Le 8 novembre 2016, deux événements de taille ont eu lieu outre-Atlantique. La Terre entière a tremblé à la suite du premier, quand Donald Trump a été choisi par les électeurs américains pour devenir le 45e président des États-Unis. Le matin du 9 novembre, beaucoup d’Américains avaient des cernes sous les yeux et l’air abattu. Au sortir de cette nuit agitée, j’ai retrouvé Catherine Jacobson devant un café noir. Pour entamer notre discussion, je lui ai demandé comment elle se sentait après l’annonce de la veille. « Je pense que c’est une excellente nouvelle ! » a-t-elle lancé avec enthousiasme. Elle a dû lire sur mon visage que ce n’était pas exactement la réponse à laquelle je m’attendais. « Oh… vous parlez de l’élection ? »
Jacobson pensait à un autre événement survenu la veille en Californie. L’usage récréatif de la marijuana a été voté avec une majorité de 56,33 % dans l’État de la côte Ouest des États-Unis. Une excellente nouvelle pour les entreprises de l’industrie du cannabis comme Privateer Holdings, le groupe au sein duquel elle travaille, qui pourra désormais y commercialiser librement les produits de sa filiale récréative, Marley Natural. Le nom n’est pas familier sans raison, il s’agit de « la marque de cannabis officielle de Bob Marley », une start-up new-yorkaise financée par des pontes de la Silicon Valley et approuvée par la famille Marley. La promulgation de l’Adult Use of Marijuana Act a sans aucun doute ravi le président de Privateer Holdings, Brendan Kennedy, qui va pouvoir étendre son impact sur un marché récréatif dont on estime qu’il pèsera plus de 20 milliards de dollars en 2020. Pour sa part, Catherine Jacobson est la directrice des essais cliniques de Tilray, la filiale de Privateer dédiée au cannabis médical basée au Canada. En se rendant compte de son erreur, elle soupire et se couvre le visage des mains. Je ris en l’assurant que ce n’est pas grave. Lorsqu’elle relève la tête, Jacobson a les yeux embués de larmes. Le silence retombe. À cet instant, le visage de cette femme élégante à la silhouette élancée trahit une profonde lassitude et un trouble qui ne peuvent être dus à la seule nouvelle de l’élection. En vérité, l’histoire de Catherine Jacobson est tragique. Elle livre depuis de longues années un combat désespéré pour sauver son enfant de la maladie. C’est cette bataille qui l’a conduite au cannabis et à se plonger dans les méandres d’une industrie naissante et controversée. Cette course contre la montre, nul ne la raconte mieux qu’elle. Le témoignage qui suit est issu de notre entretien. Il a été édité pour plus de clarté, mais ces mots sont les siens.
CBD
J’ai une connexion très personnelle à l’industrie du cannabis, à laquelle rien ne me prédestinait. Je travaillais sur un doctorat en neuroscience lorsque mon fils est né. Quelques mois après sa naissance, il a commencé à faire des crises d’épilepsie. Dans son cas, l’affection est très sévère. Au cours des trois premières années de sa vie, j’ai abandonné mes précédentes recherches et appris tout ce que j’ai pu sur l’épilepsie. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour stabiliser son état. J’ai essayé tous les médicaments disponibles sur le marché, la chirurgie, et même un régime spécial supposé aider à diminuer les crises. Rien n’y a fait. Rien. Ben a souffert de conséquences sévères. Il a connu des retards de développement, le handicap mental… Ses crises constantes ne lui ont pas permis de se développer normalement. C’est une maladie dévastatrice.
