La nuit du 7 janvier 1610, Galileo Galilei, un citoyen de Padoue, sortit sur son balcon et inclina son télescope en direction de l’espace. Il repéra trois étoiles près de Jupiter, dont il traça les positions dans son carnet. Six jours plus tard, il regarda à nouveau à travers son télescope et tomba sur les mêmes étoiles – mais leurs positions avaient changé. Il réalisa qu’elles étaient en fait des lunes gravitant autour de Jupiter. Galilée était depuis longtemps persuadé de la théorie de Copernic, qui stipulait que la Terre n’était pas le centre de l’univers. À présent, il en avait la preuve.
Deux mois plus tard, un éditeur de Venise imprima les découvertes de Galilée dans un livret de dix pouces de longueur, épais de sept pouces et demi, et long de soixante pages. Comme c’était la coutume, les pages étaient initialement déliées. Galilée avait intitulé son œuvre Sidereus Nuncius, ou Le Messager céleste.
En plus d’offrir des observations sur les mouvements stellaires, le livre réfutait l’idée d’Aristote, selon laquelle les corps célestes étaient lisses et « parfaits ». Grâce à son télescope, Galilée avait pu observer longuement la Lune, et il avait vu les montagnes et les cratères bosselant sa surface. Afin d’appuyer ses dires, Galilée avait inclus quatre gravures à l’eau-forte de la Lune, chacune décrivant une phase lunaire et mesurant cinq pouces et demi de large et six pouces de long.
Cinq cent cinquante copies du Sidereus Nuncius ont été imprimées lors de la première édition. Il en existe encore environ cent cinquante. Le Sidereus Nuncius a lancé la carrière de Galilée. Selon un historien, le livre contenait « plus de découvertes qui ont changé le monde que n’importe quelle autre œuvre auparavant ».
Owen Gingerich, professeur émérite d’astronomie à Harvard, a dit des notes de Galilée sur les lunes de Jupiter qu’elles représentaient « la page manuscrite la plus passionnante de toute l’histoire des sciences ». Gingerich, à 83 ans, compte parmi les plus éminents experts mondiaux de Galilée. En juin 2005, un de ses vieux amis, Richard Lan, lui a rendu visite dans son bureau, non loin du campus principal de Harvard. Lan est le propriétaire d’une librairie spécialisée dans les livres anciens à Manhattan. « Richard est un cran au-dessus des autres libraires, en termes de connaissance et d’expérience », m’a récemment confié à son sujet Howard Rootenberg, un négociant de Los Angeles.
Dans le petit monde des négociants en livres rares, la réputation revêt une importance capitale. « Avec certains négociants, vous ne songez même pas à mettre en doute l’authenticité ou le titre – c’est l’évidence même, m’a expliqué Rootenberg. Leur parole est sacrée. Richard compte sans aucun doute parmi ces gens-là. » L’expertise a ses limites, cependant, et Lan demandait parfois à Gingerich d’évaluer certains livres écrits par d’anciens astronomes. (Gingerich avait examiné presque toutes les premières et les secondes éditions existantes – six cent au total – des Révolutions des sphères célestes de Copernic). « Peu importe ce que vous lui montrez, vous apprendrez toujours quelque chose », m’a assuré Lan.
À la place des gravures figuraient cinq superbes aquarelles de la Lune, probablement peintes par Galilée.
Ce jour-là, Lan s’est présenté accompagné de deux jeunes Italiens, Marino Massimo De Caro et Filippo Rotundo. Les Italiens se proposaient de vendre à Lan une copie remarquable du Sidereus Nuncius. De Caro avait fourni à Lan des documents indiquant que le dernier propriétaire du livre faisait partie d’une organisation maçonnique présente en Italie, à Malte et en Argentine.
Au fil des ans, Lan avait vu de nombreuses copies du Sidereus Nuncius. Même si certaines d’entre elles étaient en meilleur état, aucune ne présentait les ornements personnalisés de celle-ci : la page de titre arborait la signature de Galilée. Un cachet représentant un lynx indiquait que le livre provenait de la bibliothèque personnelle de Federico Cesi, le fondateur de l’Accademia dei Lincei – la confrérie scientifique de Rome, à laquelle appartenait Galilée. À la place des gravures figuraient cinq superbes aquarelles de la Lune, probablement peintes par Galilée. Lan imaginait que le livre pourrait se vendre plusieurs millions de dollars, une fois qu’il aurait établi sa provenance et son authenticité.
Io Galileo Galilei f.
Lan s’est assis à côté de Gingerich et a débarrassé le livre de sa protection en vélin. Gingerich a ouvert le livre à la page de titre, qui portait l’inscription : « Io Galileo Galilei f. » En italien, io signifie « je ». Les Italiens ont suggéré que le f pouvait être une abréviation de fare – « faire » – ce qui signifiait que l’inscription était voulait en réalité dire : « Moi, Galileo Galilei, ai fait cela. » Galilée avait pour habitude de signer ses livres « L’Auteur », ou « Galileo Galilei Lincei » – en référence à l’Accademia dei Lincei –, puis il ajoutait le nom du destinataire. Mais Gingerich se rappelle s’être dit que la signature du livre « avait l’air OK ».
