Radio-journalisme
Cette année, This American Life fête ses vingt ans.
Oh, vraiment ? Je ne le savais même pas.
Vous avez rejoint l’émission il y a dix ans. Qu’est-ce qui vous y a amenée ?
Oui, un peu plus à vrai dire : onze ans. J’ai commencé en janvier 2004. La première fois que je l’ai entendue, j’étais au volant, en reportage pour le Concord Monitor, la rédaction où travaillais à l’époque dans le New Hampshire. Je n’avais jamais rien entendu de tel. Je ne savais pas de quoi il s’agissait. C’est juste passé à la radio et je me suis demandée ce que c’était. Cela me paraissait si différent de tout ce que j’avais connu… Immédiatement, je me suis dit : « Peu importe ce que c’est, je veux en faire partie ! » Après quoi j’ai pu réaliser quelques histoires en free-lance pour l’émission au cours des années qui ont suivi. J’ai dû en faire trois ou quatre pour eux. J’étais journaliste papier à l’époque. Et puis une place s’est libérée pour un poste de producteur. Je crois me souvenir qu’un de mes amis m’en a parlé. D’une manière ou d’une autre, j’ai découvert qu’il y avait un poste à pourvoir et j’ai postulé. En tant que journaliste print, je m’occupais essentiellement de politique : politique d’État, campagnes présidentielles, pouvoir législatif, des choses comme ça. J’étais plutôt douée, mais je devais faire un effort pour m’intéresser vraiment aux sujets sur lesquels j’écrivais. Je le faisais, mais disons que je n’y mettais pas tout mon cœur, je savais que je voulais faire autre chose. Mais rien qu’en free-lance, je me souciais bien plus des histoires que j’avais réalisées pour This American Life que de toutes celles que j’avais pu écrire dans les journaux.
Est-ce la radio qui vous attirait ?
Non, pas précisément. Pas à l’époque. Peut-être davantage maintenant, car j’en fait depuis très longtemps. Mais je ne me disais pas : « Oh, je dois à tout prix passer à la radio ! » Je voulais seulement raconter ce genre d’histoires.
Sauriez-vous expliquer les raisons du succès de This American Life aux États-Unis ?
Je pense sincèrement que l’émission jouit du fait de ne ressembler à aucune autre. Nous sommes doués pour structurer les histoires, pour trouver le meilleur moyen de raconter des faits. Chaque histoire est un casse-tête. Ce n’est pas comme si nous avions trouvé une formule qui fonctionne et qu’il suffisait de l’appliquer à chaque fois. On se demande toujours quelle est la meilleure façon de raconter telle ou telle histoire. Lorsque j’édite une histoire pour This American Life, j’apprends toujours quelque chose, c’est comme un nouveau puzzle à chaque fois. Et je pense que le soin qu’on y apporte, combiné à l’excellence du reportage, du grand journalisme – du moins j’aime à le penser –, sont les raisons qui font que les gens y sont aussi sensibles.
Quelles différences essentielles y a-t-il entre journalisme papier et journalisme radio ?
Je ne sais pas s’il y en a. Je ne me suis pas souvent demandé : « Si je le faisais pour un magazine, en quoi serait-ce différent ? » Je pense que les techniques sont très différentes, déjà, car il s’agit d’un autre média : je choisirai l’enregistrement que j’utilise dans une histoire réalisée pour la radio différemment d’une citation que j’intégrerai à un article de magazine, simplement en raison de l’effet que le son produit sur l’histoire. En d’autres termes, je crois qu’il est impératif de distinguer les deux. Prenons par exemple la façon dont je m’exprime actuellement tout en réfléchissant : on pourrait m’enregistrer durant cinq secondes faisant : « Je ne… qu… Je ne… je ne sais pas. » Utilisé dans un cadre sonore, ces hésitations sont très évocatrices.