Lorsqu’il avait trois ans, je vivais près de Stanford. J’ai alors décidé d’effectuer des recherches poussées sur sa maladie dans un cadre académique. Après avoir reçu une bourse post-doctorale, je suis entrée à l’université de Stanford, qui dispose d’un programme de recherche sur l’épilepsie. J’espérais que le fruit de nos recherches pourrait conduire à de meilleurs traitements. Vite. Hélas, les laboratoires de recherche mettent du temps à donner lieu à des traitements. À cette époque, j’ai rencontré le père d’un enfant qui souffrait lui aussi d’épilepsie. Il m’a confié qu’il traitait son fils avec du cannabis et que c’était efficace. Je ne connaissais rien du tout au cannabis et je n’avais jamais entendu dire que cela pouvait être d’une quelconque aide dans les cas d’épilepsie. Le cannabis médical était légal en Californie, le Medical Marijuana Program qui l’autorise est en vigueur depuis 20 ans. Cet homme connaissait très bien la plante, mais ce n’était pas un scientifique. Il expérimentait juste différentes préparations après extraction : parfois, il en faisait du beurre ou des cookies, d’autres fois il le mélangeait à du lait de coco et donnait une cuillère à café d’huile au cannabis à son fils. Il a rapidement constaté une amélioration prodigieuse de l’état de son fils. Son histoire m’a enthousiasmée, il fallait à tout prix que je découvre ce qui dans le cannabis permettait de combattre les crises d’épilepsie. Je me suis alors plongée dans les archives colossales de PubMed, une base de données qui rassemble plusieurs dizaines de millions d’études scientifiques. J’ai fini par découvrir que dans les années 1970, de nombreux tests avaient été effectués sur des animaux avec l’une des centaines de substances chimiques qui composent le cannabis : le cannabidiol. C’est une substance non-psychoactive, ce qui signifie qu’elle ne vous fait pas planer. Des essais sur l’homme ont révélé qu’il s’agissait d’un agent antiépileptique efficace : il arrête les crises dans 50 % des cas. Malgré ces résultats encourageant, aucun traitement n’a vu le jour. J’ai alors réalisé combien l’interdiction du cannabis avait pu affecter la recherche.
Je suis allée trouver de l’aide auprès de l’Institut américain sur l’abus de drogues (NIDA), qui délivre les autorisations nécessaires pour la recherche sur le cannabis. Je leur ai dit que je voulais étudier le cannabidiol (CBD), mais ils ne disposaient que de la plante entière. Me fournir la substance pure prendrait du temps. Enregistrer ma demande a nécessité que je détaille précisément le type de recherches que nous allions effectuer et que j’obtienne une autorisation spéciale de la DEA, la brigade des stupéfiants américaine. Le cannabidiol pur a été livré deux ans plus tard, un an après mon départ du programme qui en bénéficie aujourd’hui. Je ne pouvais pas attendre. Je faisais tout cela pour mon fils et le temps pressait. Je suis allée voir un médecin habilité à prescrire du cannabis médical et lui ai demandé si je pouvais obtenir une carte pour mon fils. Dès qu’on me l’a accordée, je me suis rendue au premier dispensaire et j’ai demandé : « Est-ce que je pourrais avoir du cannabidiol ? » J’étais si naïve, je ne savais pas… Il y a quatre ans, toutes les plantes proposées dans les dispensaires présentaient des taux élevés de THC, et très peu de CBD. Chaque plante a son équilibre, car le THC et le CBD proviennent de la même molécule. C’est la raison pour laquelle toute plante riche en THC sera pauvre en CBD, et vice-versa. Naturellement dans les dispensaires, les produits les plus populaires sont les plus riches en THC.
Dans mon cas, je recherchais exclusivement des plantes riches en cannabidiol, car cette substance ne présente pas les risques liés au THC. J’ai alors fait appel aux services d’un chimiste de l’université de Californie à Davis, qui m’a aidée à me procurer la plante adéquate. Durant six mois, il m’a appris à réaliser des extractions en recourant à la chromatographie sur colonne. J’ai ensuite commencé à réaliser ces préparations très concentrées en cannabidiol, qui ne comportaient pas de THC. C’était un processus extrêmement complexe que je devais effectuer dans mon garage. J’ai réussi à me procurer clandestinement l’équipement nécessaire. Le soir, je ne quittais plus la pièce. Cela me prenait une semaine entière – environ 20 heures de travail – pour concocter assez de ce traitement pour soigner mon fils pendant sept à dix jours.
Label weed
C’est un processus méticuleux et éreintant. Une fois que je m’étais procurée la plante au dispensaire, je devais la moudre et la plonger dans l’éthanol. Il fallait ensuite la faire chauffer sur une plaque et remuer toute la nuit pour en extraire les cannabinoïdes. Après quoi je les séparais du matériau végétal pour obtenir un liquide vert. Le THC est la première substance à quitter la plante lors de l’extraction. Je collectais le jus par fractions de 10 ml, jusqu’à obtenir une dizaine de préparations. Je les analysais l’une après l’autre pour ne garder que celles riches en CBD. Une fois combinées, je faisais évaporer l’éthanol grâce à la chromatographie : je déposais le liquide sous les colonnes, qui ressemblent à de longs tubes en verre, pour séparer la substance de l’éthanol en la faisant chauffer. Habituellement, on continue le procédé jusqu’à obtenir de la poudre. Mais je devais laisser un peu d’éthanol pour pouvoir administrer le traitement à mon fils en utilisant une pipette. Il n’avait pas encore quatre ans. La préparation, d’une couleur ambre sombre, ressemblait à un extrait de vanille. J’ai constaté les effets bénéfiques immédiatement. La cannabidiol a réduit ses crises d’environ 40 %, c’était incroyable.
