3 900 497 522 dollars. Près de 2 000 voitures détruites en huit films et 25 courses effrénées sur 16 heures de métrage au total. En seize années d’existence, Fast and Furious est devenue la plus grosse franchise d’Universal Studios. Pour preuve, alors que son dernier épisode sort aujourd’hui en salles, l’acteur et producteur de la franchise Vin Diesel a d’ores et déjà annoncé deux suites pour sa poule aux œufs d’or, dont les sorties sont prévues pour 2019 et 2021. Dix films en deux décennies. Une prouesse inespérée pour ce feuilleton explosif, cocktail de gros bras, de rebelles plantureuses et de bagnoles survitaminées qui a frôlé la rétrogradation en direct-to-video après son troisième volet.
« On se sent comme des outsiders à chaque fois », confiait Vin Diesel au New York Times en 2013, quand la bande devait se mesurer à des séries de blockbusters titanesques comme Transformers et Harry Potter. Une époque bien révolue, sachant que le septième épisode de la saga, sorti en 2015, a rapporté plus de six fois son budget colossal de 250 millions de dollars à ses créateurs. Chaque nouvel épisode est désormais un phénomène qui avale tout sur son passage, jusqu’à la vie réelle des acteurs qui incarnent ses personnages. Mais avant que Paul Walker ne fasse faire des tonneaux à un car de transfert de prisonniers dans Fast and Furious 5 ; avant que Vin Diesel ne propulse une voiture du haut d’une des tours Etihad de Dubaï dans Fast and Furious 7 ; et avant que Dwayne « The Rock » Johnson n’échappe à la poursuite d’un sous-marin nucléaire soviétique dans Fast and Furious 8 ; tout est parti de l’histoire bien réelle d’un modeste pilote de course new-yorkais.
True story
Un soir du printemps 1998, au nord de l’île de Manhattan. À la tombée de la nuit, elles jaillissent comme des lucioles des voies new-yorkaises encombrées de trafic et se rassemblent pour former un essaim vrombissant et coloré. Les derniers feux du Soleil miroitent sur leurs carrosseries rutilantes, avant qu’il ne plonge dans les eaux de l’Hudson, cédant la place aux aplats fluorescents des néons fixés sous leur châssis. Au forceps, les voitures de deux pilotes s’alignent sous les feux rouges du boulevard, confisquant l’asphalte aux travailleurs fatigués qui les klaxonnent en vain. « Rentrez chez vous ! » semblent répliquer les moteurs qui bouillonnent sous le capot de la Nissan noire et de la Mitsubishi blanche. Un homme vient se placer devant elles sur le passage piéton, indifférent à leurs grondements sauvages. Les autres pilotes se pressent sur les bords de la route pour assister au départ de la course. L’homme lève les bras. Les hurlements mécaniques redoublent d’intensité, pédales d’embrayage au plancher. Les pneus patinent et soulèvent un épais nuage de fumée, emplissant l’air de l’odeur âcre de la gomme brûlée. L’homme baisse les bras. Les voitures s’élancent comme des étalons au galop, laissant derrière elles les conducteurs lambda dans un brouillard malodorant. Sur la ligne droite que trace la route, les bolides sont au coude à coude. Les aiguilles des compteurs avancent sans trembler jusqu’à frôler la barre des 260 km/h.