Si on imagine la même chose sur papier, on se demandera ce que ça vient faire là. Ce n’est pas aussi utile, à mon avis. Ainsi, on peut utiliser des passages dans une histoire radio dont on ne ferait pas une citation dans un article de magazine, et cela vous simplifie grandement la tâche, car le son évoque déjà beaucoup de choses en lui-même. Le contraire est aussi vrai : lorsque la personne interrogée est ennuyeuse ou s’exprime sur un ton suffisant, agaçant ou autre… Cela pardonne beaucoup moins à la radio. Du coup, cela peut donner lieu à une citation parfaite sur papier, mais si je venais à l’entendre, quelque chose en moi y serait réfractaire à cause de la façon dont dont la personne s’exprime sur l’enregistrement. On se préoccupe beaucoup moins de ces choses à l’écrit. Je pense donc que la façon de structurer et de choisir un enregistrement et un script pour une histoire radio est différente de la façon dont on choisira entre son écriture et des citations dans un magazine. Mais s’agissant purement de la façon de faire le reportage, je ne pense pas qu’il y ait une grande différence. Mais je n’ai jamais écrit de longs reportages pour des magazines, pas depuis au moins dix ans, donc je ne suis peut-être pas la mieux placée pour en parler !
Serial
Comment vous est venue l’idée de créer Serial ?
Julie Snyder, l’autre productrice déléguée, travaille sur This American Life depuis dix-neuf ans environ. C’est l’une des productrices à l’origine de l’émission. Nous avions réalisé plusieurs projets ensemble par le passé, et elle a eu envie d’essayer quelque chose de nouveau. Nous avons eu une première idée qui a laissé l’équipe perplexe, ça ne les branchait pas plus que ça. Mais Ira, le créateur de This American Life, m’a dit au téléphone : « Écoutez, si vous voulez développer une autre idée, je vous soutiendrai, mais est-ce que vous en avez d’autres ? »
Cette affaire soulève de nombreuses questions, notamment d’ordre social ou judiciaire.
Rétrospectivement, on dirait que j’ai fait ça sur un coup de tête, mais j’y ai réfléchi en amont. Je voulais produire un genre de documentaire qui se construirait peu à peu, de semaine en semaine, comme les chapitres d’un livre. Immédiatement, il a semblé intéressé et m’a demandé ce que serait l’histoire. De notre côté, on lui a donné deux ou trois exemples d’histoires pour se faire une idée de ce que cela pourrait donner, on en a choisi une assez vite et c’était parti. Tout s’est passé rapidement. On n’a pas passé des semaines entières à se creuser les méninges, c’était l’histoire d’une ou de deux conversations. J’ai choisi ce projet par goût personnel. J’aime les livres audio, j’aime me plonger dans une histoire sur de longues périodes de temps, et avoir l’impression de vivre dans un monde qui a été créé pour moi. C’est ce que j’aime écouter. Je voulais simplement recréer cette sensation.
De quoi parle la première saison ?
Elle traite d’une affaire de meurtre à Baltimore, datant de 1999. Hae Min Lee, une jeune lycéenne de 18 ans, a disparu un jour après l’école. Personne ne savait ce qui lui était arrivé. La police l’a recherchée, tout le monde s’y est mis. Et son corps a été retrouvé un mois plus tard dans un parc municipal : elle avait été étranglée et enterrée là. Peu après la découverte – deux ou trois semaines plus tard –, Adnan Masud Syed, son petit ami d’un an plus jeune qu’elle – 17 ans à l’époque –, a été arrêté et reconnu coupable du meurtre. Il a toujours clamé son innocence, et tout un groupe de gens le croyaient innocent. Quant aux preuves fournies, du moins ce que j’en ai vu dans un premier temps, elle semblaient plutôt maigres. Les questions que je me posais étaient donc les suivantes : « Que s’est-il réellement passé ? Comment cet homme a-t-il pu être condamné avec de telles preuves, et serait-il possible qu’il n’ait rien fait ? » C’était le leitmotiv de la première saison. En gros, elle raconte l’histoire de l’affaire et de ces jeunes, de leur monde de lycéens et de leurs origines. Il y a également une seconde trame de récit narrant la façon dont j’ai enquêté sur les faits dans cette affaire, de manière aussi poussée que possible.
