Devbot 2
En cet après-midi de février, deux voitures s’élancent sur le circuit urbain de Puerto Madero, à Buenos Aires. Sous les rayons ardents du soleil argentin, les moteurs vrombissent et la gomme s’accroche en traînées noires sur le goudron qui tapisse les rues de la capitale. Les deux bolides sont au coude à coude, les 20 tours promettent d’être serrés. Les spectateurs du jour, dispersés le long des 2,5 km du circuit, regardent avec une tension inédite les voitures s’affronter.
Dans les lignes droites, les compteurs franchissent la barre des 180 km/h. À cette vitesse, les moteurs électriques qui équipent les véhicules émettent un son qui évoque davantage les pods de La Menace fantôme qu’une Formule 1. Les deux engins négocient impeccablement les courbes du tracé, montrant une remarquable souplesse dans le virage en épingle qui pose tant de problèmes aux pilotes habituels. Tout ne se passe pas bien, pourtant. Dans le premier tiers de la course, un chien surgit sur la piste, courant en direction de la voiture en tête. Les respirations se suspendent à l’approche de l’impact, mais il n’arrive pas : l’engin ralentit brusquement, fait une embardée pour éviter l’animal et reprend bientôt sa pleine vitesse. Plus de peur que de mal. Le chien quitte le circuit sain et sauf. L’événement a néanmoins permis au poursuivant de rattraper son retard. Il talonne à présent son adversaire, profitant de l’aspiration pour tenter de le doubler. Mais au moment de se lancer dans la manœuvre, à l’entrée d’un virage, il paye sa conduite agressive et bute dans la rambarde de sécurité qui protège la Fontaine des Néréides. Des éclats d’acier et de plastique sont projetés dans toutes les directions, l’engin fait brusquement volte-face et envoie valser un pneu dans le décor. Une voix s’échappe du cockpit, ouvert par le choc : « Devbot 2 a abandonné la course. » À l’intérieur, le pilote s’en est tiré sans dommages. Et pour cause, c’est une intelligence artificielle.
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L’événement du 18 février 2017 avait un nom : Roborace. Organisé en marge d’une compétition de Formule E – des courses de voitures propulsées par un moteur électrique –, c’était la première fois que deux voitures de course sans pilotes s’affrontaient sur un circuit. Cette future discipline de compétition automobile aura bientôt lieu en première partie de toutes les courses de Formule E. Elles rassembleront dix équipes dont les IA s’affronteront dans des véhicules lancés à plus de 300 km/h sur des circuits urbains. Mais pour l’heure, celle de Buenos Aires s’inscrivait dans une série de tests impliquant des prototypes appelés Devbots. Ils ont permis aux concepteurs de Roborace de mettre la formule à l’épreuve sans esquinter inutilement leur véhicule final, qu’ils projetaient de dévoiler dix jours plus tard au Mobile World Congress de Barcelone.
MWC
Le lundi 27 février, Barcelone se réveille sous un soleil radieux. Partout dans la ville, des milliers de visiteurs venus de monde entier affluent dans les tunnels du métro de la ville catalane, pour se rendre en bordure de la ville. La foule est recrachée aux abords du parc des expositions Fira Gran Via, qui accueille l’édition 2017 du Mobile World Congress. Les 240 000 m² de l’endroit, scindés en huit halls, sont occupés par des milliers d’entreprises de technologie venues présenter leurs derniers produits et services. Si les têtes d’affiche de l’événement sont des géants de la téléphonie mobile – Samsung, Huawei, LG, Nokia –, le salon accueille beaucoup d’autres acteurs de l’industrie des nouvelles technologies. Des start-ups de la French Tech aux titans comme IBM et Intel, les visiteurs ont tout le loisir de mettre la tête dans un casque de réalité virtuelle ou de chercher l’app idéale pour leurs relations clients, entre deux essais de smartphones dernier cri. Mais parmi les conférences qui ponctuent l’événement, certaines ont un caractère plus exceptionnel, comme celle de Roborace. Dans l’auditorium principal, plein à craquer, Alejandro Agag entre sur scène d’un pas élégant sous les lumières roses et bleues qui accompagnent le MWC17. Il adresse à la foule qui l’applaudit un sourire satisfait. L’entrepreneur de 46 ans a des raisons de l’être. Ancien politicien, le Madrilène a réussi dans les affaires en se rapprochant du cercle des dirigeants de la F1, avant de lancer la Formule E en 2012. « Lorsque j’ai voulu me lancer dans l’aventure de la Formule E », dit-il dans un anglais teinté d’accent espagnol, « tout le monde me prenait pour un fou et voulait me dissuader de continuer. Je ne regrette pas d’avoir persévéré. » Aujourd’hui, la Formule E en est à sa troisième saison et les cousines électriques de la F1 ne semblent pas près de quitter les circuits. Des constructeurs comme Mercedes, Renault Citroën, BMW et Audi y participent. « La Formule E est plus qu’une simple course », dit-il. « Elle fait partie d’une révolution technologique qui bouleverse l’industrie automobile. » Une révolution qui a commencé avec les moteurs électriques – dont la Formule E est l’extension sportive – et se poursuit avec l’avènement des voitures autonomes. Voilà pourquoi Alejandro Agag est venu présenter Roborace.
