Moon Shot
Cap Canaveral, en Floride. La côte de l’espace. Aux abords de la célèbre base de lancement s’étend une longue plage de sable fin, prise entre des herbes sauvages et l’immensité de l’océan Atlantique. Le jour est encore jeune et personne ne viendra troubler la quiétude de l’homme assis en tailleur, tourné vers l’horizon. Il ferme les yeux et inspire profondément. Il laisse les souvenirs affluer en lui, invoqués par le reflux des vagues. Les images défilent en désordre dans sa tête. Les rues encombrées de New Delhi, les collines sauvages de l’Uttar Pradesh, le couloir central d’un immeuble de bureaux moderne, une grosse Lune s’élevant dans le ciel de Los Angeles. « Je suis arrivé aux États-Unis avec 5 dollars en poche et un rêve incroyable », dit Naveen Jain en voix-off. Les images sont tirées d’un court documentaire dont Naveen et son entreprise Moon Express sont le sujet central. Coproduit par J. J. Abrams, Epic Digital et Google, le film de 6 minutes est réalisé par le documentariste de Netflix Orlando von Einsiedel. C’est un des neuf épisodes de la série Moon Shot, qui présente chacun des compétiteurs du Google Lunar XPRIZE. Lancée en septembre 2007, la compétition internationale organisée par la fondation XPRIZE et parrainée par Google a pour ambition de sonner le départ d’une nouvelle course à l’espace. Pour espérer décrocher le prix de 30 millions de dollars – 20 pour la première place, 5 pour la seconde et 5 pour qui remplira l’objectif bonus –, les équipes d’ingénieurs et d’entrepreneurs venus du monde entier doivent littéralement viser la Lune. Le Grand Prix sera décerné à l’équipe qui réussira la première à remplir les objectifs fixés par la fondation : faire atterrir avec succès un engin spatial transportant un robot sur la Lune ; faire se déplacer le robot d’au moins 500 m à la surface du sol lunaire ; et retransmettre des images de la manœuvre sur Terre (une vidéo haute définition en quasi-temps réel, une photographie panoramique, un message audio et un email). Pour rester en compétition, les équipes ont jusqu’à la fin de l’année 2016 pour annoncer la signature d’un contrat de lancement vérifié, et sont tenues d’accomplir leur mission avant le 1er janvier 2018. Pour l’heure, sur les 36 équipes initiales, seules 16 sont encore en compétition et quatre seulement ont obtenu un contrat de lancement. Moon Express est l’une d’entre elles.
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Je retrouve Naveen Jain au bar de son hôtel d’une grande capitale européenne. En m’apercevant, il abandonne son canapé en cuir noir et m’accueille avec un grand sourire et une poignée de main chaleureuse. Naveen porte un costume sombre impeccable. Sur le col de sa veste est accroché un pin’s rutilant en forme de fusée, la marque distinctive d’un entrepreneur de l’espace. Autour de nous, c’est l’heure des premiers cocktails et les clients de l’hôtel discutent dans une ambiance tamisée, rythmée par le tintement des verres et un fond de musique jazz. Naveen Jain n’a qu’un grand verre d’eau devant lui : notre rendez-vous est loin d’être le dernier de la journée. « Pour moi, l’espace n’a jamais vraiment été la question », dit-il lorsque je lui demande d’où vient son attirance pour les étoiles. « Il s’agit d’identifier quels sont les grands problèmes du monde et d’imaginer comment les résoudre au moyen de la technologie. » Il y a bientôt dix ans, Naveen a réalisé que la terre, l’eau et l’énergie étaient au cœur des luttes intestines de l’humanité. Ces ressources existant en quantité limitée sur notre planète, le besoin puis le désir de se les approprier ont encouragé nos rivalités et engendré les conséquences dramatiques que nous connaissons aujourd’hui – pour l’être humain comme son environnement. Mais pourquoi se battre quand elles existent en quantités illimitées dans l’espace ? « Nous pouvons créer de nouveaux territoires habitables en abondance, en allant vivre sur la Lune ou sur Mars », assure-t-il. « Et l’eau et l’énergie existent aussi en abondance dans l’espace, il nous suffit d’aller les chercher. »
Le projet de Moon Express a de multiples facettes. Naveen Jain et son entreprise prévoient à la fois d’exploiter les ressources présentes dans le sol lunaire, comme l’eau et l’hélium 3, de démocratiser le tourisme spatial au cours de la prochaine décennie et, à terme, de permettre à des colonies humaines de vivre de façon permanente à la surface de la Lune. « Nous sommes à bord d’un vaisseau spatial appelé Planète Terre. Mais imaginez que quelque chose nous percute : l’humanité entière sera éradiquée, comme les dinosaures avant elle. C’est pourquoi nous devons évoluer et devenir une espèce multi-planètes », dit Naveen. C’est essentiellement le discours du milliardaire Elon Musk, PDG de SpaceX et Tesla, qui prévoit d’envoyer les premiers hommes sur Mars d’ici dix ans. Un délai à priori raisonnable pour résoudre (au moins en partie) les problèmes liés à la vie dans un environnement extrêmement dangereux pour l’homme. « Le projet d’Elon est excellent, mais nous sommes confrontés aux mêmes problèmes sur la Lune : les différences de températures y sont très élevées, la gravité est faible et les radiations dangereuses. Mais l’avantage, c’est qu’elle n’est qu’à trois jours d’ici ! » Un voyage de seulement 385 000 kilomètres contre plus de 55 000 millions pour Mars. Ce voyage, Moon Express le tentera pour la première fois en 2017. Mais pour Naveen, il a commencé en Inde il y a 57 ans.
