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Élévation
On se pose rarement les bonnes questions avant le dernier moment. Un siècle après que l’homme a fait ce rêve fou et tandis qu’il est sur le point de le réaliser, on prend conscience que le problème avec les voitures volantes, c’est surtout les pilotes. Il n’est déjà pas simple d’avoir son permis, obtenir une licence de pilote en plus semble très compliqué. « Le souci avec les voitures volantes, c’est que nous ne sommes pas tous assez doués pour les piloter », disait en juin dernier Nathan Myhrvold, le cofondateur d’Intellectual Ventures. « Et la cause principale des crashs d’avions, ce sont des erreurs de pilotage. »
Soudain, le tableau se noircit. Avant que les rues de Paris, Londres ou New York ne ressemblent à celles du Cinquième Élément, il faudra déjà que tout le monde soit en mesure de respecter un code de la route aérien, pour assurer sa propre sécurité et celle des autres. Le rêve paraît s’éloigner à nouveau. À moins qu’il n’existe une échappatoire. « Le défi, c’est de remplacer les pilotes », conclut Myhrvold. Pour cela, deux options : soit la nécessité de concevoir des appareils autonomes (« Mais il est plus facile de construire des voitures qui volent que des voitures autonomes », souligne Nathan Myhrvold), soit la nécessité de mettre des pilotes expérimentés aux commandes. C’est là qu’Uber entre en scène.
Après avoir envahi les rues de nos villes au forceps, le service a su se rendre indispensable auprès de très nombreux utilisateurs. Valorisée à plus de 50 milliards de dollars, l’entreprise de Travis Kalanick ne semble pas devoir relâcher son emprise sur les services de transports à la demande. En août dernier, Uber a inauguré son partenariat avec Volvo en déployant une flotte de véhicules autonomes à Pittsburgh. Le 20 octobre 2016, c’est avec un semi-remorque autonome développé par Otto – une entreprise que la firme a rachetée en août – qu’ils ont réussi la première livraison de l’histoire réalisée par un camion sans chauffeur.
Une semaine plus tard, ils se sont attaqués aux voitures volantes.
Dans un rapport de 98 pages intitulé « Avance rapide vers un futur de transport urbain à la demande par les airs », paru le 27 octobre dernier, l’entreprise de San Francisco a présenté Uber Elevate. La compagnie s’y interroge sur la viabilité d’un service de transport assuré par des pilotes confirmés, à bord d’un ADAV – un véhicule capable de décoller et d’atterrir verticalement. « Nous pensons que sur le long-terme, les ADAV seront une forme abordable de transport quotidien pour le plus grand nombre, moins cher que de posséder une voiture », écrit Uber.
Cependant, la compagnie ne prévoit pas de développer elle-même un appareil, mais plutôt de travailler avec les constructeurs assez solides pour investir le marché. « Nous souhaitons collaborer avec les constructeurs de véhicules, les législateurs, les instances gouvernementales locales et nationales et les autres acteurs de la communauté, tout en donnant naissance à un marché fertile assorti de conditions claires pour les opérations et les véhicules. »
Selon Uber, le défi n’est pas tellement de créer l’engin. Ils prévoient que d’ici cinq ans, le marché aura produit un ADAV entièrement électrique transportant plusieurs passagers, capable de voler d’une traite sur plus de 150 km à une vitesse 240 km/h. Le challenge se situe plutôt du côté des réglementations. Bien qu’ambitieux, le futur qu’ils imaginent se concrétisera d’après eux « dans la décennie à venir ».
Ce qu’ils ne savent pas, c’est que cela pourrait commencer à moins de 1 000 km de Paris.
Lilium
Il n’y a pas grand-chose à faire à Gilching, commune bavaroise de moins de 20 000 habitants. Autour du patelin s’étendent des plaines verdoyantes à perte de vue. Selon TripAdvisor, il n’y a qu’une activité immanquable en ville : sa nouvelle boutique de vente d’épices, 7SPICES. On peut aussi tomber sur des tumulus celtes en explorant les forêts des alentours. Ou bien s’aventurer dans la zone industrielle en périphérie de la ville pour visiter le siège de son constructeur de voitures volantes.