J’avais une amie dont le fils souffrait également d’épilepsie, je partageais le produit avec eux. L’impact sur son fils était encore plus impressionnant : il est passé d’une centaine de crises par jour à seulement quatre ou cinq. Mon fils souffre d’une épilepsie très différente. Ses crises étaient moins nombreuses, mais beaucoup plus graves. Certaines pouvaient durer dix minutes. Celles des autres enfants durent quelques secondes à peine. Il est devenu rapidement intenable pour moi de faire cela seule dans mon garage, et tellement stressant… À chaque fois, j’obtenais un résultat différent car le matériau n’était jamais le même. Ce laboratoire artisanal ne pouvait plus durer, je ne pouvais plus fabriquer le traitement de mon fils.
Quelques temps après, mon amie et moi sommes allées trouver GW Pharmaceuticals. Ce laboratoire pharmaceutique britannique était le seul à concevoir des produits à base de cannabis. Nous leur avons demandé de concevoir une préparation qu’ils pourraient distribuer, avec l’accord de l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) et de la DEA, pour que nos enfants puissent l’utiliser. Entre-temps, j’avais accepté un poste à l’université de Californie à San Francisco, au sein du Centre pour l’épilepsie pédiatrique. Je les aidais à mettre en place des programmes de recherche clinique pour les enfants. Malgré le fait que le cannabidiol ne soit pas une substance psychoactive, le simple fait qu’elle provienne du cannabis complique les procédures de façon insensée. J’ai dû abandonner le centre lorsque Ben a subi une lourde intervention cérébrale. Deux options s’offraient à moi par la suite : Il est relativement simple de se procurer du cannabis via les dispensaires, mais ces établissements ne sont pas réglementés – encore aujourd’hui – et ne répondent pas aux besoins des patients comme mon fils. Ils ont besoin de substances spécifiques et de produits sûrs, ce qui n’est pas le cas du cannabis vendu dans les dispensaires. La plupart des patients sont des adultes qui, bien que malades, sont capables de s’exprimer et de le fumer. Les enfants nécessitent des traitements qui ne se consomment pas de cette manière. D’un autre côté, la voie pharmaceutique a aussi ses inconvénients, car les procédures sont très longues et très coûteuses. Je ne voulais pas travailler au sein de cette industrie, car j’ai le sentiment que les vertus thérapeutiques du cannabis doivent être mises à disposition du public en même temps qu’on l’étudie, pour apprendre et comprendre comment mieux en tirer parti au fur et à mesure. C’est ce que se propose d’accomplir Tilray, et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de les rejoindre. J’ai trouvé une troisième voie.
Chez Tilray, nous effectuons des recherches cliniques qui éclairent les gens sur leur traitement et les aident à comprendre quel produit utiliser, comment l’utiliser, à quelle dose et ce qui est susceptible de fonctionner le mieux pour eux. Toutes les informations nécessaires pour bénéficier d’un traitement optimal et rapide. Durant son développement, un médicament est habituellement d’abord testé sur des animaux, pour prouver qu’il est susceptible de fonctionner sur les êtres humains. Ces études toxicologiques visent à démontrer qu’un produit est sûr. Puis on passe aux essais sur l’homme, afin d’évaluer le dosage, les effets secondaires et les interférences entre médicaments. Il faut enfin démontrer par la statistique que le produit fonctionne mieux qu’un placebo. C’est la dernière phase avant certification. Ce processus traditionnel peut s’étaler sur cinq à dix ans. Il est la source d’un véritable dilemme au sein de l’industrie du cannabis médical, car le produit est déjà en circulation. Aucune entreprise n’a envie de recommencer à zéro alors que leur produit est déjà sur le marché. C’est la raison pour laquelle nous cherchons le moyen d’offrir une certification para-pharmaceutique aux patients. Nous cultivons notre propre cannabis – la licence a été émise par le gouvernement canadien. Les patients nous adressent leur prescription, nous la faisons valider auprès du médecin qui l’a émise, puis nous lui envoyons directement sa commande.