L’affaire se joue dans un mouchoir de poche : l’homme au volant de la Nissan l’emporte d’une longueur de voiture. Il est plus riche de 7 500 dollars. Sous les applaudissements de ses pairs, Rafael Estevez irradie. À l’époque, le pilote de dragster a 30 ans et ces courses illégales sont toute sa vie. Dans la foule, le journaliste Kenneth Li n’en perd pas une miette. Il dresse le portrait d’Estevez pour le magazine Vibe, revue hip-hop plus éclectique que la moyenne alors très populaire. L’article sera publié dans ses pages en mai 1998 sous le titre « Racer X ». Ce pilote X, c’est Rafael Estevez, figure de proue du street racing new-yorkais d’origine dominicaine, et fondateur en 1997 du garage DRT Racing. « J’ai grandi à Washington Heights, dans un quartier infesté par la drogue », raconte-t-il aujourd’hui. « À l’époque, j’étais un hustler. Je me suis mis au street racing pour empocher beaucoup d’argent rapidement et m’en sortir. » Son histoire a attiré quelques années plus tard l’attention d’un cinéaste hollywoodien du nom de Rob Cohen. À L’époque, ce dernier a déjà plusieurs succès à son actif avec Dragon, l’histoire de Bruce Lee et Cœur de dragon, sorti en 1996. À l’aube des années 2000, il parvient à convaincre Universal de lui donner les clés d’une nouvelle production. 25 millions de dollars plus tard, Cohen achète les droits de l’article à son auteur et s’attelle à la réalisation d’un « film d’effets spéciaux bourré d’énergie » – Fast and Furious premier du nom. Cohen se rappelle de son sentiment lorsqu’il a vu pour la première fois les courses de dragsters de New York. « J‘ai eu la chance de voir ce monde de près, j’étais comme un poisson hors de l’eau quand je l’ai découvert », dit-il. « Mais j’ai tout de suite compris qu’il y avait une histoire à raconter. Si je n’avais pas vu le potentiel que renfermait ce milieu, comme Kenneth Li l’avait vu avant moi, il n’y aurait jamais eu de film. » Et Universal serait passé à côté d’un filon fort juteux. Une manne dont tout le monde n’a pas profité. Lorsque je lui pose la question de savoir si la saga a eu de l’influence sur le milieu, Estevez répond par la négative. « À New York, les courses existaient avant et elles ont continué d’exister après. La franchise n’a pas eu autant d’impact qu’ils le prétendent », affirme-t-il. La fièvre du street racing a débuté dans les années 1990 aux États-Unis par l’entremise d’une petite communauté de pilotes d’origine asiatique, basés en Californie du Sud. Ce sont eux qui les premiers ont importé de petites Honda, Nissan ou Mitsubishi qu’ils trafiquaient pour en faire de véritables chevaux de course. L’épidémie a gagné New York quelques années plus tard, et Rafael Estevez faisait partie de la première génération de pilotes de la côte Est. Les courses ont rapidement pris une place de premier plan dans la culture urbaine. Elles rassemblaient des jeunes issus de minorités défavorisées, portant fièrement les couleurs de leurs origines – Porto-ricains, Dominicains, Chinois, Philippins, Jamaïcains ou Italiens –, autour d’une même passion : celle du métal brûlant, de l’huile brune en fusion, des bolides rugissants lancés à pleine vitesse dans le silence figé des rues endormies.
« Le premier film était OK globalement, mais aujourd’hui ça ressemble à un jeu vidéo, il n’y a plus rien de réel », déplore Estevez. En 2001, l’année de la sortie du premier opus, les séquences étaient déjà loin d’être réalistes. « Je sortais de Cœur de dragon », rappelle Rob Cohen. Seize ans avant Smaug, son Draco était le tout premier personnage de dragon en images de synthèse à prendre vie au cinéma. « L’idée m’est venue de réutiliser cette technique pour Fast and Furious. J’ai parié sur le fait que le public ne s’attendrait pas à ce qu’une Honda Civic soit faite en 3D », dit-il avec satisfaction. Pari réussi. Pour la production et la majeure partie des spectateurs, du moins – le film a réalisé plus d’un million d’entrées en France. Estevez est nettement moins emballé. « Je n’ai jamais été très fan des films », avoue-t-il en riant. Le fait que son histoire soit passée au broyeur des standards du cinéma d’action hollywoodien l’a déçu. « Pour moi comme pour beaucoup d’autres, le street racing a été un moyen de fuir la criminalité qui gangrenait nos quartiers, pas de devenir des criminels », dit-il en référence à Dominic Toretto, le héros de la franchise incarné par Vin Diesel. Rafael Estevez ajoute que le film devait au départ être tourné à New York, pour dépeindre fidèlement son univers. « Mais pour une raison que j’ignore, ils ont changé d’avis et ont tourné en Californie », dit-il. Il était aussi censé travailler comme consultant sur le tournage, mais lorsque les plans ont changé, la production a finalement choisi de ne pas faire appel à lui. Seize ans après la sortie du film, Rafael Estevez est encore quelque peu amer de n’avoir jamais fait partie de la famille à laquelle il a indirectement donné naissance. Car comme chacun sait, Fast and Furious est avant tout une histoire de famille.