« J’ai fabriqué mes premiers avions télécommandés quand j’avais 11 ou 12 ans », se souvient Daniel Wiegand, le jeune fondateur de Lilium Aviation. « Et j’ai commencé à piloter des avions quand j’avais 14 ans. » Bizarrement, c’est exactement le genre de réponse auxquelles on s’attend en discutant avec l’inventeur du premier ADAV électrique fonctionnel au monde. Avec trois amis de l’université technique de Munich, Daniel s’est lancé dans la conception de son appareil au printemps 2015, après avoir été fasciné pendant de longues années par les aéronefs à décollage et atterrissage verticaux militaires. « Je trouvais cela incroyable », dit-il. « J’ai eu très vite la conviction qu’il fallait démocratiser cette technique. »
Les quatre hommes se sont alors plongés dans des calculs complexes afin de mettre au point le prototype aujourd’hui connu sous le nom de Lilium Jet. Daniel Wiegand n’est pas le premier à être fasciné par la technologie des ADAV. Le milliardaire Elon Musk, tête pensante de SpaceX et Tesla, a partagé plusieurs fois sa conviction que la forme optimale de transport aérien du futur serait « un ADAV électrique et supersonique ». Il explique que d’un point de vue technique, l’électricité gagne en efficacité en prenant de l’altitude, tandis que l’inverse se vérifie pour les moteurs à combustion. « Si personne ne se décide à le faire, peut-être que je m’y attellerai dans le futur », a-t-il déclaré lors d’une vidéo-conférence avec Richard Branson et l’équipe de Virgin Galactic.
Il semblerait qu’Elon n’ait pas besoin de se dévouer cette fois-ci. Pour l’inventeur du Lilium Jet, l’avantage principal de l’ADAV est qu’il rend obsolète les pistes d’atterrissage. Un tel aéronef peut décoller et atterrir où il veut, y compris dans des environnements urbains grâce à son empreinte sonore réduite – finis les longs trajets jusqu’à l’aéroport. Ce à quoi il faut ajouter un coût de maintenance peu élevé ainsi qu’un impact nul sur l’environnement, puisqu’il n’émet pas de CO2. « Le Lilium Jet aura la même utilité pour les gens qu’une voiture, à la différence près qu’il vole et va plus vite », dit-il – environ 300 km/h. « Il est donc naturel qu’ils le comparent à une voiture volante. Mais pour moi, c’est avant tout un aéronef. »
Lorsque les quatre fondateurs de Lilium Aviation ont commencé à concevoir le jet, ils se sont fixés l’objectif de le rendre aussi simple que possible, même s’il devait pouvoir décoller à la verticale et voler de l’avant. Au final, l’aéronef d’un blanc immaculé a à peu près la forme d’une balle de rugby scotchée à un harmonica. Il pèse 600 kg et peut accueillir deux passagers à son bord. Sur ses ailes sont fixées un total de 36 moteurs électriques à ventilateur carénés inclinables. C’est leur inclinaison qui permettra de s’élever verticalement dans les airs avant de se propulser vers l’avant suite au basculement des volets.
Le pilote n’aura cependant pas à se soucier des moteurs ou des volets, l’ordinateur de bord assurera une transition parfaitement fluide. « Vous n’aurez qu’à actionner la commande des gaz, le logiciel s’occupe du reste », assure Wiegand. Le moteur a été élaboré par Lilium Aviation et promet d’être une nouvelle référence en matière de silencieux.
Après avoir conçu plusieurs prototypes à taille réduite pour ajuster leurs différentes technologies, Lilium dispose désormais d’un premier prototype à l’échelle, qui trône au centre de leur bureau. Il subit pour le moment une batterie de tests au sol qui mèneront à des vols d’essai au printemps 2017. Si tout va bien, les développements se poursuivront jusqu’à la sortie d’un modèle commercial au cours des cinq prochaines années. Uber a bien fait ses devoirs. Depuis son lancement, Lilium Aviation est soutenue par l’ESA (l’Agence spatiale européenne) et Climate-KIC, l’initiative de l’Union européenne qui finance les innovations respectueuses de l’environnement. Il y a un an, ils ont également reçu un premier apport de capitaux de la part de Frank Thelen et de son fonds d’investissement e42, très réputé en Allemagne.
C’est grâce aux relations de ce dernier qu’au début du mois de décembre 2016, le fonds international londonien Atomico a décidé d’investir dix millions d’euros dans les promesses offertes par le Lilium Jet. « J’ai la conviction que l’aviation électrique va s’installer très naturellement dans notre quotidien », dit Daniel Wiegand lorsqu’il s’imagine ce à quoi ressemblera l’industrie des transports au cours de la prochaine décennie. Il songent eux aussi à intégrer leur offre à celle d’un service de transport collaboratif, afin de rendre le Lilium Jet accessible au plus grand nombre. « Il serait irréaliste de demander à tout le monde d’obtenir une licence de pilotage », explique-t-il. « Il suffira de télécharger une app pour commander un jet qui viendra vous chercher. » Un procédé familier qui ne désigne pas spécifiquement Uber.