Pourquoi avoir choisi de rouvrir une affaire classée il y a plus de dix ans ?
En réalité, je travaillais déjà sur cette affaire pour This American Life. Je m’y étais lancée en songeant que cela pourrait peut-être faire un sujet d’une heure pour l’émission. Et puis quand nous avons eu l’idée de Serial, je me suis dit qu’elle serait idéale. Beaucoup de choses me paraissaient intéressantes à propos de cette affaire, et il semblait y avoir assez de matière pour en faire une série et attirer les gens d’une semaine à l’autre. Car cette affaire – comme une foule d’autres affaires criminelles aux États-Unis – soulève de nombreuses questions, notamment d’ordre social ou judiciaire.
Quand j’ai présenté l’affaire à Ira et Julie, ils m’ont demandé comment je souhaitais procéder. Il fallait que je leur explique de quoi les épisodes seraient constitués. J’ai donc fait ça d’une façon très brouillonne : « Eh bien, on pourrait faire un épisode sur ça, et sur ça, et sur ça… », etc. Au final, j’avais écrit une quinzaine de pages. Je me suis laissée emporter et j’avais l’ébauche d’une douzaine d’épisodes. Au final – et j’en suis très surprise –, cela a donné les douze épisodes de la première saison.
Comment avez-vous procédé pour réaliser chaque épisode ?
J’ai beaucoup travaillé en amont, j’ai dû enquêter pendant un an avant même de lancer l’émission. Mais ensuite, nous avons continué à travailler au fil des épisodes : ainsi l’histoire évoluait. Et la façon dont on voyait chaque épisode évoluait elle aussi au fur et à mur de leur conception, c’était véritablement un projet en temps réel. Nous avions deux missions : tout d’abord, chaque épisode devait avoir son propre arc narratif, sa propre histoire. Les choses devaient avoir l’air de se suffire : on posait une question en début d’épisode qu’on essayait de creuser autant que possible afin d’y apporter une réponse à la fin. Puis on concluait sur une nouvelle interrogation pour projeter l’auditeur dans le prochain épisode, afin qu’il reste avec nous. On devait donc définir la structure interne de chaque épisode, mais également garder en tête un arc plus vaste s’étendant sur l’ensemble de la série. Qu’est-on en train de bâtir et comment chaque épisode doit-il être construit pour donner l’impression au terme de l’histoire d’ouvrir sur quelque chose de plus vaste ? On travaillait sur ces deux structures à plein temps. En définitive, il nous a semblé que la meilleure façon de procéder serait d’employer les quatre ou cinq premiers épisodes à amener les auditeurs au point où j’en étais au début de mon investigation. Car il y avait beaucoup de choses à comprendre avant de pouvoir se demander qui disait la vérité. Ainsi, la première partie de la saison vous ballade en quelque sorte à travers toutes les preuves de l’affaire. Puis on enchaîne sur mon enquête. Et durant la diffusion, vous appreniez certaines choses la même semaine que moi, la structure de l’ensemble est très chronologique. Certaines parties sont thématiques. Je savais qu’à un moment donné, je voulais parler du travail de la police, ou que je voulais voir si la religion d’Adnan avait joué un rôle dans la façon dont il avait été poursuivi et jugé ; ce genre de choses. J’étais certaine que ces thèmes ressortiraient quelque part, mais la structure restait essentiellement chronologique.
De combien de personnes se composait l’équipe ?