La quinzième page – B4 recto, dans la terminologie bibliographique – présentait une aquarelle couleur de rouille d’une lune à son premier quartier. À cette vue, Gingerich a été parcouru d’un frisson. Il a confié à Lan que cette image, ainsi que les quatre aquarelles suivantes, ressemblaient fortement aux illustrations au lavis de la lune réalisées par Galilée.
Peu après la rencontre, Gingerich a écrit à Lan qu’il y avait « une forte liaison avec Galilée ». « Les dessins sont soit l’œuvre de Galilée lui-même, soit ils ont été réalisés sous sa supervision », ajoutait-il. Lan, devenu confiant grâce au soutien de Gingerich, a acheté le livre pour un demi-million de dollars. Lan avait hâte de mettre le Sidereus Nuncius sur le marché, mais il a décidé de quêter l’avis d’autres experts.
En juillet 2005, il a envoyé un e-mail à Horst Bredekamp, un érudit berlinois spécialisé dans l’examination d’œuvres d’art réalisées par des figures importantes de l’histoire intellectuelle européenne. « Les idées viennent par les dessins », avait dit un jour Bredekamp. Il avait publié des livres sur les jardins baroques de Leibniz et les diagrammes de Darwin, et il était en train d’en écrire un qui s’intéressait aux dessins de Galilée.
En 2009, Art Bulletin a déclaré que Bredekamp avait fait « plus que n’importe qui d’autre pour le réexamen de la relation entre l’art et la science à travers l’histoire ». Lan avait attaché à l’e-mail un scan de l’aquarelle du B4 recto. Lorsque Bredekamp l’a vu, a-t-il écrit plus tard, il s’est senti « simultanément électrisé et sceptique ». Lan lui demandait s’il souhaitait mener une étude approfondie, et Bredekamp avait répondu par l’affirmative. Il avait commencé par comparer le Io Galileo Galilei f avec des dizaines de lettres écrites par Galilée, conservées à la bibliothèque nationale de Florence. Il en a conclu que l’inscription était « assurément authentique ».
En novembre, Lan a emmené son Sidereus Nuncius à Berlin et l’y a laissé pour un mois. Comme l’a écrit Bredekamp plus tard, il lui a suffi d’ « un simple coup d’œil » pour conclure que ces aquarelles marbrées, avec leur « mélange de fébrilité et de précision », étaient des dessins authentiques de Galilée. C’était une affirmation capitale, puisqu’elle réfutait le caractère unique d’un célèbre ensemble de dessins de Galilée, connu comme la « feuille de Florence ». Le grande majorité des spécialistes de Galilée s’accordaient sur le fait que l’astronome avait dessiné ses premières observations de la lune faites à l’aide de son télescope directement sur la feuille, au lavis.
Pour Rick Watson, un libraire américain basé à Londres, la feuille de Florence équivalait « à la Déclaration d’Indépendance en matière d’histoire des découvertes scientifiques ». La feuille est tenue pour être une représentation directe de ce que Galilée avait vu à travers son télescope. En revanche, les gravures à l’eau forte qui apparaissaient dans la première édition du Sidereus Nuncius, qui étaient l’œuvre d’un artisan Vénitien, présentent des cratères exagérés pour l’effet, ainsi que d’autres distorsions.
Bredekamp a émis l’hypothèse que le Sidereus Nuncius de Lan était une épreuve embellie. On savait que l’imprimeur vénitien avait envoyé à Galilée trente copies avec des emplacements vierges destinés à accueillir les eaux-fortes. De l’avis de Bredekamp, Galilée avait dû remplir les espaces vides avec les aquarelles en observant la lune les semaines suivantes ; l’artisan des eaux-fortes avait ensuite tracé les motifs des aquarelles couleur de rouille sur des plaques de cuivre. « C’était une sacrée révélation », a dit Watson.
Si Bredekamp avait raison, la feuille de Florence était en passe de devenir une réflexion après coup historique. En 2007, Bredekamp a présenté ces arguments dans un livre, Galilei der Künstler (Galilée l’Artiste). Une cérémonie a été donnée à Padoue pour accompagner sa publication. L’un des intervenants, William Shea, auteur de cinq livres sur Galilée et basé à Zurich, a déclaré alors : « Galilée a peint ces aquarelles, j’en suis convaincu. » Lan considérait le Sidereus Nuncius comme « l’acquisition d’une vie », et il avait confié au Time qu’il comptait demander au moins dix millions pour sa vente.
Au printemps 2008, Lan a envoyé le livre en Allemagne pour un autre examen. Bredekamp avait invité des experts venus de quatorze institutions différentes à Berlin. Les savants ont passé deux mois à analyser le livre de Lan, usant de techniques telles que les ondes ultraviolettes longues (pour identifier les encres) et la fluorescence aux rayons X (afin de déterminer la composition du papier). Un commissaire de l’Accademia dei Lincei a authentifié le cachet au lynx, et un conservateur de la Staatliche Akademie der Bildenden Künste de Stuttgart, a certifié le papier et la reliure. Leur enquête a relevé quelques idiosyncrasies – le papier de la copie de Lan était légèrement plus foncé que ne l’était celui des autres copies, par exemple.
