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De l’ethnologie à la géopolitique
En juin 2013, vous avez proposé une émission sur les zones de l’espace. Pensez-vous que les territoires hors de notre atmosphère sont en train de redevenir un enjeu, comme les territoires terrestres ?
On ne peut pas les coloniser, ni y vivre ! C’est certainement un enjeu pour la captation de matériaux, de certains minerais, mais cela ne peut pas être un enjeu de colonisation.
Imaginez-vous un jour faire un Dessous des Cartes sur l’installation sur Mars ou sur la Lune ?
Je l’avais fait, il y avait eu un épisode très rigolo. Nous avions appelé cela « Le monde en 3 minutes ». Nous avions imaginé toutes sortes de bêtises, de conquêtes de planètes : Mars, Uranus… Nous avions imaginé des vaisseaux, c’était parfaitement sérieux. À la fin, j’avais dit : « Écoutez, c’est la traduction d’un rapport prospectif qui a été publié à Varsovie en Pologne, édité par le grand prospectiviste, le Professeur Schmoll. » C’était une bonne blague. Le lendemain, je reçois un coup de fil du ministère de la Défense, me demandant : « Est-ce qu’on peut se procurer ce rapport ? » On s’était bien marrés, tout le monde s’était fait avoir. C’était un rapport de conquête des autres planètes. Pour répondre sérieusement à votre question, il y a un problème d’oxygène.
Quand on voit des projets comme ceux de la Chine ou de la Russie qui veulent envoyer des gens là-bas vivre dans des grottes, des cuves d’acier pour l’extraction de minerais…
En termes de biodiversité, je crois que nous avons une connaissance de 10 % de la vie vivant dans les grands fonds marins.
Cela dépend de l’investissement et du retour sur l’investissement, d’une part. D’autre part, il y a la symbolique. En juillet 1969, la victoire était autant symbolique qu’économique. Donc cela ne peut pas être une colonisation. Et pour les minerais, de quelle quantité parlons-nous ?
L’architecte Jacques Rougerie a une approche plutôt maritime du réel. Il estime que les fonds marins seront l’équivalent moderne de l’espace dans les années 1960-1970.
Il y a effectivement une sous-connaissance des fonds marins, surtout des grands fonds. J’avais suivi le dossier avec plusieurs instituts qui travaillent sur la mer. Là, en revanche, je suis plus crédule. Cela dit, quand vous observez les budgets de recherche de la NOAA aux États-Unis, de l’Ifremer… Ils ne sont pas tellement en augmentation pour la collection des fonds marins. Or, il y a une double nécessité : à la fois une nécessité énergétique mais aussi une nécessité pour la connaissance de l’humanité. En termes de biodiversité, je crois que nous avons une connaissance de 10 % de la vie vivant dans les grands fonds marins. C’est un enjeu géostratégique et énergétique également. D’ailleurs, on le voit très bien, lorsqu’il y a extension des zones économiques exclusives : les îles Senkaku font toujours l’objet d’un souci entre la Chine et le Japon. Mais aussi entre la Chine et le Vietnam, la Chine et les Philippines.
Vous avez commencé votre parcours en étudiant le chinois à l’Inalco. Comment êtes-vous passés à l’ethnologie et puis à la géopolitique ?
C’est assez simple : en même temps, j’avais fait une licence et une maîtrise d’ethnologie. Mon père était ethnologue, et je trouvais que c’était un beau métier. À la fin de mes études, je ne trouvais pas de poste au CNRS comme ethnologue – dans le cadre de ma thèse sur les systèmes agricoles tibétains, j’avais fait une mission d’un an au Népal pour eux. Et comme je parlais chinois, j’ai posé ma candidature pour être jeune attaché culturel en Chine. À 26 ou 27 ans, j’ai été pris par le Quai d’Orsay, mais ils ne m’ont pas envoyé en Chine, parce que c’était un poste très politique et que j’étais trop jeune. Ils m’ont envoyé en Afghanistan. Cette première bifurcation fait que je me suis intéressé au monde perse et au monde arabe. Le moment où les choses ont véritablement changé et où j’ai commencé à m’intéresser aux rapports de force, qui m’intéressaient moins quand j’étais plus jeune, c’est lors de l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques. L’ambassade a quitté le pays, puisque les chars russes entraient dans Kaboul. J’ai été recruté par le centre de prévision du Quai d’Orsay : je parlais le persan, je connaissais des Afghans, j’avais des réseaux. J’ai donc été une sorte, non pas d’informateur, mais d’analyste d’informations pour une crise qui était tout à fait importante. Cela m’a donné conscience de l’importance des rapports de force. Et l’analyse des rapports de force est inscrite dans la géopolitique.