Mahavratas
Naveen Jain a passé les premières années de son enfance à New Delhi, la capitale de l’Inde. Son nom de famille est hérité de la religion de ses ancêtres, le jaïnisme, doctrine cousine de l’hindouisme qui rassemble des millions de fidèles dans le pays. Elle est régie par un code moral constitué de cinq grands vœux, les Mahavratas. Si les moines sont tenus de les respecter tous, les laïcs (anuvratas) n’ont l’obligation de suivre que les trois premiers : ils doivent s’astreindre à la non-violence, la sincérité et l’honnêteté. C’est à ce code que Naveen doit d’avoir grandi dans la pauvreté.
Son père était ingénieur civil au département des Travaux publics indien, un poste honorable qui aurait dû assurer à sa famille une vie confortable. Mais le milieu était extrêmement corrompu et la norme était d’accepter des pots-de-vin. La ferveur de son père l’a systématiquement poussé à refuser l’argent sale, au péril de sa vie. « Parfois, il devait être escorté par un garde du corps », raconte le frère de Naveen, Atul Jain, aujourd’hui PDG d’une entreprise prospère des télécoms. Le fonctionnaire ne pouvant pas être démis de ses fonctions pour sa droiture, il a été transféré dans les contrées rurales les plus pauvres de l’Uttar Pradesh, où il percevait un maigre salaire. Naveen allait à l’école dans ces communautés défavorisées. Le maître faisait la classe aux enfants en plein air, entouré par les collines luxuriantes qui font la richesse de l’État sans profiter aux habitants qui en exploitent les terres. « À l’école, il n’y avait ni chaises, ni tables, ni tableaux. On s’asseyait par terre et on écrivait sur le sol », raconte-t-il. Malgré le dénuement, sa mère connaissait la valeur de l’éducation et lui répétait qu’aucun but n’était trop grand pour lui. Sa sœur aînée, Manu, est devenue doctorante en mathématiques appliquées, et son petit frère est titulaire de deux doctorats – science informatique et statistiques. Naveen a le parcours le moins impressionnant de la fratrie, avec un diplôme en ingénierie décroché à l’Institut indien de technologie de Roorkee, une ville à l’ouest de l’Himalaya.
Il avait 20 ans lorsqu’il est arrivé aux États-Unis, en 1979. Dix ans après, il entrait chez Microsoft, où il a grimpé les échelons jusqu’à devenir sept ans plus tard responsable du groupe MSN. « J’ai toujours admiré les hommes d’affaires qui construisent de grandes choses à partir de rien, et Bill Gates était mon modèle absolu », dit-il. Déçu par le lancement en demi-teinte de Microsoft Networks, il a néanmoins quitté la firme de son mentor en 1996 pour surfer sur la bulle Internet et fonder la même année InfoSpace, avec une poignée d’anciens de Microsoft. L’entreprise vendait du contenu (jeux, cartes, annuaires, informations) à des sites web et des fabricants de téléphones portables. « Naveen est un entrepreneur agressif et dynamique », décrit un ancien collègue. « Ses employés lui étaient tous entièrement dévoués. C’est le genre de patron qu’on croise tous les jours dans les couloirs. » InfoSpace a largement bénéficié de son charisme et son énergie : l’entreprise est entrée en bourse à la fin des années 1990. À son zénith, InfoSpace était une des plus grosses sociétés du web américain, pesant plus de 30 milliards de dollars. Ce succès colossal a ouvert à Naveen les portes d’un mode de vie fastueux. Il s’est offert un palace à Medina, sur les rives du lac Washington, des voitures de luxe pour aller au travail, et deux yachts pour emmener sa famille en vacances autour du monde. Il en a également profité pour nourrir sa passion naissante pour l’espace en devenant le plus grand collectionneur de fragments de météorites de la planète.