Dans notre équipe ? Du côté éditorial, il n’y avait vraiment que nous trois. Et on faisait appel à d’autres personnes pour écouter durant le montage. Ira écoutait, ainsi qu’un autre producteur de This American Life. Vers la fin, nous avons embauché quelqu’un pour assurer le montage de la série, pour ajouter la musique et gagner du temps. À l’origine, c’est Julie qui s’en occupait et cela représentait beaucoup trop de travail pour elle. On l’a donc délégué à un ingénieur du son. Et puis nous avions des gens qui s’occupaient de tout l’administratif, qui aidaient un peu par-ci et par-là. Mais l’équipe de base, c’était nous trois : moi, Julie Snyder et Dana Chivvis, une autre productrice de la série.
Avez-vous travaillé avec d’autres journalistes durant votre enquête ?
J’ai réalisé la majeure partie de l’enquête, et Dana a fait des recherches complémentaires. Je lui ai laissé des sections à débroussailler pour moi. L’affaire impliquait beaucoup de technologie cellulaire, de technologie liée aux antennes-relais et beaucoup de factures de téléphone, ce genre de choses. Alors je lui ai dit : « Dana, fais ça. Je ne veux pas y avoir affaire, occupe-t’en ! » Dana a donc fait des recherches, Julie aussi parfois, mais pour ce qui est des entretiens, j’étais pratiquement seule. J’ai essayé d’impliquer le Baltimore Sun en travaillant brièvement avec l’un de leurs reporters en charge des affaires policières mais ça n’a pas marché car il était très occupé, et il ne parvenait pas à traiter l’affaire aussi rapidement qu’il aurait fallu. Nous avons donc rapidement laissé tomber cette idée et je me suis débrouillée seule.
Faits et storytelling
Quelle réception a reçu l’émission ?
C’était énorme. Nous pensions qu’atteindre 300 000 auditeurs était un objectif optimiste, car ce sont les chiffres de la plupart des bons podcasts, ici. Nous nous disions qu’avec ça, on pourrait entreprendre une nouvelle saison, cela justifierait l’existence de Serial. Résultat, en l’espace de cinq jours, nous avons atteint ces 300 000 auditeurs. Ça a pris immédiatement. Il me semble que nous avons atteint les cinq millions de téléchargements plus rapidement que n’importe quel podcast sur iTunes. Aujourd’hui, on tourne autour d’un peu plus de 6,5 millions de téléchargements par épisode. Cela donne quelque chose comme 78 ou 79 millions d’auditeurs sur toute la série. Nous sommes rapidement devenus le podcast le plus écouté au monde. C’était absolument dingue ! Nous étions tous sous le choc, en permanence. Je le suis encore. Je ne comprends pas, mais qu’importe. C’était stupéfiant.
Comment expliquez-vous cet engouement ?
Dernièrement, j’y ai beaucoup pensé car on me pose la question constamment. Pendant longtemps, je répondais : « Je ne sais pas moi, je me contente de le faire. C’est vous qui écoutez, dites-moi ce que vous aimez là-dedans. » Mais j’ai bien conscience que ce n’était pas une réponse très satisfaisante. Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela.
Mon travail est de faire la lumière sur des faits, et je pense que c’est le rôle de tout journaliste.