QLF
« Je pense que Vin va combler le vide laissé par les stars de films d’action qui commencent à se faire vieilles pour les scènes physiques extrêmes », déclarait Cohen avec assurance à la sortie de Fast and Furious au cinéma en juin 2001. À l’époque, Mark Sinclair alias Vin Diesel ne s’est illustré que dans un petit rôle chez Spielberg – il incarne le 1e classe Adrian Caparzo d’Il faut sauver le soldat Ryan – et sous les traits de Richard B. Riddick dans Pitch Black, le premier volet des Chroniques de Riddick. Mais le personnage qui va servir de tremplin à sa carrière est bel et bien Dominic Toretto. Prenant le projet très à cœur, Vin Diesel joue aujourd’hui un rôle fondamental dans la direction qu’emprunte la série, l’éloignant peu à peu de son statut de « Point Break avec des voitures » pour en faire une saga toujours plus spectaculaire et hors norme. « Ce n’est pas facile de faire toujours plus fort », explique le chef décorateur des deux derniers volets Bill Brzeski, en ce moment sur le tournage d’Aquaman en Australie. « On imagine des scènes comme des gamins avec des jouets. C’est inhabituel, et cela nous amène à travailler à l’envers. » Généralement au cinéma, un scénariste invente une histoire qu’un réalisateur imagine comment mettre en images. Il s’entoure pour y parvenir d’une équipe de professionnels aux compétences très diverses qui l’aident à matérialiser sa vision. Pas pour Fast and Furious. « Très souvent, on s’assied tous ensemble et on imagine les scènes les plus folles possibles », explique Brzeski. « Ce n’est qu’après qu’on fait appel aux scénaristes pour relier les points de façon cohérente. Et mon travail, c’est de déterminer comment on va s’y prendre. » La méthode s’est avérée incroyablement payante ces dernières années.
Mais les choses ont failli ne jamais en arriver là. Après les résultats décevants de Tokyo Drift (2006), qui n’a rapporté qu’un total de 158,5 millions de dollars (soit moins du double de son budget), les patrons d’Universal ont eu peur que la saga ne finisse en impasse. Il a été envisagé d’en réduire massivement les budgets pour en faire un produit direct-to-video. Heureusement, le studio est parvenu à convaincre Vin Diesel de reprendre en main le projet pour le sauver de l’égarement. Depuis lors, chaque nouvel opus a surpassé le précédent au box-office. Si Vin Diesel n’est devenu producteur de la saga qu’à partir de l’épisode 4, sa fidélité en amitié comme au travail le conduit à distribuer les chances autour de lui. Rob Cohen n’a plus réalisé d’autre épisode de Fast and Furious, mais il est derrière la caméra du premier xXx, produit par l’acteur. Si Un Homme à part (2003) est passé relativement inaperçu en France, son réalisateur F. Gary Gray est aux commandes du dernier Fast and Furious. Vin Diesel en tenait le rôle titre et les rênes de la production. Depuis Fast and Furious 4, l’acteur/producteur a durablement repris son rôle de chef de famille (il n’apparaît pas dans le second opus et le troisième, Tokyo Drift, est focalisé sur le personnage de Han). C’est sur son impulsion que le personnage de Brian O’Conner, interprété par le défunt Paul Walker, est revenu au premier plan de la série, et avec lui le rôle de Jordana Brewster en tant que Mia Toretto. Quant au rappeur Ludacris, alias Chris Bridges, il a repris sa place au sein du casting depuis l’épisode 5 et sa carrière musicale a été éclipsée par son personnage de Tej Parker. Les réunions de famille sont un point clé de l’intrigue des Fast and Furious, où Dom distribue les rôles de chacun et accorde leurs énergies. « La chose la plus importante dans la vie sera toujours les gens qui se trouvent dans cette pièce, ici et maintenant », dit-il en portant un toast à la familia dans Fast and Furious 7, aux vivants comme aux morts. Au figuré, avec le personnage de Han dont on connaît la destinée funeste depuis Tokyo Drift, comme au propre, avec la présence de Paul Walker, décédé durant le tournage du film, qui cristallise son souvenir.