« C’est un système Uber-like, mais je crois qu’il existera bientôt tout un écosystème autour des ADAV. Le fait qu’Uber fasse de la prospective pour explorer les possibilités du marché est une excellente chose, mais je crois qu’il est trop tôt pour savoir qui travaillera avec qui à l’instant t. » Dans cette nouvelle course à l’armement technologique qui s’annonce, Lilium a choisi la fleur de lys comme symbole pour se lancer dans la bataille. L’emblème des rois.
Couverture : un concept art de Lilium Jet. (Lilium Aviation)
COMMENT ELON MUSK A SAUVÉ TESLA DE LA FAILLITE POUR EN FAIRE LE CONSTRUCTEUR AUTOMOBILE DU FUTUR
Avant de sortir la Model 3, Elon Musk a dû sauver Tesla de l’impasse dans laquelle le constructeur se trouvait. Heureusement, il avait un plan.
I. Nummi
Elon Musk ressemblait à un enfant qui entre dans une usine de jouets. En 2010, le CEO du jeune constructeur automobile Tesla Motors avait 39 ans. Il se tenait à l’étage principal de l’usine de New United Motor Manufacturing et regardait avec émerveillement une machine gigantesque qui se trouvait plus haut. L’usine automobile, surnommée Nummi, est située à Fremont, en Californie, mais c’est une véritable ville industrielle à elle toute seule. Elle recouvre 1,5 million de mètres carrés et contient une usine de fabrication de moules en plastique, deux installations de peinture, 2,4 kilomètres de chaînes de montage et une centrale électrique de 50 mégawatts. Depuis 1984, Toyota et General Motors partageaient les lieux, y produisant jusqu’à 450 000 voitures par an jusqu’à sa fermeture en avril 2010. Aujourd’hui, après un remarquable retournement de situation, Elon Musk en est le propriétaire.
Ce twist a semblé le surprendre tout autant que le reste du secteur. Pendant des années, l’entrepreneur à l’ambition démesurée n’avait même pas le droit de visiter l’usine. Les anciens propriétaires de l’endroit n’étaient pas à l’aise avec le fait qu’un potentiel concurrent puisse se promener librement dans le complexe. Non pas qu’ils aient eu grand-chose à craindre : en 2009, Tesla n’était parvenu à produire qu’environ 800 voitures de sport électriques à haute performance.
En somme, c’était un constructeur de niche dans une industrie qui produit à la chaîne des millions de véhicules. Mais être un acteur de niche n’a jamais été l’intention de Musk. Après avoir gagné environ 180 millions de dollars en tant que cofondateur de PayPal, il a aidé Tesla à décoller en 2004 avec un investissement initial de 6,3 millions de dollars. Le business plan audacieux de la start-up comprenait trois étapes. Premièrement, concevoir une voiture de sport à la pointe de la technologie pour prouver que les véhicules électriques étaient à la fois cool et faisables. Deuxièmement, sortir une berline de luxe qui viendrait concurrencer des marques réputées comme BMW et Mercedes. Troisièmement, produire des centaines de milliers de véhicules électriques à bas prix pour le grand public.
En 2010, Musk avait franchi la première étape. Tesla a sorti le Roadster en 2008, un coupé sport deux places, et en avait vendu à peine plus de 1 300 unités. En 2009, le gouvernement américain a accepté de verser un prêt de 465 millions de dollars au constructeur pour lancer la deuxième phase de son plan : faire trembler l’industrie automobile en produisant massivement la Tesla Model S, une berline quatre portes racée, propulsée par plus de 7 000 batteries lithium-ion. Il n’y avait qu’un seul souci : Musk n’avait pas d’usine.
Tesla avait externalisé la majeure partie de la production du Roadster, assemblant les voitures une par une dans un garage situé derrière son showroom de Menlo Park, en Californie. (L’endroit abritait autrefois un concessionnaire Chevrolet.) Évidemment, la fabrication à grande échelle était impossible ici. Musk avait besoin d’une installation digne de ce nom, comme Nummi, mais l’usine avait récemment été valorisée à près d’un milliard de dollars – bien plus que ce qu’une petite start-up pouvait rêver de s’offrir.