Je me souviens que l’une des premières choses qu’on s’est dite, c’était que la qualité du travail journalistique, du reportage à la vérification des faits, ne pâtira pas du fait qu’il s’agisse d’un podcast. Serial devait être aussi bon que n’importe quelle autre émission de radio. Nous étions tous intransigeants là-dessus. On ne prendrait pas de raccourci juste car c’était un podcast. Sûrement pas. L’investigation devait être solide, et cela a été le cas. Ensuite, je pense que nous sommes parvenus à entraîner les auditeurs dans l’aventure avec moi. J’étais parfaitement à l’aise avec ma confusion, ma frustration, mon ignorance dans certains cas, avec le fait qu’il s’agissait d’une histoire très émouvante, que c’était difficile psychologiquement pour les gens impliqués, ainsi que pour moi-même. Je pense que les gens, eux aussi, ont réagi à tout cela. Pour eux, c’était probablement très différent des autres types de travaux journalistiques qu’ils avaient l’habitude d’entendre. Ce qui s’est passé aussi, c’est que nous avons construit l’émission comme une série télé. Il y avait une bande-annonce, un résumé des épisodes précédents rappelant ce qui s’était produit la semaine précédente. Ce sont des conventions télévisuelles. On entendait Adnan Syed téléphoner de prison au début de chaque épisode, comme le générique qui défile au début d’une série TV. Je pense que ce qui s’est passé, c’est que les gens y ont réagi comme aux séries télévisées qu’ils regardent sur Netflix, etc. C’était nouveau pour eux. On n’a pas l’habitude de réagir au journalisme comme on le fait devant un divertissement. Je pense que c’était surprenant et plaisant à la fois, mais aussi très étrange pour les gens – « Pourquoi est-ce que j’aime tant cette histoire de meurtre ? » –, et parfois bouleversant. Mais pour moi, il s’agissait uniquement de journalisme : c’est la façon dont je raconte des histoires depuis plus de dix ans maintenant. Sur le moment, je n’arrivais pas à saisir la différence que cela pouvait faire pour les auditeurs, je crois.
Comment parvenez-vous à concilier l’exigence journalistique avec cette recherche d’une structure narrative forte ? Est-ce que cela soulève des questionnements éthiques ?
Je ne m’en suis pas vraiment inquiétée, car nous avons traité l’affaire de manière extrêmement respectueuse et responsable, d’après moi. Nous n’avons pas eu recours aux procédés voyeurs et clichés qu’on voit parfois dans d’autres émissions traitant d’affaires criminelles. Il y a des chaînes de télévision intégralement dédiées à ces sujets, avec traces de mains ensanglantées sur les murs et images de la victime souriante. Ce n’est pas ce que nous avons fait. Si vous jetez un œil à notre site, on y trouve très peu de photos, à vrai dire. Et celles que vous voyez viennent en réalité d’autres médias qui sont allés fouiller de vieilles archives, etc. Nous ne voulions pas de tout cela. Nous avons essayé d’être aussi respectueux que possible envers tout le monde – pas seulement la famille de la victime, mais tout le monde.
Et notre envie initiale n’était pas malsaine. Il s’agissait de faire la lumière sur cette affaire. Je pense que l’histoire qu’ont entendu le tribunal et le public à propos de ce qui est arrivé à Hae Min Lee n’est pas la vérité. Je pense qu’il lui est arrivé autre chose. La question était donc de savoir ce qui s’était réellement passé. Et je pense qu’il s’agit là d’une question journalistique tout à fait naturelle et valide. Le fait que les gens ont apprécié l’émission ne m’a pas dérangé du tout. J’ai l’impression que ce que nous avons fait pour rendre cette histoire intéressante et divertissante, faute d’un meilleur adjectif, est ce que n’importe quel auteur de non-fiction fait avec chaque histoire. Le but, c’est que les gens nous écoutent et nous suivent. C’est la raison pour laquelle il existe des introductions anecdotiques, pourquoi nous faisons d’une personne ou d’une autre un personnage, ou que nous racontons l’histoire d’une personne en particulier pour illustrer tout un système ou une série de problèmes. Car nous savons qu’il nous faut rendre l’histoire accessible et divertissante, afin que les gens continuent de nous suivre. Je ne pense pas que ce que nous avons fait soit différent de ce qu’on pourrait lire dans les pages du New Yorker, ou de son équivalent français. En ce sens, ce n’était pas si différent. Je pense que la différence résidait dans le média avant tout : c’est un podcast qui sonnait différemment, les gens n’y étaient pas habitués. Le plus étrange, c’est que Serial soit devenu si populaire. On ne se demandait pas : « Est-ce qu’on a rendu l’histoire trop divertissante ? »
Votre sentiment à propos de la culpabilité de Syed a-t-il évolué au cours de l’enquête ?