Pour Paul
Paul Walker n’était pas au volant lorsque la mort l’a fauché dans l’après-midi du 30 novembre 2013, à Valencia en Californie. C’est un dénommé Roger Rodas qui conduisait la Porsche Carrera GT rutilante à bord de laquelle l’acteur avait été vu plus tôt ce jour-là. Gestionnaire de fortune et ami de Walker, Rodas l’avait enjoint à créer avec lui Reach Out Worldwide, une association caritative venant en aide aux victimes de catastrophes naturelles. Ils revenaient d’un événement de charité lorsque l’accident s’est produit. Lancée entre 130 et 150 km/h sur une route prisée des pilotes de drag racing, limitée à 70 km/h, la Porsche a dévissé dans un virage avant de renverser un lampadaire et de s’encastrer violemment dans un arbre. Le véhicule a pris feu et les deux hommes ont succombé à leurs blessures et aux flammes. L’enquête de la police a conclu qu’ils étaient sobres et qu’ils ne participaient pas à une course. L’usure des pneus de la voiture combinée à sa vitesse excessive seraient seules en cause. « Paul était un acteur et un type formidable », s’émeut le compositeur Brian Tyler, qui écrit la musique de la saga depuis 2010. « Après sa disparition, je ne dirigerai plus jamais le thème de son personnage, c’est une absence cruelle. » Une absence d’autant plus terrible qu’elle est intervenue pendant le tournage de Fast and Furious 7. « C’est arrivé en plein milieu de la production », raconte Bill Brzeski. « Nous avons interrompu le tournage pendant quelques temps et nous avons discuté longuement de ce qu’il convenait de faire. Il semblait important de continuer, mais nous ne voulions pas exploiter sa tragédie. »
Le résultat a pris la forme d’un hommage bien connu : les scènes de Brian O’Conner tournées après la mort de Walker ont été doublées par son frère, Cody Walker – dans un souci de pudeur qui les honore, l’équipe du film s’est abstenue de révéler quelles étaient les scènes en question. Dans un final d’une délicatesse insoupçonnée, le personnage de Brian décide de suivre sa propre route. « Je pense que ce qui explique que l’hommage fonctionne aussi bien », poursuit Brzeski, « c’est que les acteurs et toute l’équipe du film aimaient sincèrement Paul. » Vin Diesel en parle comme d’un frère. Dans une interview pour la radio SiriusXM, l’acteur raconte ses retrouvailles avec Cheryl Walker, la mère de Paul, après l’annonce de sa mort. « J’ai pris l’avion depuis Atlanta cette nuit-là pour lui dire de vive voix combien j’étais désolé », dit-il. « Mais c’est elle qui était désolée pour moi et qui m’a réconforté. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu : “Parce que tu as perdu ta moitié.” À ce moment-là, je me suis effondré. » Fast and Furious 8 est le premier de la série depuis le retour de Vin Diesel en 2009 à se tourner sans Paul Walker. Ou presque. « Il n’y a pas eu un jour, une heure, une seconde où Paul n’était pas avec moi pour faire ce film », affirme l’acteur. « Car la question n’était pas de savoir comment tourner le film sans Paul, mais comment vivre sans lui. Et la réponse est qu’il est toujours avec moi. » Pour l’actrice Michelle Rodriguez, c’est une partie de l’âme de la saga qui s’en est allée avec Walker. « Paul est le cœur de Fast and Furious », a-t-elle déclaré lors de la promotion du dernier épisode. « C’est celui d’entre nous qui aimait le plus ce genre de films et ce genre de vie. Ne plus assister à son histoire d’amour avec les voitures a amputé la franchise d’une partie de son âme. C’est douloureux pour nous tous et nous en sommes très conscients. » Paul Walker n’était pas du genre à se laisser effrayer par le silence éternel des espaces infinis. À l’image de la saga, il les parcourait sans relâche en y opposant la vitesse, le bruit et la fureur. « Il est parti comme un soldat tombé sur le champ de bataille », commente Bill Brzeski. À présent, lorsque Vin Diesel évoque la disparition de son ami, sa voix est claire, vive et solaire. « Si Fast and Furious 7 était pour Paul, Fast and Furious 8 vient de lui. »
Couverture : Fast and Furious 8. (Universal Studios)