Un autre facteur a joué : il y avait beaucoup de mappemondes à la maison quand nous étions petits. Mon père était souvent dans l’Antarctique. Les cartes, les routes aériennes étaient très présentes. J’ai toujours beaucoup voyagé. je suis un marcheur. La marche, évidemment, c’est un contact avec le milieu. La géographie physique. C’est tout cela qui m’a amené à la géographie politique. Sur ma formation en ethnologie, j’ai longtemps pensé que c’était totalement inutile. Maintenant je pense le contraire. Ma méthode d’approche n’est pas juridique, ni économique, ni militaire, ni diplomatique. C’est une méthode d’approche des réalités, mais par les modes de vie, par les peuples. Une méthode d’approche assez lente finalement. Il y a de la demande de lenteur. Très souvent, dans les séminaires qui nous sont demandés, les patrons nous disent : « Nous venons chercher une approche moins rapide des problématiques. » Je pense que l’ethnologie a été un bon outil de ce point de vue : tout cela fabrique une trajectoire et une cohérence. Ma connaissance de la civilisation chinoise a toujours beaucoup servi. Ce que j’ai vécu en Afghanistan aussi.
Exploration
Vous avez dit que l’enseignement de la géographie était quelque chose de très discrédité en France. Et pourtant, beaucoup de gens adorent le Dessous des Cartes. Comment expliquer ce décalage ?
C’est vrai que les Français et la géographie, cela n’a jamais été le grand amour. Mais les choses ont changé : il y a un retour de la géographie depuis la chute du mur. Elle a été figée par le gel Est-Ouest. Depuis 20, 25 ans, les choses ont un petit peu dégelé. Quand on trace des frontières, quand il y a la guerre en Yougoslavie, quand on envoie des troupes au Mali, quand nous voyons l’éclatement des forces militaires d’Al-Qaïda, je trouve que la géographie est extrêmement présente.
La France est complètement écartelée entre sa grande façade maritime et cette grande façade continentale.
Si la géographie est mal enseignée dans les écoles ? Je ne peux pas vous répondre. On me donne parfois à relire des ouvrages d’histoire-géographie pour les classes de seconde ou de première, ce que je fais avec grand plaisir : je les trouve de mieux en mieux. Ce sont des professeurs, des éditeurs qui les font. Mon nom n’apparaît pas, mais ils vérifient auprès de moi si l’approche est équilibrée sur l’islam, la Chine, Israël et Palestine, etc. Simplement, j’observe que les Italiens, les Néerlandais, les Américains, les Anglais, sont plus à l’aise avec la géographie que les Français. Il y a une tradition de pensée. Les Américains ont produit de grands géopoliticiens, les Allemands et les Russes aussi. Les Français pas tellement. Vous avez un grand géopoliticien qui s’appelle Pinochet. Il a sorti des ouvrages très intéressants sur le cône sud de l’Amérique. La France est plus une nation d’histoire que de géographie.
Nous avons de grands historiens.
Oui. Et peut-être que nous avons une grande histoire, dans le sens où elle est longue. Peut-être trop longue ! Ou trop lourde. Prenez un mois : regardez le théâtre, le cinéma, la télévision et vous verrez comme l’histoire est présente dans ce pays. Je suis étonné de voir à quel point notre télévision nationale se tourne vers le passé, vers les personnages. Cela peut être aussi bien Napoléon Ier que Charles de Gaulle et Sylvie Vartan. Est-ce de la nostalgie d’années heureuses ? Parce que nous ne sommes pas à l’aise avec nous-même depuis une dizaine d’années ? Nous avons beaucoup d’histoire, et donc moins de géographie. Peut-être parce que cela fait 400 ans que nous hésitons entre une France maritime et continentale. Les Anglais l’ont résolu, les Allemands sont continentaux. La France est complètement écartelée entre sa grande façade maritime et cette grande façade continentale.
Cette grande sensibilité à l’histoire, l’avez-vous rencontrée dans d’autres pays ?
Il s’est passé le contraire. J’en ai pas mal parlé lorsque j’étais en Australie, aux États-Unis, au Canada. À chaque fois, j’étais avec des gens assis sur une histoire de deux siècles ou trois siècles. Ils disaient : « Nous n’avons pas assez d’histoire. » Tous ces universitaires, intellectuels, journalistes, disaient : « Nous adorons l’Europe, il y a un matelas historique beaucoup plus intéressant. » C’est pour cela que la construction de l’Union européenne est passionnante. C’est très compliqué, parce que nous nous asseyons sur des histoires de nations très anciennes. Il y a une très jolie phrase qui dit : « le Canada est un pays avec trop de géographie et pas assez d’histoire ». Le Royaume-Uni a une histoire très lourde aussi.
Vous travaillez aujourd’hui à l’établissement d’un espace des mondes polaires, pour une ouverture fin 2015. Votre père a dirigé de nombreuses expéditions en Arctique. Il est même fondateur des Expéditions polaires françaises. Pensez-vous qu’à l’époque, il y avait une conscience des Français que ces espaces deviendraient de très gros enjeux géostratégiques ?
