Ruthless
« On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. » — L’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford, 1962.
Sans pitié. Ruthless Records portait bien son nom. Dès le départ, l’affaire ressemblait à un pacte faustien. Jerry Heller, dans le rôle du Diable, a eu le nez fin. En 1987, le producteur californien roule déjà avec l’industrie musicale depuis 20 ans. Marvin Gaye, Elton John, Pink Floyd, Otis Redding : il a été le manager des plus grandes stars durant une décennie qui s’est achevée en 1975. Puis plus rien pendant les dix années suivantes. On raconte qu’il aurait tourné le dos aux projecteurs pour retourner chez maman à 45 ans et se vautrer dans l’oisiveté. C’est comme s’il avait attendu son heure. Le destin, comme souvent, a pris la forme d’un coup de téléphone. Au bout du fil, un ami que l’Histoire n’a pas retenu. Il lui propose de visiter une usine de pressage de disques, Macola Records, sur Santa Monica Blvd. Tiré de sa torpeur, le vieux manager sort son costume du placard, ajuste ses lunettes fumées et se pointe cigare au bec pour serrer la main des propriétaires. Pour 1 000 dollars, les jeunes artistes des scènes electro et hip-hop émergentes de L.A. y font tirer leurs disques à 500 exemplaires. Parmi eux, un certain Alonzo Williams, du World Class Wreckin’ Cru, un groupe d’electro funk né à Compton au sein duquel le jeune Dr. Dre fait ses armes. Le reste est bien connu.
De main en main, Heller finit par rencontrer Eric Lynn Wright, alias Eazy-E, le Faust de l’histoire. Il n’était pas savant, c’était un gangster à la petite semaine et l’un des membres fondateurs d’un groupe qui allait révolutionner la musique moderne, NWA. Ensemble, ils fondent Ruthless Records pour publier les albums du posse. À sa création en 1986, il s’agit d’un trio formé par Eazy-E, Dr. Dre et un certain Arabian Prince. Ce dernier, pas mal de gens l’ont oublié. C’est le personnage principal de cette histoire.
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Moustache à la Méphistophélès et Jheri curl soignée, Arabian Prince a le regard fier sur les pochettes des premiers albums de NWA. Il y a de quoi, il est l’auteur et compositeur du premier hit du groupe, « Panic Zone », présent sur la proto-mixtape NWA and the Posse. Des six lascars intimidants de celle de Straight Outta Compton, il est le premier à avoir vu qu’il y avait de l’eau dans le gaz. Paru sur Ruthless Records, l’album est aujourd’hui mythique et disque de platine. La tournée qui l’a accompagné est elle aussi légendaire, tout comme le scandale financier qui s’en est suivi, menant à la dissolution du groupe. « On a vendu deux ou trois millions de disques et tout ce qu’on a reçu pour ça, c’était un petit chèque de 30 000 dollars et une Suzuki Samurai », raconte Arabian Prince, qui est le premier à demander des comptes à leur manager. « Je sortais des disques avant NWA. J’avais un appart et une voiture. J’étais beatmaker. Donc je savais comment marchaient les royalties : je savais pertinemment qu’en vendant tant de disques, j’aurais dû recevoir tant d’argent. Et je savais que ça devait tomber à chaque trimestre. » Mais ce n’est pas ce qu’il se passe. « Quand j’allais voir Eazy-E pour lui demander quand est-ce qu’on serait payé, il me disait : “Demande à Jerry.” Alors j’allais voir Jerry, qui me répondait : “Demande à Eazy.” Ça n’en finissait plus, j’ai fini par leur dire d’aller se faire foutre et je me suis tiré. »