« Tout a commencé dans un avion », raconte l’entrepreneur espagnol. À son bord, il est accompagné de Denis Sverdlov et Justin Cooke, alors respectivement PDG et directeur marketing de Kinetik, un fonds d’investissement basé à Londres. Les trois hommes jettent les bases de la suite logique des opérations : les voitures traditionnelles ont leur compétition de Formule 1, les voitures électriques ont la Formule E, pourquoi les voitures autonomes n’auraient pas leurs courses elles aussi ? Des courses de robots. L’enthousiasme les gagne et conduit quelques mois plus tard à la fondation de Roborace, en novembre 2015. « Nous sommes convaincus du rôle incroyable que vont jouer les robots », dit Agag. « Sans Roborace, certaines questions demeureraient impossibles à résoudre. Imaginez deux voitures de course roulant côte-à-côte à pleine vitesse alors qu’elles approchent d’un virage. Dans le cas de pilotes humains, on sait qui l’emporte : celui qui a le plus de cran. Mais dans le cas de robots, on va explorer les profondeurs de l’IA. » Il affirme que la sécurité est le point central des voitures autonomes. « Y a-t-il meilleur contexte pour tester la fiabilité des voitures sans conducteur que de les plonger dans les conditions extrêmes d’une course automobile ? » interroge Alejandro Agag. Pour lui, il ne fait aucun doute que Roborace aura un impact énorme sur le futur des voitures sans conducteurs. « L’avenir est radieux, la technologie va s’en assurer », conclue-t-il. Puis il s’éclipse, remplacé sur scène par Sverdlov. Le contraste entre les deux hommes est saisissant. Affublé d’une casquette et d’une doudoune noirs frappés du sigle octogonal blanc de Roborace, Denis Sverdlov a des airs d’ancien MC revenu pour un freestyle. Mais il n’est pas là pour improviser et reprend le discours où l’a laissé son partenaire. Lui aussi se dit convaincu que le futur est à l’électricité et l’autonomie des transports. « Mais je pense que si vous demandez aux gens dans la rue s’ils aimeraient voir des robots déambuler autour d’eux, la plupart vous diront que non », dit-il. « Roborace va rendre évidents les bénéfices de l’IA aux yeux de tous. Nous pouvons jouer un rôle considérable dans l’acceptation des machines. »
Sa présentation terminée, Denis Sverdlov est à son tour rejoint par Daniel Simon, qui a passé plus d’un an à designer le modèle final de Roborace – loin des grossiers prototypes Devbot. Le véhicule sera l’emblème de la discipline, comme le sont ceux de la Formule 1. La bête apparaît enfin sous les projecteurs, tournant lentement sur elle-même pour laisser la foule admirer ses courbes. Les spectateurs se lèvent d’un bond pour se ruer vers la scène. Les flashs crépitent sous les yeux du trio. Ils sont enfin prêts à révéler les secrets de leur création.
Œuvre d’art
Le parvis du Musée d’art contemporain de Barcelone est le refuge des skateurs. Ils sont des dizaines alignés le long des parois vitrés du MACBA, à regarder leurs camarades enchaîner les tricks et se viander occasionnellement sur le pavé. Il plane aux abords de l’entrée baignée de soleil une douce odeur de weed, comme souvent dans les rues de la ville catalane.
À l’intérieur, l’équipe de Roborace s’est emparée du vaste espace entouré de murs blancs pour préparer la soirée organisée pour l’occasion. Un tunnel fait de rampes de LED bleues est en train d’être dressé ; des dizaines de ballons en aluminium sont en train d’être gonflés. Denis et Daniel ne sont pas loin. Ils reprennent leur souffle, entre l’agitation de la veille et celle à venir d’ici quelques heures. La voiture de Roborace est là, elle aussi, immobile et silencieuse comme un rapace attendant de fondre sur sa proie. Denis et moi faisons quelques pas à l’écart des préparatifs. Le visage du fondateur de Roborace traduit autant d’enthousiasme que de lassitude : la promotion n’est pas son fort. Bien qu’il porte toujours sa casquette et son blouson à l’effigie de la jeune compagnie, il semble plus à l’aise dans une conversation qu’il ne l’était sur scène devant un public. Mais il ne faudrait pas en conclure que c’est un jeu nouveau pour lui. Originaire de Saint-Pétersbourg, Denis Sverdlov est le cofondateur et l’ancien codirecteur de Yota, le numéro un russe des technologies de téléphonie mobile 4G. Il a aussi été ministre adjoint des Télécoms et des communications de Russie, de juillet 2012 à novembre 2013, avec pour mission d’étendre et de perfectionner le réseau de la fédération.