Puis en mars 2000, la bulle technologique a éclaté et l’action d’InfoSpace est passée de la valeur record de 138 dollars à seulement 1,58 dollars en juillet 2001. Tandis que le bateau coulait, Naveen a continué de jouer la sérénade à ses investisseurs, dont le capital avait été réduit au centième, avant de quitter l’épave quelques mois plus tard avec ce qu’il a pu sauver de fortune – 80 millions de dollars d’actions déchues vendues au rabais. Il a alors connu la décennie la plus noire de sa carrière, avec une succession de procès intentés contre lui, par des clients et des investisseurs à qui il avait promis la Lune sans pouvoir leur donner.
La malédiction s’est achevée en juin 2010 lorsqu’il a intégré le conseil d’administration de la Singularity University, sur invitation de son ami Peter Diamandis. Avec son nom de personnage de Marvel, Diamandis est un des grands acteurs de l’innovation contemporaine. Pionnier du tourisme spatial avec Space Adventures, de l’exploitation minière des astéroïdes avec Planetary Resources et de l’extension de la vie humaine avec Human Longevity Inc., le serial entrepreneur est aussi président de la fondation XPRIZE. En fondant la Singularity University avec le futuriste Ray Kurzweil en 2008, ils avaient l’ambition de former une nouvelle génération d’entrepreneurs capables de trouver des solutions à tous les grands défis qui menacent l’humanité. Ils ont été nombreux à lever la main pour aider les deux hommes à concrétiser leur projet. Parmi les cofondateurs associés se trouvaient le Canadien Robert Richards, docteur ès aérospatiale et passionné depuis son plus jeune âge par l’exploration spatiale, et Barney Pell, autre entrepreneur de la tech. Leur rencontre deux ans plus tard avec Naveen Jain a été déterminante. Par un soir d’été, en 2010, Naveen, Bob et Barney ont fait le pari fou de devenir les premiers entrepreneurs à marcher sur la Lune. Moon Express était né.
Changer les règles
« La santé de notre planète et la survie de notre espèce ne seront assurées que si nous utilisons les ressources spatiales et que nous étendons l’économie terrestre à la Lune et au-delà », a déclaré Bob Richards face aux regards médusés des membres de l’Institut SETI, le programme de recherche d’une intelligence extraterrestre de la NASA. « La création d’une économie hors-Terre et d’une civilisation multi-planètes assurera la sauvegarde de l’humanité sur le long terme. »
Cette perspective étourdissante n’est plus cantonnée aux pages des romans de science-fiction. Et Moon Express ne compte pas s’arrêter au Google Lunar XPRIZE. Le moonshot – l’expression en vogue dans la Silicon Valley pour qualifier les projets à l’ambition démesurée – de Naveen Jain et ses cofondateurs n’est ni plus ni moins que de changer le cours de l’histoire humaine dans les décennies à venir. De faire de la SF une réalité scientifique. Lorsque Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont posé pour la première fois le pied sur la Lune le 21 juillet 1969, ils n’auraient jamais osé imaginer que nous en serions là 50 ans plus tard. À vrai dire, ils n’en avaient pas le droit. La NASA a lancé la mission Apollo 11 dans le cadre du Traité de l’espace, qui dit pour l’essentiel qu’aucun corps céleste – lune ou planète – ne peut être la propriété d’un gouvernement. Le traité avait pour ambition d’assurer la cohabitation pacifique des États qui participaient à l’exploration spatiale, en veillant à ce qu’elle bénéficie à toute l’humanité et non aux seuls puissants.