L’Histoire lui garderait rancœur du cran dont il a fait preuve ce jour de 1989. La sortie à l’été 2015 du film NWA: Straight Outta Compton n’a pas fait que des heureux. Le long-métrage sur l’histoire du groupe – qui a rapporté sept fois son budget initial au terme de son exploitation – fait la part belle au trio Dr. Dre, Ice Cube, Eazy-E. Les laissés-pour-compte ont fait entendre leur voix à la sortie du film. « Ne vous laissez pas berner par le film au sujet de ma contribution », a posté sur Twitter MC Ren, qui signe ou cosigne sept morceaux de l’album légendaire. DJ Yella, moins véhément, a néanmoins confié au magazine XXL que regarder le film lui avait laissé un sentiment déplaisant. Mais ce n’est rien à côté d’Arabian Prince, qui n’est même pas de la partie – un acteur l’interprète pour un caméo non-crédité au générique. Il a été purement effacé de l’Histoire. Après un coup pareil, on pourrait s’attendre à ce que l’intéressé soit hors de ses gonds, mais ce n’est pas le cas. Lorsqu’on aborde le sujet, il se contente de sourire en haussant les épaules. Et même s’il reconnaît qu’il aurait dû se trouver « dans 50 % des scènes du film », il n’en tient pas rigueur à ses anciens compères, qui n’y sont probablement pas pour grand-chose. La raison de ce calme, c’est que NWA n’a été qu’un des nombreux jalons de la carrière d’Arabian Prince, qui évolue en parallèle dans les industries de la musique, du jeu vidéo, du cinéma et de la technologie. Qui aurait pu deviner que le jeune rappeur immortalisé sur les pochettes travaillerait des années plus tard sur les effets spéciaux d’Independence Day ? Pour lui, ça n’a rien de surprenant. Aujourd’hui, l’ancien pionnier du gangsta rap fait le tour du monde pour promouvoir sa dernière start-up en date – tout en assurant des DJ sets à chaque escale.
NWA
À 51 ans, Arabian Prince n’a toujours pas troqué son look urbain contre un costume. Casquette vissée sur la tête, sweat, jean baggy et sneakers, il nous accueille chaleureusement avant de nous guider jusqu’à un canapé confortable à l’écart des foules qui se pressent au bar. Pour lui, la semaine a été longue et mouvementée. « Hier soir, j’étais aux platines jusqu’à trois heures du mat’ et j’ai dû me coucher vers 4 h 30 », dit-il. Pas trace de cernes sous ses yeux, c’est son rythme habituel. Il est près de 19 heures. Plus tôt dans l’après-midi, il a présenté sa start-up Inov8 Next à un parterre d’investisseurs silencieux, et d’ici quelques heures il retrouvera un public de dancefloor. Le contraste ne lui fait ni chaud ni froid, c’est comme ça depuis qu’il est gosse. Enfant bien sûr, il ne se faisait pas appeler Arabian Prince. Kim Renard Nazel naît à Compton, en Californie, le 17 juin 1965. Même année, même ville que Dre. Une année difficile pour les résidents afro-américains du comté de Los Angeles.
Un an plus tôt, la ségrégation raciale est déclarée illégale aux États-Unis, mais les mentalités ne vont pas au rythme des lois et Kim vient d’avoir deux mois quand les émeutes de Watts éclatent à South Los Angeles. Six jours de violences, de pillages et de flammes déclenchés par les tensions communautaires. Commune limitrophe du quartier, Compton n’échappe pas à la discrimination et la pauvreté. « Quand j’étais môme, ma mère a tout fait pour me tenir loin des rues », se souvient-il. Il vivait avec elle et son beau-père à deux pas d’une église baptiste où elle jouait du piano. Il lui doit certainement de n’avoir pas fini dans un gang ou été touché par l’épidémie de crack qui rongeait les quartiers sud de Los Angeles. Mais son amour de la musique, c’est à son père qu’il le doit.