J’ai souvent changé d’avis concernant de nombreuses personnes de l’histoire, pas seulement Adnan. Si je m’en réfère strictement aux faits, ils ne me mènent pas à une conclusion solide. Si on aborde les choses sur le plan émotionnel ou psychologique, tout est une question de conviction. Comme lorsque j’ai décidé que je n’aimais pas être plongée dans l’ignorance et que je me suis lancé dans cette enquête, chose que nous sommes nombreux à faire, à mon avis, lorsqu’on entend parler d’affaires criminelles. Aujourd’hui, je n’ai plus ce besoin de certitude. Si je n’avais pas réalisé toute cette enquête, je crois que l’incertitude me serait bien plus dérangeante et frustrante. Mais le fait d’être incertaine après tant de recherches me fait me dire que je suis arrivée à bonne destination. Ce n’est plus une question de choix. Cela m’embêtait terriblement au début, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
L’émission a-t-elle eu un impact sur la situation de Syed ?
Je ne sais pas. Je pense que tout un tas de gens qui couvrent l’affaire désormais aiment à dire que Serial l’a aidé à faire entendre son appel. Sa demande a été acceptée après la diffusion du podcast. Mais je me refuse à parler d’une relation de cause à effet. Qui sait sur quoi se base la cour pour prendre ses décisions ? Elle ne se dit certainement pas : « Tiens, je vois qu’il y a un podcast sur le sujet, je pense que je devrais examiner son pourvoi ! » Je ne pense pas que ce soit ce qui s’est passé. Les tribunaux comme l’État sont immanquablement au courant de ce qui se passe dans le domaine public concernant leurs affaires, mais de là à penser que cela a pu avoir un quelconque impact, je ne sais pas… Je sais que l’avocat d’Adnan a pu utiliser un nouvel affidavit d’un témoin que j’ai localisé et qui m’a parlé. Ce qu’il a présenté à la cour était donc en partie dû à mon enquête. Mais pour ce qui est de la décision de la cour, je ne veux rien présumer.
Avez-vous tiré certaines leçons de cette affaire, quant à votre rôle de journaliste ?
J’ai beaucoup appris durant cette histoire. C’était une leçon d’humilité. J’ai compris qu’on en savait toujours moins que ce qu’on pensait. Même lorsqu’on a les faits supposés d’une histoire ou les faits d’une affaire, quand on commence à les décortiquer, beaucoup commencent petit à petit à s’évanouir. Et je pense que cela m’a rendue plus attentive aux suppositions, au fait de mettre en question la véracité et la fiabilité d’une chose, la motivation des gens ou leur mémoire – même la mienne. Je suis devenue tellement plus incertaine au sujet de ma propre mémoire après avoir réalisé cette histoire. Je serais incapable de vous dire ce que je faisais il y a vingt ans avec précision, par exemple. En ce qui concerne mon rôle de reporter, je pense que cela n’a rien changé à ma façon de l’envisager : mon travail est de faire la lumière sur des faits, et je pense que c’est le rôle essentiel de tout journaliste.
Qu’en est-il de l’avenir de la série ?
Eh bien, j’espère que l’émission a un avenir. Nous travaillons actuellement sur la deuxième saison, mais nous n’avons pas encore décidé de l’histoire. On a une petite liste, mais je ne veux pas dire quelles sont ces histoires car si cela se savait on m’en déposséderait immédiatement ! C’est le souci avec le fait de devenir célèbre : à présent, je dois m’inquiéter pour mon travail, m’inquiéter que quelqu’un me pique l’exclusivité. Enfin, on avance. J’ai du mal à imaginer qu’on touchera un public aussi vaste avec la seconde saison qu’avec la première, mais qui sait !
Traduit de l’anglais par Anastasya Reznik. Couverture : Sarah Koenig, par Elise Bergerson.