En secret
Le secret est un langage à part entière dans le secteur de la deep tech. Rien que le terme, « deep tech ». Il évoque des profondeurs insoupçonnées, des buts inaccessibles, des voies impénétrables. Sinon à une poignée d’innovateurs qui n’ont rien moins que l’ambition de révolutionner notre façon d’interagir avec le monde. Comme la technologie est partout et que personne n’y échappe, il a fallu inventer un terme pour différencier les avancées technologiques inédites sur lesquelles travaillent ces créateurs. Deep tech, donc.
« Nous concevons, construisons et testons de meilleurs moyens de se rendre d’un point A à un point B », dit énigmatiquement la page d’accueil du site de Zee. Le fond est uniformément noir, le logo simple et mystérieux. Plus bas, la compagnie dit recruter des ingénieurs et techniciens de talent, principalement dans le domaine de l’aéronautique. Après quoi les auteurs se fendent de trois paragraphes dans lesquels on apprend que Zee est une entreprise basée dans la Silicon Valley, qui travaille au développement d’un moyen de transport révolutionnaire. Il est question d’aérodynamique et de propulsion électrique, de design d’aéronef et de structures composites. On n’en saura pas plus. Zee a fait parler d’elle pour la première fois il y a trois ans.
En novembre 2013, le journaliste du San Francisco Chronicle Caleb Garling a découvert des brevets déposés par la société en août de la même année concernant un « aéronef personnel ». S’ils ont tant fait de bruit, c’est qu’ils décrivaient un appareil entièrement électrique, de la taille d’une berline et pourvu de rotors – faisant de lui un ADAV, un aéronef à décollage et atterrissage verticaux. Le mot a été lâché dans la foulée par l’auteur : « C’est une voiture volante. » L’entreprise était installée dans un petit bâtiment blanc à Mountain View, en Californie. Juste à côté du siège de Google.
Plus tard ce jour-là, des lecteurs du San Francisco Chronicle ont fait parvenir au journal des images prises un peu moins d’un an plus tôt, sur une base navale abandonnée et sur le parking à l’extérieur des locaux de l’entreprise. L’engin – vraisemblablement un prototype – ressemblait à un petit aéronef, ou à un drone géant. Dans un mail succinct en réponse aux questions de Caleb Garling, le Dr Ilan Kroo, PDG et fondateur officiel de « Zee Aero » en 2010, a confirmé qu’il travaillait sur « une idée de moyen de transport intéressante ». Le Dr Kroo est un ancien chercheur de la NASA, professeur d’aéronautique et d’astronautique à l’université de Stanford.
C’est également en 2013 que Zee a fait appel au talentueux studio de design de Chicago Simple.Honest.Work. pour élaborer sa stratégie de marque, créer son identité visuelle et étoffer son aura de mystère. La première version du site imaginée par le studio laissait deviner en arrière-plan les contours d’une pièce de l’appareil, photographiée en très gros plan, comme c’est la tendance dans les campagnes marketing des derniers modèles de voitures ou de smartphones. À présent, il ne reste que l’obscurité totale. (Il n’est pas impossible que les indices aient été semés délibérément dans ce cadre.)
Il s’avère que Zee n’appartient pas secrètement à Google, ni à aucune des filiales d’Alphabet. Elle appartient personnellement à Larry Page, le directeur général d’Alphabet. Des sources anonymes proches de l’entreprise l’ont révélé plus tôt cette année aux journalistes de Bloomberg. C’est Page qui a fondé secrètement la société en 2010, pour réaliser un de ses rêves de gosse et permettre l’invention d’un véhicule capable de s’extraire des files interminables qui encombrent les routes, et de réduire drastiquement le temps nécessaire pour parcourir les distances en voiture.
Entre 2013 et aujourd’hui, le nombre d’employés de la société a triplé, passant d’une cinquantaine à 150. Ils sont installés dans un bâtiment industriel austère de près de 3 000 m² au 2700 Broderick Way, à Mountain View. Ils possèdent également un hangar à Hollister, à une heure de route vers le sud, où ils effectuent régulièrement des vols d’essai. Larry Page aurait également investi l’année dernière dans une autre start-up spécialisée dans les voitures volantes : Kitty Hawk. Plus secrète encore que Zee, aucun prototype n’a filtré pour le moment. La société a été baptisée d’après la plage où les frères Wright ont réalisé leur premier vol motorisé en avion, en décembre 1903. Les employés de Kitty Hawk sont coupés de ceux de Zee et travaillent sur un design concurrent, dans leurs bureaux situés 800 mètres plus loin.
Le cofondateur de Google aurait dépensé 100 millions de dollars issus de sa fortune personnelle pour que Zee – le montant qu’il a injecté dans Kitty Hawk est inconnu – réalise cette « voiture volante ». Son rêve et celui de beaucoup de gens.