Auteur de romans de blaxploitation et activiste prolifique un temps membre des Black Panther, Joseph Nazel est animateur sur KACE FM lorsque son fils est au collège. Radio urbaine très aimée de la communauté afro-américaine, ses DJ diffusent le jazz le plus frais de l’époque. Kim adore et veut devenir DJ lui aussi. Son père met la main au portefeuille et il se retrouve rapidement à mixer dans les fêtes du quartier. La scène ne tarde pas à suivre. Il se fait appeler DJ Prince et débroussaille l’electro funk avec son compère Egyptian Lover. Comme Dre et son groupe World Class Wreckin’ Cru, ils squattent la piste de Skateland, où les jeunes du quartier viennent patiner au son précurseur du hip-hop West Coast. « Mon nom de scène vient de cette époque-là », raconte-t-il. « Avec mon pote Egyptian Lover, on s’habillait comme Michael Jackson et Prince. C’était parfait pour plaire aux filles. Un jour à Skateland, il y a une meuf qui nous a demandé nos noms et elle m’a dit : “Je vous vois tout le temps ensemble avec Egyptian Lover. Tu devrais t’appeler Arabian Prince.” C’est resté. » Il commence à tourner dans la région. Après les platines, il fait l’acquisition d’une boîte à rythme Roland TR-808 et produit des morceaux en solo et pour différents groupes, parmi lesquels Bobby Jimmy & The Critters et le groupe féminin JJ Fab. (Il compose pour ces dernières le morceau « Supersonic », nommé aux Grammy Awards en 1988.) Après la sortie d’un album solo intitulé Strange Life – influencé de son propre aveu par Prince, Parliament/Funkadelic et Kraftwerk –, il fait la connaissance de Dr. Dre en 1984. « Dre et moi on se côtoyait régulièrement sur scène, lui était avec le World Class Wrecklin’ Cru et moi avec Bobby Jimmy & The Critters. Il y avait un petit cercle de DJ sur la côte Ouest dans les années 1980. » La bande traîne souvent au Roadium, un marché à ciel ouvert du quartier de Gardena où les DJ ratissent les disquaires.
Les beatmakers sont tous des geeks.
Les deux beatmakers se lient d’amitié et entendront parler un soir d’Eazy-E. Dealer de crack notoire – du moins l’a-t-il été un temps –, il veut se lancer dans le rap game. D’abord à trois, puis à six avec l’arrivée de MC Ren (via Eazy), DJ Yella (via Dre) et Ice Cube, la partie peut sérieusement commencer. Répétitions. Concerts. Compil. EP. Album. « Fuck Tha Police ». La sauce prend dans des proportions impressionnantes mais Arabian Prince garde son sang froid et ses distances. Il flaire l’embrouille avec Eazy et Heller, on connaît la suite. Après son départ de NWA, Arabian Prince ne sort pas des radars pour autant. Il mène une carrière solo honorable et réalise six albums studio entre 1989 et 2008, sous différents alias dont celui de Professor X au milieu des années 2000. Mais amer de son expérience avec Ruthless Records et méfiant à l’égard de Suge Knight et l’avènement de Death Row Records, il coupe les ponts avec l’univers gangsta rap et se jette dans les bras d’un deuxième amour : la technologie.
VFX
Les beatmakers sont tous des geeks. Qu’ils hantent les allées étroites des disquaires façon DJ Shadow ou traquent les plugins VST les plus pointus comme Metro Boomin, ils ne sont jamais aussi heureux qu’entre quatre murs insonorisés à faire tourner des mesures en boucle au milieu de la nuit. Ça n’était pas différent dans les années 1980 et ça n’a jamais été plus vrai que pour Arabian Prince. Petit, il n’y avait pas que ses parents pour veiller à ce qu’il reste dans le droit chemin. « Mes oncles étaient tous dans l’armée », raconte Kim. « Mais avant de servir sous les drapeaux, ils faisaient partie de gangs. Quand vous voyez votre oncle rentrer à la maison en sang après s’être fait poignarder, ça vous passe l’envie de faire pareil. » Son beau-père le pousse à faire du sport, sa mère ne lui permet de sortir qu’avec ses cousins et ses oncles le couvrent de cadeaux. Chaque fois qu’ils rentrent de l’étranger – notamment du Japon –, ils ramènent au jeune Kim des synthés, des radios et plein d’autres appareils électroniques. Ne pouvant que rarement quitter la maison, il se penche sur ces machines qu’il apprend à manipuler en autodidacte. La technologie, essentiellement électronique à l’époque, devient vite une obsession – elle ne l’a plus quitté depuis. Lorsque les premiers ordinateurs sont annoncés, Kim est comme un fou. Il réinvestit la majeure partie de l’argent qu’il gagne avec la musique dans l’achat de nouveau matériel, pour repousser les limites de sa créativité. (L’enregistrement de Straight Outta Compton a été en grande partie réalisé avec son matos.)
