l’art et la passion – et c’est ce que nous promouvons.
En quoi votre goût pour des personnages et des œuvres marginales aussi différentes que celles de Daniel Johnston et Russ Meyer ont-elles participé de l’identité du festival ?
Évidemment, je ne suis pas le seul à aimer et à soutenir ce type de musique et de cinéma ! J’adore les films de Russ Meyer. J’ai toujours aimé les films d’exploitation et les films de bagnoles en général. En 1976, je suis allé à un drive-in et j’ai vu Caged Heat, le premier film de Jonathan Demme de 1974, un film de femmes en prison. Il m’a vraiment marqué. J’ai vraiment ressenti l’impact de ce nouveau cinéma américain, à la fois très commercial et très politique. Ensuite, j’ai commencé à regarder des tonnes de productions Roger Corman, c’était fantastique… Ce que j’aime le plus dans les films de Russ, c’est la façon dont il les filmait et dont il les montait. Russ – normalement c’est le moment où les gens lèvent les yeux au ciel et soupirent –, Russ est l’un des rares cinéastes qui montent leurs films selon la théorie d’Eisenstein. Il y a le montage hollywoodien classique, qui se fait sans heurts, d’après l’idée que vous ne devez pas vous apercevoir du montage pour vous immerger totalement dans l’histoire. Avec Russ, c’était le même procédé qu’avec Eisenstein, c’est-à-dire un plan qui représente la thèse, un autre plan qui représente l’antithèse, et qui forment ensemble un sens nouveau. Bien sûr avec Russ, c’était plutôt le plan d’une femme nue avec une grosse poitrine s’agitant au milieu du désert, qui coupe sur le plan d’un crotale – rien à voir avec Le Cuirassé Potemkine. Quand j’ai finalement fait sa connaissance et que nous sommes devenus amis, j’ai été un peu déçu d’apprendre que ce qu’il préférait dans son travail, c’était les grosses poitrines. J’aurais dû m’en douter… Quant à Daniel, l’histoire de notre rencontre est fameuse. Un jour, je travaillais seul au Chronicle. J’étais en train d’écrire lorsqu’on a sonné à la porte. Je suis allé ouvrir et il y avait un jeune homme debout sur le palier, qui m’a tendu une cassette. J’ai dit ce que je disais toujours dans pareille situation à l’époque : « Merci, je donnerai ça à nos critiques musicaux, et si l’un d’entre eux aime ce qu’il entend, il écrira peut-être quelque chose dessus. » Et je suis retourné travailler. Immédiatement après, on a sonné une nouvelle fois. Je suis redescendu et Daniel était toujours là. Il m’a dit : « Non, je ne vous ai pas donné ça pour qu’on fasse une chronique dessus, je vous l’ai juste donnée pour que vous écoutiez. Je ne veux pas que vous pensiez que je voulais décrocher une chronique… » Plus tard, il a fait une petite bande-dessinée sur cette histoire, dans laquelle vous pouvez lire dans la bulle au-dessus de la tête de Daniel : « Il m’a cru ! » (Il rit.) Peu de gens sont aussi complexes que Daniel. Donc j’ai accidentellement écouté sa cassette – ce que je n’aurais jamais fait autrement –, et je suis tombé complètement amoureux de sa musique. Je l’ai soutenu autant que j’ai pu à partir de cet instant.
Mais avec l’un et l’autre, avec le punk ou même avec Doug Sahm, ce qu’il y a de terriblement addictif, c’est la passion et la qualité. Cela remonte à l’époque où vous commenciez au bar punk pour enchaîner avec le country club et finir par écouter du blues. Tout cela était guidé par la passion et la musicalité – même si la musicalité est arrivée tard dans le punk. C’est en partie ce qui a forgé ma sensibilité.
Comment le SXSW parvient-il à rester original tout en ayant autant de succès ?
À titre personnel, je ne le suis pas. (Il rit.) Aujourd’hui, je n’écoute plus tellement de musiques nouvelles. Je regarde quelques films récents, mais j’écoute beaucoup de musique ancienne. Mais il faut savoir je fais cela sérieusement depuis mes 12 ou 13 ans, c’est-à-dire plus de cinquante ans ! Il y a eu des décennies entières où tous les jours je découvrais de nouveaux groupes, de nouveaux films et des écrivains qui m’ont mis de grandes claques. Cela ne risque plus d’arriver beaucoup, avec tous les films que j’ai vus et toute la musique que j’ai entendue. Aujourd’hui, c’est très rare. Lorsque j’entends de nouveaux groupes, le plus souvent je dis : « Ça ressemble à untel », et dans une soirée entière, il y a sept ou huit groupes qui « ressemblent à untel ». À une époque, j’aimais n’importe quel premier film, simplement parce que j’aimais cette énergie cinématographique brute. Il y a beaucoup de mauvais films que j’ai adoré regarder. (Il rit.) Maintenant, mes goûts sont plus sophistiqués. Mais à South by Southwest, il y a constamment des jeunes gens qui rejoignent l’équipe de programmation, et il y a vraiment une passion et une motivation très puissantes chez les jeunes amateurs de musique, de films et de nouveaux médias pour en dénicher la nouvelle génération. Je trouve cela très rafraîchissant, et South by Southwest n’est pas du tout prisonnier du passé. Le festival est constamment en symbiose avec le présent et tourné vers l’avenir.
Comment South by Southwest parvient à être tous les ans à la pointe de l’innovation culturelle sans jamais être dépassé ?
C’est vraiment dû à cette organisation passionnée. On ne se dit jamais que l’année passée a été la meilleure : c’est toujours la prochaine. Nous cherchons toujours ce que nous pouvons faire de nouveau. Dans les cinq ou six dernières années, nous avons ajouté beaucoup de comédies. En 2014, nous avons créé un module dédié au sport, présent à la fois dans Interactive et dans Film, et les deux convergent autour du sport. Nous avons également SXAméricas, qui est un endroit où les gens de l’industrie vidéo-ludique d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale peuvent se rencontrer. Il serait difficile pour n’importe qui d’autre de tenter nous concurrencer. Deux mille deux cents groupes en 2014 ! Et cela ne se passe pas dans un grand champ, les concerts ont lieu dans cent dix salles sur quatre nuits, où la musique se joue et se crée toute l’année. Nous profitons de l’occasion pour célébrer cette communauté très vivante et interagir avec. Tout cela est beaucoup lié à Austin. Quand beaucoup d’autres se contentent de parler, Austin fait ce qu’il faut pour avancer.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac. Couverture : Tous les quartiers d’Austin accueillent le festival. Création graphique par Ulyces.