AeroMobil
L’homme attend l’invention de la voiture volante depuis un siècle. Il n’aura fallu que quelques années après celles de l’avion et de la voiture pour qu’il se fixe un nouvel objectif insensé. Dès 1917, le pionnier de l’aviation américain Glenn Curtiss dépose un brevet pour une voiture volante. Son Model 11 Autoplane est constitué d’une coque en aluminium et muni de fenêtres en plastique. Il est possible de le conduire sur les routes grâce à sa grande hélice fixée à l’arrière. Son idée originelle était plutôt de fournir à un avion le confort des voitures de l’époque que de faire voler les voitures. Le développement de l’Autoplane sera malheureusement interrompu par l’entrée des Américains dans la Première Guerre mondiale.
En 1926, Henry Ford entre dans l’arène et propose le Flivver, un avion monoplace expérimental qu’il voit déjà devenir « la Model T de son temps ». La perspective pour les citoyens américains de disposer d’un avion personnel pour se rendre où bon leur chante en moins de temps qu’avec une voiture est alléchante. Malheureusement pour Ford, un vol d’essai s’achève par un accident mortel et l’engin est abandonné. Cela ne l’empêche pas de prédire en 1940 qu’une combinaison entre une voiture et un avion ne tardera plus à venir. « Vous pouvez rire, mais ça arrivera. »
Six ans plus tard, en juillet 1946, le premier véritable prototype de voiture volante voit le jour avec la Convair Model 118 (ou ConvAirCar), une voiture quatre places surmontée d’un monoplan. Le pilote d’essai la fait grimper à 611 mètres d’altitude sous les regards médusés des directeurs de Convair. Il exécute quelques virages au-dessus du champ avant d’atterrir sans encombre. Les patrons sont fous de joie. Ils voient déjà leur bébé s’écouler à plus de 160 000 unités. 1 500 dollars pièce, avec les ailes en option. Celles-ci seront distribuées via un service de location présent dans les aéroports.
Mais en novembre 1947, la chance tourne court pour Convair. Le second vol de la ConvAirCar se solde par un crash. Le pilote s’en sort indemne mais le prototype est en miettes. Convair laisse tomber. Ford renchérit et sort en 1956 un concept car baptisé Volante Tri-Athodyne. Elle représente pour lui « une direction stylistique possible pour ces véhicules », même s’il admet cette fois-ci qu’il faudra du temps avant que les gens puissent en avoir une dans leur garage. Une fois de plus, Ford avait vu juste. 60 ans plus tard, personne ne se déplace encore dans sa voiture volante. Ce n’est pas faute de vouloir. Where’s my flying car? (« Où est ma voiture volante ? ») est un mème répandu aux États-Unis. L’expression fait référence à Retour vers le futur 2, dans lequel le personnage de Marty McFly se retrouve aux commandes d’une DeLorean volante en l’an 2015.
Un an plus tard, toujours pas de véritable hoverboard ni de voiture capable de défier les lois de la gravité. Mais ne désespérons pas, un certain nombre de prototypes sont en cours de tests. Le plus conforme à l’idée qu’on se fait d’une voiture volante est celui du constructeur slovaque AeroMobil. L’AeroMobil 3 a pour ambition d’être un croisement entre une sportive racée et un aéronef léger. Cela fait maintenant deux ans que le prototype vole et qu’il fait baver les salons du monde entier. L’AeroMobil 3 ressemble à une sirène : l’avant de son corps est celui d’un coupé sport aux lignes futuristes, sa queue celle d’un avion pourvu d’une grande hélice et d’ailes rétractables. Elle n’a besoin que d’une courte piste pour décoller et peut faire le plein dans n’importe quelle pompe à essence.
Ambitieux, ses concepteurs veulent en faire un modèle capable d’une autonomie de 1 000 km à 200 km/h de croisière, dont le poids sera inférieur à 650 kg passagers compris. Une fois commercialisable, ils comptent en produire 250 unités par an, à destination de consommateurs triés sur le volet – comme le font Ferrari ou McLaren.
De ce fait, si l’AeroMobil devient un jour réalité – elle est bien partie pour –, elle ne sera réservée qu’à une poignée d’élus au compte en banque bien garni, puisqu’elle devrait coûter plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais admettons qu’elle soit plus abordable. Disons, le prix d’une Twingo. Non, disons même qu’on vous la donne. Voilà les clés. Qu’allez-vous en faire ?
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POURQUOI UBER VEUT INVESTIR DANS LES VOITURES VOLANTES
Couverture : un concept art de Lilium Jet. (Lilium Aviation)