Gueule de bois
La nuit a été courte pour tout le monde. Aux environs de deux heures du matin heure de Lisbonne (3 h à Paris), le live des élections américaines a commencé à prendre un tour imprévu et angoissant. Lorsque Donald Trump a remporté les États clés d’Ohio et de Floride, respectivement vers trois et quatre heures du matin au Portugal, l’angoisse a laissé place au choc. Choc qui n’a fait que s’intensifier jusqu’à l’aube, où il a été officiellement annoncé que le candidat républicain le plus haï de l’Histoire devrait désormais être appelé « M. le président ». À 8 h 30 aux abords des pavillons du Web Summit, il plane une ambiance délétère. Le soleil éclatant des jours précédents a cédé la place à la grisaille et le froid est mordant. Les bénévoles du grand événement tech de cette fin d’année, d’habitude souriants et alertes, ont l’air un peu ailleurs tandis qu’ils aiguillent les participants vers l’entrée du site. Tout le monde semble à côté de ses pompes et curieusement silencieux. Visages tirés, lèvres pincées, cernes sous les yeux. À l’intérieur pourtant, rien n’y paraît, c’est l’effusion habituelle. Bientôt, c’est à nouveau la foule, les beats techno, les logos Facebook, Cisco, Airbus qui s’affichent hauts et forts pour faire oublier ce qu’il vient de se passer.
Peut-être qu’il ne s’est rien passé. Peut-être qu’il s’agissait seulement d’un mauvais rêve collectif. On pourrait presque y croire, tant cette annonce est cauchemardesque pour le monde de l’innovation technologique, majoritairement supporter d’Hillary Clinton. Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on discute avec les entrepreneurs du milieu ou qu’on assiste aux conférences organisées cette semaine à Lisbonne, c’est l’optimisme résolu, la positivité débordante qui électrise la communauté tech dans son ensemble. Rien n’aurait dû se mettre en travers de leur Sentier d’Or, surtout pas Donald Trump, dont l’ambition de « rendre sa grandeur à l’Amérique » passera possiblement par un freinage brutal de la mondialisation. Comme l’explique John Kennedy, journaliste irlandais pour Silicon Republic, les grandes comme les petites entreprises de la tech « sont toutes mondialisées » et redoutent la perspective d’un rapatriement forcé. « Astonishment », dit John – stupéfaction. C’est le sentiment qui s’est emparé de lui au réveil lorsqu’il a appris la nouvelle. Il s’était endormi bercé par l’assurance que demain, tout irait mieux. De mon côté, j’ai informé un confrère français de la situation vers neuf heures. Il n’avait pas pris la peine de vérifier l’évidence : Hillary Clinton était forcément devenue cette nuit la première femme présidente des États-Unis. Un des compatriotes de John, journaliste lui aussi, a la double nationalité. Il songeait à émigrer aux États-Unis l’année prochaine, mais il n’en fera rien. « J’ai envie de rendre mon passeport américain », dit un autre en passant. Un correspondant du Wall Street Journal en Europe renchérit : « On vit des heures désespérées. » Ces hommes ne se connaissent pas mais essaient mutuellement de se réconforter, en partageant leur peine et leur angoisse. Ils parviennent à retrouver un sourire, mais il ne traduit aucune joie. Juste l’hébétement.
9/11
La peur d’un repli sur soi systémique tétanise les géants du web américains. Alexis Ohanian, cofondateur de Reddit, l’évoque sur scène durant sa conférence. « En tant qu’industrie, on ne peut pas penser seulement américain. Nos clients, nos partenaires sont étrangers », dit-il. Avant de se confier au public. « Ce qui me fait le plus peur, c’est la perspective d’un repli sur nous-mêmes et d’un regain de xénophobie. L’immigration est tellement dans l’ADN de l’Amérique… ce serait un désastre. » L’entrepreneur new-yorkais d’origine arménienne, partisan d’un Internet ouvert, espère seulement que le président Trump sera différent du candidat Trump : « L’isolationnisme et le caractère xénophobe de sa campagne étaient très perturbants. J’espère que nous n’y serons pas confrontés à l’avenir. »
Sean Rad adopte un ton plus mesuré. Pour le PDG de Tinder, « ce qui est important, c’est que les Américains ont choisi leur candidat ». C’est pour lui l’expression d’un choix démocratique qui leur donne le devoir « de soutenir les décisions du nouveau président ». Avec 50 millions d’utilisateurs à travers le monde, dont plus de 80 % ont entre 16 et 24 ans, il estime que Tinder avait le devoir de s’engager dans la campagne. « C’est la première élection où tous les Millenials peuvent voter. Nous tenions à avoir un impact sur l’élection », explique Sean Rad. En mars dernier, Tinder a lancé aux États-Unis l’opération Swipe the Vote, qui propose aux utilisateurs de s’engager sur des sujets en swipant à gauche ou à droite lorsqu’une carte Swipe the Vote se présente. Le 1er novembre, les résultats ont montré que 47 % des utilisateurs de Tinder prévoyaient de voter pour Trump, et 53% pour Clinton. (Le 8 novembre, la version française de l’opération est sortie à l’occasion des Primaires de la droite.) Pour David Kogan, le directeur de l’agence Magnum Photos à l’initiative de sa réinvention digitale, « le résultat était complètement inattendu ». L’Anglais mange sur le pouce dans une petite loge du salon réservé aux conférenciers. Il a beau n’avoir pas dormi de la nuit, il conserve son flegme et son élégance. « La nuit dernière, nous couvrions l’élection de façon tout à fait normale jusqu’à ce que l’histoire prenne un tournant dramatique avec la victoire de Trump », raconte-t-il. « Au cours de ma carrière de journaliste, j’ai eu l’occasion de couvrir plusieurs fois l’élection présidentielle américaine pour la télévision et la radio. » Kogan a travaillé pour la BBC, Reuters Television et Sky News. Il s’agit pour lui d’un vote « contre l’establishment politique américain à côté duquel les sondages sont passés, comme avec le Brexit. Les gens l’ont cru quand il a dit qu’il changerait les choses. Personne ne sait vraiment quel politicien sera Trump car il ne l’a jamais été, nous verrons s’il applique ou pas les promesses dramatiques qu’il a faites durant sa campagne. » La victoire de Donald Trump était sans aucun doute inattendue pour ce monde ultra-connecté, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pourtant, à sa périphérie, une voix avait prédit sa victoire dès cet été.
Cette voix, c’était celle de Michael Moore. Le documentariste primé à Cannes il y a 12 ans pour Fahrenheit 9/11 s’est largement converti au numérique ces dernières années. Présent et suivi par des centaines de milliers de personnes sur six réseaux sociaux, Moore a sorti en octobre sur iTunes un nouveau film intitulé Michael Moore in TrumpLand, tourné et monté dans l’urgence. Mais malgré son ambition affichée de réduire l’inaction chez les Millenials, son auteur a publié le 21 juillet dernier une lettre ouverte sur son site intitulée « 5 raisons pour lesquelles Trump va gagner », pointant du doigt la mollesse des Américains et le taux d’abstentionnisme galopant du pays, où près de 50 % de la population reste bien au chaud loin des urnes. Néanmoins, si seuls les 18-34 ans avaient voté, Hillary Clinton aurait remporté l’élection par une écrasante majorité. Une force qui pourrait peser en 2020, après l’amère leçon du 9 novembre.
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LES IA VONT-ELLES NOUS SAUVER DE DONALD TRUMP ?
Couverture : Donald Trump par DeepDream. (The Daily Dot)