Des jours meilleurs
Les choses évoluent peu à peu quant à l’épilepsie. Aux États-Unis, on dénombre 220 000 enfants souffrant d’épilepsie qui ne supportent aucun traitement. Jusqu’ici, il n’existe aucun médicament produit à partir du cannabidiol. Les parents doivent se débrouiller pour trouver ce dont ils ont besoin auprès de cultivateurs indépendants, dans les États où la culture est autorisée. De nombreux parents se sont livrés à des expérimentations, non pas par plaisir, mais parce que c’est pour eux l’unique moyen de trouver le meilleur remède pour sauver leurs enfants. D’innombrables préparations ont été inventées, et les résultats auxquels aboutissent ces familles font s’interroger toute la communauté des chercheurs. Il semblerait que la combinaison du cannabidiol et d’une infime dose de THC ait des effets plus bénéfiques encore sur les crises. Il faudra faire des recherches approfondies pour confirmer leurs découvertes.
En vérité, l’épilepsie reste une affection mystérieuse. Personne ne la comprend. Dès qu’un individu fait des crises à répétitions, on dit qu’il souffre d’ « épilepsie », mais cela peut venir de centaines de problèmes différents. Biologiquement, il peut s’agir d’une mutation du canal sodique, d’une malformation du cerveau, d’un désordre mitochondrial… c’est une maladie cérébrale très complexe. Dans le cas de mon fils, comme souvent lorsque des crises surviennent pendant si longtemps sans être maîtrisées, il s’agit d’une maladie dégénérative. Son état empire avec le temps. Sa maladie progresse sans cesse, même si le cannabidiol a aidé à réduire ses crises de 40 %. Hélas, il ne s’agit pas d’une de ces histoires miracles où le traitement a réussi à changer le cours de la maladie. Mais savoir que ces recherches bénéficient à d’autres familles me donne la force de continuer. Lorsque je me consacrais uniquement à la recherche sur l’épilepsie, je n’étais pas en mesure de soulager qui que ce soit. Mon ambition principale avec Tilray est de m’assurer que nous répondons aux besoins des patients qui souffrent autant que ces enfants. Certains jours sont meilleurs que d’autres.
La voix de Catherine Jacobson s’éteint. Elle inspire profondément et m’adresse un sourire qui éclipse ses yeux humides. Elle a quelques raisons d’espérer. Elle n’est pas en Europe sans raison. Elle accompagne Brendan Kennedy, le président de Privateer Holdings, pour discuter du futur de Tilray. Sur le Vieux Continent, la législation du cannabis médical évolue rapidement. Le 28 septembre dernier, l’Institut fédéral pour les drogues et appareils médicaux allemand a approuvé l’émission du premier permis de culture de cannabis médical, dans le cas d’un patient atteint de sclérose en plaques. Le gouvernement est en train de définir le cadre légal qui permettra l’utilisation commerciale du cannabis médical. Selon Jacobson, les Allemands sont conscients du fait que s’ils veulent inviter des sociétés comme Tilray à distribuer des produits de qualité sur leur territoire, il leur faut avant tout créer un marché adéquat. Sans quoi les entreprises étrangères seront contraintes d’obtenir une certification pharmaceutique pour commercialiser leurs produits en Allemagne. Ils ne veulent pas attendre dix ans. Tilray a d’ores et déjà réalisé son entrée en Europe via la Croatie. Ils y exportent des préparations d’huile de cannabis distribuées dans les pharmacies et disponibles sur ordonnance.
Dans les prochaines années, l’Allemagne, mais aussi la Finlande, les Pays-Bas et l’Espagne figureront peut-être sur la liste de leurs clients européens. Des discussions ont lieu en République tchèque, en Italie, en Irlande. D’ici dix ans, Catherine Jacobson espère de tout cœur que d’autres barrières seront tombées, alors que du côté de Tilray, il ne fait aucun doute à ses yeux que la recherche aura produit des avancées considérables en matière de traitements et d’informations. En France, 600 000 personnes souffrent d’une forme d’épilepsie, dont 100 000 enfants. 150 000 patients résistent à tout traitement. Si la législation française est particulièrement intraitable à l’égard du cannabis, comparé à d’autres nations européennes, un décret datant du 3 juin 2013 autorise l’importation et l’offre de spécialités pharmaceutiques à base de cannabis. Catherine Jacobson a quelques raisons d’espérer.