Mais depuis novembre 2015 et la promulgation du SPACE Act par l’administration Obama, la course à l’espace est ouverte aux sociétés privées : les États-Unis ont autorisé leurs entreprises à explorer l’univers, exploiter ses ressources et les commercialiser. Cette loi a entraîné un amendement de facto du traité de 1967 pour le reste du monde. Le 3 août 2016, Moon Express est devenu la première entreprise privée à obtenir la permission officielle de la part du gouvernement américain de franchir l’orbite terrestre et d’atterrir sur la Lune. Le permis a été délivré d’un commun accord par la Federal Aviation Administration (FAA), la Maison-Blanche, le département d’État américain et la NASA.
Naveen Jain est formel, nous sommes en train d’assister à un transfert du pouvoir des gouvernements aux entrepreneurs. « La raison à cela est que les technologies exponentielles sont en train de converger », explique-t-il. « Tout ce qui ne pouvait jadis être fait que par les rois, les États, les superpuissances peut à présent être réalisé par un petit groupe de personnes. Si vous ajoutez à cela la baisse drastique du prix des technologies, n’importe qui peut accomplir n’importe quoi. Le remède contre le cancer viendra d’entrepreneurs, pas d’un pays. » Cette idée le réjouit et il hausse les épaules quand je l’interroge sur l’éventualité de traités et de réglementations commerciales. « La technologie avance trop vite pour les réglementations. Il faut laisser les entrepreneurs partir devant et s’adapter ensuite. Uber ou Airbnb n’ont pas attendu qu’on leur donne la permission : ils ont créé une technologie nouvelle et les réglementations ont suivi. » Et cela n’est pas allé sans frictions. Mais il est vrai que l’accessibilité croissante des technologies de pointe offre à de petites équipes l’opportunité de se lancer à moindre coût dans des entreprises ambitieuses. Entre 1961 et 1972, le programme Apollo a coûté un total de 25 milliards de dollars à la NASA, dont 355 millions ont été alloués à la mission Apollo 11. En 2009, la NASA a estimé qu’aujourd’hui, un projet similaire coûterait aux environs de 170 milliards de dollars. En comparaison, la première mission de Moon Express ne devrait pas excéder 25 millions de dollars.
2026
Pour envoyer son robot sur la Lune, Moon Express s’aidera d’une fusée Electron conçue par Rocket Lab, une firme américaine basée en Nouvelle-Zélande, ainsi que d’un module fait maison, le MX-1, qui assurera l’atterrissage en douceur. Une fois le petit rover libéré, il s’aventurera sur au moins 500 m pour collecter et analyser la poussière lunaire.
Cela ne servira qu’à confirmer la teneur du sol lunaire, dont la NASA et les autres agences spatiales ont déjà percé les secrets – or, cobalt, fer, palladium, platine, tungstène, helium 3 et eau en vastes quantités. Mais Naveen ne s’en contentera pas, il a déjà une idée qui décuple son enthousiasme. « La roche de Lune a une grande valeur en elle-même », dit-il. « Je suis sûr qu’en la ramenant sur Terre, elle peut remplacer le diamant en tant qu’industrie, car les diamants ne sont pas si rares. Si la roche de Lune devient le symbole de l’amour, on pourra littéralement offrir la Lune à la personne qu’on aime. » Pour le rover, il s’agira cette fois d’un aller simple, mais ce ne sera pas toujours le cas. Tandis que Sir Richard Branson et Virgin Galactic (vainqueurs de l’Ansari XPRIZE en 2004) reporte sans cesse l’heure fatidique où il enverra des touristes aux frontières de l’espace pour 250 000 dollars la place, Naveen Jain prédit que d’ici 2026, un aller-retour sur la Lune à bord d’une navette affrétée par Moon Express coûtera moins de 10 000 euros. « Vous pourrez enfin passer votre lune de miel à bon port, et ce ne sera pas plus long qu’un voyage entre San Francisco et Sydney », assure-t-il.