Deux ans plus tard, il fonde Kinetik à Londres, pour investir dans les transports électriques. « C’est le futur », assène-t-il à nouveau. Kinetik a injecté des fonds dans Charge, un constructeur de camions électriques dont il est aussi le PDG, et Roborace, où il assume la même fonction. Les camions de Charge sont des partenaires officiels de la Formule E : c’est ainsi qu’a débuté sa collaboration avec Alejandro Agag. « L’idée qu’il n’y avait pas encore de compétition automobile pour les voitures électriques autonomes m’a frappé », raconte-t-il. « C’est une histoire banale : il y avait une place à prendre et je l’ai prise. » Il a fallu moins d’un an à Sverdlov et son équipe pour tout mettre sur pieds. Aujourd’hui, dévoiler la version finale du véhicule rapproche plus que jamais Roborace de son but. « Nous avons achevé le plus dur : la partie hardware », dit-il en souriant. « Nous allons laissé la partie software à d’autres. L’objectif est de rassembler dix équipes, dont chacune intégrera sa propre IA au véhicule. » Ces équipes pourraient être des acteurs du secteur de l’automobile, des universités et même de grandes entreprises tech. S’il ne peut rien révéler à ce stade, on se prend à imaginer les IA de Google, Facebook et Amazon s’affronter dans des courses spectaculaires. La première apparition sur circuit de la voiture Roborace pourrait avoir lieu lors du Grand Prix de Formule E de Monaco, le 13 mai prochain. On saura alors si elle peut franchir les 320 km/h qu’elle promet sur le papier, sans faire de concession sur l’habileté de sa conduite.
Pour en parler, je retrouve Daniel Simon, assis à quelques pas de sa création. Le designer a du mal à en détacher ses yeux. « Je travaille dessus depuis un peu plus d’un an », dit-il. « La voir en vrai est une différence de taille, j’ai encore du mal à le croire. » C’est la première fois que Simon travaille sur un tel véhicule. « J’ai accepté immédiatement lorsque Denis m’a contacté en janvier 2016 pour me faire cette proposition, même si c’était intimidant », raconte-t-il. Mais le designer n’en est pas à son premier coup d’essai. Il a notamment créé les véhicules de Tron, Oblivion et Captain America pour Hollywood, ainsi que des voitures pour Lotus, Bugatti et l’écurie HRT. Contrairement à la F1, où les règles impliquent des contraintes de design très particulières, tout était à écrire et à faire pour Roborace. « J’avais carte blanche. Le point de départ, c’est qu’elle ne devait pas ressembler à une machine à laquelle on aurait enlevé le pilote. Il devait s’agir d’une machine où il n’en a jamais été question. Je voulais aussi qu’elle ait un aspect animal, prête à se jeter vers l’avant. » Le simple fait que le point de départ soit le design fait une différence avec les courses automobiles traditionnelles. Habituellement, le style s’adapte à des contraintes d’ingénierie sans jamais sacrifier aux performances. Ici, ces dernières se sont parfois inclinées de quelques km/h devant la majesté du design. « Peut-être y aura-t-il des simplifications à faire ou quelques modifications si on se rend compte par exemple qu’elle chauffe trop vite. Mais pour l’essentiel, c’est le modèle que vous avez sous les yeux qui courra », affirme Daniel Simon. « Toutes les lignes comptent pour donner l’impression qu’elle est déjà en mouvement. » Les voitures des différentes équipes seront identiques (comportant du hardware conçu par Charge, Michelin ou Nvidia), mais la peinture de la carrosserie sera unique. « Nous avons fait des essais, elle semble très différente », dit-il.
Côté technique, elle affiche des caractéristiques étonnantes : propulsée par quatre moteurs électriques de 300 kW chacun, la bête pèse 975 kg. Pour percevoir son environnement à 360°, elle est équipée de cinq Lidar, deux radars, 18 capteurs à ultrason, six caméras et deux capteurs de vitesse optiques. L’IA aux commandes sera servie par un supercalculateur Drive PX2, de Nvidia. Conçu spécialement pour les IA automobiles, il est capable d’effectuer jusqu’à 24 billions d’opérations de deep learning par seconde. Les voitures de Roborace promettent ainsi de dépasser rapidement tout ce dont sont capables les voitures pilotées par des êtres humains, tout en éliminant les risques de casser autre chose que de la fibre de carbone en cas d’accident. « Leur façon d’éviter les collisions et de prendre des décisions va nous en apprendre énormément sur la conduite autonome », rappelle Denis Sverdlov. Pour l’heure, malgré les estimations des simulations informatiques, le résultat sur circuit reste un mystère. Fort heureusement, sa réponse ne se fera plus attendre longtemps.
Couverture : La voiture designée par Daniel Simon. (Roborace)