En 1987, alors que personne dans son entourage ne possède le moindre ordinateur, lui en a déjà cinq à la maison. Il est de loin le premier à posséder un ordinateur portable. « C’est comme ça qu’a débuté ma passion pour la technologie », dit-il. En tournée avec NWA, Arabian Prince n’est pas à l’aise avec les foules et les ennuis qui n’en finissent plus de s’amonceler – arrestations de la police, menaces du FBI, annulations de concerts. Il reste souvent à l’écart, scotché à son écran comme un gamin d’aujourd’hui. « C’est comme ça que j’ai appris à coder et designer », dit-il. « Après NWA, je me suis concentré sur la programmation et l’animation. Ça a été très vite, je dormais peu. » Kim s’entraîne pour s’amuser, mais la chance tourne en sa faveur lorsqu’il se met à participer à des conventions pour partager son travail avec d’autres passionnés. « Les gens étaient impressionnés », dit-il. « Ils trouvaient mes animations excellentes et voulaient savoir pour qui je bossais. »
Chaque fois, il est décontenancé. L’idée de travailler dans l’animation ne l’a jamais effleuré, ce n’est qu’un hobby pour lui. « Un jour, on m’a dit : “Mec, ton travail est bien meilleur que la plupart des gens qu’on engage. Tu veux bosser pour des films ?” J’ai accepté immédiatement et j’ai fini quelques années plus tard par travailler sur Contact. » Sous le pseudonyme de Mike Lezan (anagramme de Kim Nazel), Kim rejoint l’équipe du film de Robert Zemeckis en 1996. Il enchaîne la même année avec Independence Day. « Évidemment, je n’ai pas fait tous les effets spéciaux du film », explique-t-il. « C’est un des studios en charge des effets spéciaux qui m’a engagé en freelance pour que je réalise certaines scènes pour eux. » Kim reste imprécis sur ses créations, mais cela tient probablement à la variété des effets, qui pris un par un n’ont rien de spectaculaires. Ce n’est qu’après assemblage du travail de tous les collaborateurs qu’ils donnent tout leur relief aux séquences. « Je me suis occupé de nombreux petits effets, beaucoup de modélisation. Certains aspects des vaisseaux ou d’arrière-plans sur fonds verts… du design 3D, quoi. » Il monte par la suite sa propre structure, Hypnotic FX, et travaille sur de nombreux films parmi lesquels Casper, la saga Famille Adams, Les Quatre Fantastiques et le Surfer d’argent, ainsi que des longs-métrages d’animation comme Toy Story. Mais ça ne lui suffit pas.
Inov8tor
Kim Nazel semble fuir l’ennui comme d’autres la colère divine. Il s’emploie à mettre entre lui et le moindre instant de répit une multitude d’obligations et de projets. Cette hyperactivité est manifeste lorsqu’on est face à lui. Quand il s’adresse à vous, Arabian Prince ne vous regarde droit dans les yeux que par intermittence. Le reste du temps, ses yeux sont grands ouverts et fixés sur un point qu’il ne regarde pas vraiment. Son regard n’est pas fuyant et pas une seconde il ne donne l’impression d’être absent. Mais il est clair qu’une partie de ses pensées sont tournées vers l’instant d’après. Le prochain rendez-vous, la prochaine mission. Beatmaker, DJ, concepteur d’effets spéciaux, ou testeur de jeux vidéo.