Je me suis déjà posé cette question. Tant pour le Groenland et l’Arctique que pour l’Antarctique, ils avaient conscience de deux choses : d’une part, ce sont des terres qui, en géographie physique, en géographie du milieu, sont inconnues. Il faut donc les connaître et les étudier pour accroître la connaissance du milieu. Ce sont des régions du monde qui pèsent sur les océans, la formation du climat. Ils avaient conscience de cela, et de ce point de vue – pour le coup je m’en souviens bien –, mon père était vu comme un « explorateur » parce que c’était à explorer. Très peu d’Européens y avaient été avec des moyens mécaniques et logistiques assez importants. Ils avaient conscience de cette nécessité. De même que nous explorions les volcans, les océans, la canopée… Deuxième élément : la France doit être présente dans les zones polaires. Il y avait une ambition ou en tout cas une conscience de la symbolique. Mon père était très philo-américain, très philo-français, il disait que la France devait être présente en arctique, de même qu’elle était présente dans les territoires d’Outre-Mer, que nous avions des moyens scientifiques, financiers et géographiques pour être présents. Était-ce une pré-conscience que cela allait devenir des régions centrales ? En tout cas, ce n’était pas une bête approche. C’était donner le socle d’une présence diplomatique, scientifique et par extension, financière.
Très tôt, dans les années 1980, mon père a parlé du réchauffement. C’était un environnementaliste de la première heure. Il avait cette conscience de l’unité de la Terre, des conséquences des émissions de dioxyde de carbone qui ont été identifiées, entre autres, par l’analyse des bulles d’air dans les carottes de glace prélevées dans l’Antarctique. En analysant les bulles d’air au carbone 14, nous avions la composition de l’atmosphère. Plus le forage était profond, plus nous allions loin dans les archives du climat. Tout cela grâce aux travaux scientifiques effectués dans l’Antarctique. Lorsqu’il a contribué avec Michel Rocard à verrouiller juridiquement le traité de l’Antarctique jusqu’en 2041 pour qu’il ne soit pas exploitable, il y avait la conscience qu’il pourrait y avoir des nécessités d’accéder à d’autres gisements, minerais ou énergies. C’était bien vu. Maintenant, ce détroit qu’il imaginait passant par le passage du Nord-Ouest à la place de Panama, je ne pense pas.
Avait-il une fascination personnelle pour les espaces glacés ?
Aujourd’hui, l’exploration géographique est terminée. On connaît, je pense, 98 % de chaque centimètre carré de la Terre.
Oui. Il les adorait. Habitant avant la guerre chez les Inuits, il avait été très heureux au Groenland. Ses quatre enfants ont grandi en France, un peu aux États-Unis, ainsi qu’aux côtés d’une famille inuit. On nous en parlait tout le temps, même si nous n’étions pas physiquement proches. L’année où nous avons fêté ses 80 ans, il a été au Pôle Nord et au Pôle Sud, alors qu’il ne dirigeait plus les Expéditions polaires françaises. Il était très attaché à ce monde, qui était un monde multiple. Ce n’est pas que de la glace : c’est de la recherche scientifique, de la camaraderie. Il ne faut pas oublier que dans l’Antarctique, il y a très peu de monde. Nous allons ouvrir en Franche-Comté, puisque Paul-Emile est né dans le Jura, le premier musée polaire français. Je m’en occupe depuis une dizaine d’années avec un ami, Stéphane Niveau. Nous sommes très aidés par le département et la région.
Pensez-vous qu’il y a encore une place pour l’exploration en France ?
Il y en a toujours. Simplement, elle s’est déplacée. Ce que mon père et d’autres ont fait au milieu du XXe siècle était intéressant : ils ont vécu le passage entre l’exploration géographique et l’exploration scientifique. Aujourd’hui, l’exploration géographique est terminée. On connaît, je pense, 98 % de chaque centimètre carré de la Terre. Il y certaines parties de la forêt de Brunei, de Kalimantan, de la forêt malaise, amazonienne, d’Afrique équatoriale qu’on ne connaît pas forcément. Maintenant, l’exploration reste possible sur la biodiversité. Il y a énormément d’animaux, d’oiseaux, d’insectes, de molécules, qu’on ne connaît pas. Deuxième élément, les nanotechnologies sont un espace d’exploration. Aussi bien sur la technique que sur l’utilisation. Nous allons vers une évolution des nanotechnologies sur le plan de la santé, du pilotage, de la vision. C’est pour cela que je dis souvent à des jeunes qui n’ont pas le moral que tout ceci est absolument passionnant. C’est tout aussi bien aujourd’hui que lorsque j’avais 30 ans en 1970. C’est peut-être plus flippant sur le plan de l’emploi, mais il y a plutôt moins de conflits dans le monde qu’il y en avait il y a 30 ans !
Couverture : Le Dessous des cartes. (Arte)