Bien qu’il ait déjà payé ses excès d’optimisme par le passé, Naveen semble bien décidé à tenir ses engagements, tout comme le reste de l’industrie. Mais il garde le meilleur pour la fin. « Nous sommes un minuscule point bleu dans notre galaxie. Il en existe des milliards comme la nôtre. L’accès à cette abondance de ressources va mettre fin à la guerre : nous n’aurons plus aucune raison de nous battre. » Le vibreur de son smartphone met fin à la démonstration. Je laisse Naveen à sa conversation téléphonique et retourne prendre l’ascenseur, encore sonné par notre entretien. Si les choses se passent aussi idéalement qu’il les décrit, le futur promet d’être exaltant. Mais je ne peux m’empêcher de songer au facteur humain. Aucune conquête, aucune révolution dans l’histoire humaine ne s’est jamais déroulée sans accroc. Ce n’est rien de le dire. La perspective d’une cohabitation pacifique entre tous ces entrepreneurs de l’espace, de la répartition sans iniquités des ressources spatiales et de la passivité docile des gouvernements semble un peu irréaliste. Il ne fait aucun doute que la technologie concrétisera ces rêves, mais comment se persuader que tout se passera bien ? Naveen Jain est pour sa part convaincu que les batailles qui opposent les hommes les uns aux autres ne sont dues qu’à un état d’esprit, auquel l’abondance mettra fin. Je m’attarde devant l’entrée de l’hôtel quand j’aperçois Naveen Jain sortir. Je lui souhaite une bonne soirée mais n’obtiens pas de réponse – il est pressé. Un taxi est stationné sur le trottoir. Un homme est penché sur la portière du côté passager et parle au chauffeur. Sans hésiter, presque comme s’il était invisible, Naveen l’écarte et grimpe dans le taxi, qui s’éloigne. L’homme resté sur le trottoir ne semble pas en revenir. Rendez-vous en 2026.
Couverture : Les promesses de la Lune. (Ulyces)
COMMENT PLANETARY RESOURCES VA FAIRE DES ASTÉROÏDES LE NOUVEAU FAR WEST
La prochaine décennie verra les premières entreprises privées partir à la conquête de l’espace. C’est aux astéroïdes que Chris Lewicki et son équipe vont s’attaquer.
I. Cérès
Le ciel était clair au-dessus de Palerme dans la nuit du 1er janvier 1801. Sous la coupole de l’observatoire, un homme était plongé dans la contemplation silencieuse des étoiles. De temps à autre, il abandonnait la lorgnette de son instrument de cuivre pour griffonner des chiffres et des signes confus dans un carnet, avant de retourner à sa lunette. Le visage de l’astronome, crispé par la concentration, se détendit soudain lorsqu’il aperçut un astre qu’il n’avait jamais vu auparavant. Alors âgé de 55 ans, Giuseppe Piazzi avait présidé à la fondation de l’édifice une décennie plus tôt, après que le roi des Deux-Siciles, Ferdinand Ier, lui en eut confié la responsabilité. Juché sur le toit de l’observatoire le plus au sud du continent européen, il profitait de sa position avantageuse pour observer des régions du ciel jusqu’alors inaccessibles.
En août 1989, l’astronome originaire de Lombardie était allé à la rencontre des plus grands scientifiques européens pour mettre la main sur un équipement de pointe. C’est à Londres qu’il fit l’acquisition du cercle azimutal, inventé par le talentueux opticien anglais Jesse Ramsden, qui lui permettrait de cartographier le ciel. Piazzi s’attela à la rédaction d’un Catalogue des Étoiles, qui en répertorie près de 7 000. Cette nuit-là, témoin solitaire de l’aube du XIXe siècle, Piazzi observa pour la première fois un astre situé à plus de 225 millions de kilomètres de la Sicile. « Sa lumière était plus faible, elle avait la couleur de Jupiter, mais elle était semblable à celle de beaucoup d’autres étoiles », écrivit-il dans un mémoire consacré à ce qu’il crut d’abord être une comète, avant de conclure qu’il s’agissait d’une nouvelle planète. Il calcula chaque soir sa position par rapport à l’horizon grâce à l’instrument de Ramsden et annonça fièrement sa découverte à ses confrères, dans une lettre expédiée le 24 janvier. Il baptisa l’astre Cérès, d’après la déesse romaine de l’agriculture, des moissons et de la fécondité. En vérité, ce corps céleste n’était ni une comète, ni tout à fait une planète. Il s’agissait du premier astéroïde jamais observé par l’homme. Considérés comme des planètes mineures, car beaucoup moins volumineux que celles-ci, ils sont des millions dans le Système solaire. Cérès, pour sa part, possède un diamètre d’environ 950 kilomètres et trône dans la ceinture principale d’astéroïdes, une région située entre les orbites de Mars et Jupiter qui fourmille de ces titans faits de roches, de métaux et de glaces.