Depuis sa découverte de la Colecovision, une console de jeu américaine sortie au début des années 1980, Arabian Prince a une véritable passion pour les jeux vidéo. Il n’est ainsi pas étonnant qu’il ait saisi l’opportunité quand elle s’est présentée de tester des jeux pour de grands studios comme FOX Interactive. « J’ai travaillé sur 30 ou 40 jeux », glisse-t-il sans s’étendre sur le sujet. Il a aussi prêté sa voix à une franchise qu’il affectionne tout particulièrement, Grand Theft Auto. Au générique de l’épisode San Andreas, un certain Mike Lezan est crédité pour un rôle non-spécifié. « Mais aujourd’hui, je suis avant tout entrepreneur », enchaîne-t-il sans temps mort. « Quand les gens me demandent comment je réussis à faire tout ça en même temps, je leur réponds que c’est comme ça que je vis. J’ai toujours fait beaucoup de choses en parallèle, sans quoi je m’ennuie très vite. » Son emploi du temps désemplit rarement et il cumule plusieurs casquettes dans la même journée. « Tout à l’heure après mon DJ set, je vais rentrer et me remettre à travailler sur Inov8. »
Combinée à l’envie qu’il a de travailler avec la nouvelle génération, son infatigabilité a récemment poussé Kim à lancer Inov8 Next, un incubateur de nouvelles technologies installé à Los Angeles. La structure est destinée à donner leviers et conseils aux innovateurs en herbe. « Je ne m’intéresse pas aux adultes », dit-il. « Quand je veux savoir quelle télévision ou quel téléphone acheter, c’est vers les plus jeunes que je me tourne. Ce sont eux qui savent. C’est la raison pour laquelle je veux aller directement à la source. » Dans leurs locaux de la Silicon Beach, le quartier du Westside où sont installées plus de 500 start-ups, Inov8 Next met à disposition des jeunes entrepreneurs de la tech des espaces de co-working, des ateliers et des outils technologiques de pointe. Kim insiste sur la dimension communautaire de son entreprise, qui traduit son envie de voir réussir à leur tour les jeunes générations. Car pour lui, le futur est dans les écoles et les quartiers, pas à la Maison-Blanche. Il ne serait pas étonnant que l’idée lui ait été inspirée par son propre exemple et ceux de ses anciens compères, Dr. Dre en tête. Avec Compton, le rappeur et producteur se retournait lui aussi sur son passé et célébrait la jeunesse issue des quartiers sud de Los Angeles. En lançant Inov8 Next, Arabian Prince fait encore deux choses à la fois : il poursuit sa trajectoire impressionnante et passe le flambeau à d’autres gamins qui ne veulent plus s’ennuyer.
Couverture : Un DJ set d’Arabian Prince.
UNE SEMAINE AVEC BIG DADDY KANE ET RAKIM Y A-T-IL UN ÂGE POUR ARRÊTER DE RAPPER ?
Presque 30 ans après leur âge d’or, retrouvailles avec les rappeurs légendaires, dont les parcours respectifs sont très différents.
I. Panique à l’Arie Crown Theater
21 h 30. Trente minutes se sont écoulées depuis l’heure de passage initialement prévue pour Rakim, le personnel du foyer des artistes commence à paniquer à l’Arie Crown Theater. « Quand il arrivera, ne lui adressez pas la parole », chuchote un chef de pub au traiteur habillé aux couleurs de Chef Boyardee. Un coup d’œil à travers le rideau révèle que le public d’âge mûr s’est nettement clairsemé depuis la première partie de cette soirée I Rock the Mic. Après que Crucial Conflict, MC Lyte, Big Daddy Kane, Slick Rick et Doug E. Fresh ont scrupuleusement interprété leurs vieux succès, la foule commence à s’agiter à mesure que l’heure avance. Les réactions seraient sans doute différentes si le concert n’avait pas lieu un dimanche soir de décembre… ou si nous étions en 1988.
Lorsque Rakim apparaît finalement sur scène, quasiment 20 minutes plus tard, il entre par l’une des portes de service, sans passer par sa loge. Après 25 minutes de show au cours desquelles il déclame à toute allure dix de ses plus célèbres chansons, il s’éclipse en déclarant : « Nous sommes confrontés à tant de brutalité ces temps-ci. Pensons à ceux qui sont revenus à l’essentiel. Peace and love, Chicago », sous les huées d’un certain nombre de fans. En coulisse, Rakim semble contrarié. Vêtu d’une veste en cuir marron assortie à sa casquette, d’un pull à capuche vert sapin et d’un jean baggy, il s’extirpe du troupeau de fidèles serviteurs et de journalistes amateurs qui se forme autour de lui. Près de 10 minutes s’écoulent avant que l’agent de sécurité n’éclaircisse cet attroupement, si bien que Rakim reste pris au piège pendant tout ce temps. Une position plutôt familière pour ce MC à l’humeur changeante qui a passé des dizaines d’années à porter le fardeau de sa réputation de personnage inébranlable sans avoir tellement d’impact sur le monde réel. Ce soir-là, il rejoint le cercle des icônes à la fois vénérées par leurs pairs et en lutte avec leur passé.