Traduit de l’anglais et édité par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer, d’après un entretien réalisé par Nicolas Prouillac. Couverture : Les plans de cannabis de Tilray, au Canada. (Tilray)
Lancée il y a moins de trois ans, la start-up canadienne Canopy Growth est un futur titan du marché de la weed.
I. Canopy
C’est l’heure de pointe en ce matin de la mi-mai. Bruce Linton, le CEO de la plus grande entreprise productrice de marijuana légale du monde est assis au volant d’une Dodge Charger de location. Il fait route vers le sud, quittant les embouteillages de Toronto pour retrouver les vignobles de l’Ontario. Il maintient le compteur à 120 km/h, excepté quand des camions ou d’autres voitures se dressent sur sa route. L’entrepreneur de 49 ans presse alors l’accélérateur. Il n’est pas encore 8 heures, mais Linton est déjà debout depuis quatre heures. Il a laissé sa femme dormir et a quitté en silence le quartier d’Ottawa où il vit, qui accueillait autrefois l’équipe de hockey des Sénateurs d’Ottawa et le reste des nouveaux riches de la ville. Il a commencé sa journée en faisant les cent pas dans sa maison plongée dans l’obscurité, faisant halte près de sa piscine pour envoyer une douzaine d’emails. Puis il s’est rendu à l’aéroport où il a pris l’avion pour Toronto. Je suis monté dans la voiture peu après sept heures et depuis, je le harcèle de questions. Les yeux de Linton font des allers-retours entre la route et le siège passager, sur lequel je prends note de ses paroles dans un carnet. Il attend que j’aie fini d’écrire pour reprendre. « Si vous voulez vraiment tout noter, ça va prendre un livre entier », dit-il.
Il enchaîne en me racontant comment lui et une petite équipe de geeks de la tech et du droit ayant leurs entrées à Bay Street, le centre du quartier financier de Toronto, ont fait d’une usine abandonnée du chocolatier Hershey’s la plus grande plantation de cannabis de la planète. À présent, ils signent des contrats avec des industriels allemands, des horticulteurs australiens, des fabricants de sex toys du Colorado et des stars californiennes. Tout cela fait partie d’un match serré qui, s’ils le remportent, placera Linton et ses associés à la tête d’une entreprise valant des milliards lorsque la marijuana sera légalisée au Canada. L’aiguille frôle les 130 km/h alors que Linton dresse le portrait d’un futur où le Canada supplantera Israël en tant que leader de la recherche cannabinoïde et les Pays-Bas en tant que patrie culturelle de l’exportation de marijuana. C’est un rêve ambitieux, pour sûr, mais il insiste sur le fait qu’il est en train de se réaliser. Son entreprise – Canopy Growth Corp. – dont le siège est situé à Smiths Falls, dans l’Ontario, a trois ans cette année et prend de plus en plus la forme d’un conglomérat national du cannabis. Au moment où nous parlons, Linton est en pleine négociation pour commercialiser les variétés à haute teneur en cannabidiol (CBD) qu’il cultive à Scarborough sous forme de pilules et d’huile dans les pharmacies du pays. Mais son projet le plus inspiré est celui qu’il développe autour du tétrahydrocannabinol (THC) extrait de l’herbe qu’il fait pousser dans sa serre de Niagara-on-the-Lake. C’est un plan en deux étapes. D’abord, il laissera aux consommateurs le temps de s’habituer à voir ses différentes variétés de marijuana en vente dans les boutiques où ils ont l’habitude d’acheter leur alcool. Puis il sortira une gamme de boissons au cannabis. Linton imagine un futur dans lequel le THC sera l’un des principaux ingrédients des boissons que les générations futures considéreront comme haut de gamme. Les boissons gazeuses au THC sont déjà disponibles illégalement, et les gens infusent leur alcool avec du cannabis à la maison depuis longtemps. Linton va apporter l’idée au grand public et défier l’establishment en produisant une des boissons d’un nouveau genre. La plupart des gens pensent encore que la weed doit être fumée, ou mélangée à la nourriture pour les plus aventureux. Linton veut démontrer qu’elle peut être bien plus que cela.