Mais de telles anomalies n’ont fait que renforcer l’hypothèse de Bredekamp selon laquelle le livrait avait le « caractère unique » d’une épreuve. Bredekamp a assuré que lui et les autres experts avaient fait preuve d’un degré d’expertise « qui n’avait été atteint avant cela que pour la Bible de Gutenberg ».
Soupçons
Bredekamp a compilé les recherches effectuées à Berlin dans un double-volume intitulé « Galileo’s O ». Sa publication en anglais était prévue pour octobre 2011. Cet été-là, Nick Wilding, historien de la Renaissance à l’Université d’État de Géorgie, a commencé à travailler sur une critique du livre pour le Renaissance Quarterly. Même si l’ouvrage comprenait de nombreuses références à des tests complexes – et des dizaines de photographies brillantes de tâches sur du papier et de lignes tracées à l’encre, agrandies dans des proportions dignes d’une clinique dermatologique – Wilding trouvait ses conclusions nébuleuses. L’une des lunes à l’aquarelle de la copie de Lan était présentée comme « apparentée à l’ambiance » des dessins de la feuille de Florence, bien que l’aquarelle « ne correspondait en détails à aucun d’entre eux ».
J’ai récemment rencontré Wilding dans un restaurant de Charlottesville, en Virginie, où il se trouvait pour une semaine de recherche à la Rare Book School, sur le campus de l’Université de Virginie. Wilding est un Anglais impassible et maigre, la petite quarantaine, le front dégarni. Il m’a confié qu’après avoir rendu sa critique, il a entendu des rumeurs concernant certains tampons de bibliothèque douteux qui avaient refait surface en 2005 et 2006. Les tampons, qui arboraient un lynx, correspondaient à celui du Sidereus Nuncius de Lan.
Wilding a obtenu des échantillons numériques de cachets certifiés, indubitablement issus de la collection de livres de Federico Cesi, le fondateur de l’Accademia dei Lincei, et les a comparés dans le détail, en haute-résolution. Sur chaque cachet, un lynx apparaissait au centre, encadré de deux bordures ovales, encerclées d’une inscription en latin (« Issu de la bibliothèque de Federico Cesi, Prince et Marquis de Monticelli »), puis d’une troisième lisière ovale. Wilding a ensuite examiné le Sidereus Nuncius de Lan. Sur les cachets authentiques, il y avait un espace dans la lisière ovale intérieure, à gauche de la bouche du lynx.
Sur la copie de Lan, le bord était ininterrompu. Wilding a également vérifié l’inventaire de la bibliothèque de Cesi, et n’y a trouvé aucune trace d’un Sidereus Nuncius. Il a donc demandé au Renaissance Quarterly de patienter avant de publier son article. Wilding a cherché dans la littérature consacrée à Galilée une quelconque allusion à une copie du Sidereus Nuncius illustrée par des aquarelles – sans succès. Durant ses recherches, il est tombé sur un article de 2009, écrit par Owen Gingerich, dans le Journal of Galilean Studies. Avec le temps, il avait revu son opinion sur le Sidereus Nuncius de Lan, et rejetait maintenant l’hypothèse de « la copie d’épreuve » avancée par Bredekamp. D’après l’histoire, Galilée avait reçu les pages de l’épreuve en février 1610.
Selon le point de vue de Bredekamp, les aquarelles de Galilée étaient basées sur des observations directes de la lune, mais l’une des phases lunaires dépeintes dans le livre de Lan ne devait pas advenir avant le 28 février. Le Sidereus Nuncius parut le 13 mars – un laps de temps bien trop court pour convertir une aquarelle en gravure avant la publication. Gingerich avait aussi noté que les lunes à l’aquarelle du livre de Lan avaient chacune un diamètre de 81 millimètres. Quatre des gravures à l’eau-forte dans la première édition avaient la même taille, mais la cinquième était plus petite de quatre millimètres. Si, comme le suggérait Bredekamp, les eaux-fortes se baisaient sur des calques des aquarelles, alors chaque gravure aurait dû avoir exactement les mêmes dimensions que son équivalent à l’aquarelle.
Cette preuve, concluait Gingerich, suggérait « fortement » que les aquarelles de la copie de Lan étaient des faux. Le Journal of Galilean Studies s’adresse à un public restreint, et Gingerich voulait vraiment aider Wilding à défendre son idée dans le Renaissance Quarterly, qui est beaucoup plus lu. Gingerich l’a mis sur la piste de trois copies suspectes du Le Operazioni del Compasso Geometrico e Militare de Galilée, une étude sur le compas, qui avaient fait leur apparition sur le marché à l’époque où les deux Italiens avaient vendu à Lan l’exemplaire du Sidereus Nuncius. Le Compasso avait été publié en 1606. Seules soixante copies avaient été imprimées, et il en existait encore peut-être vingt-cinq. En 2008, Christie’s en avait vendu une pour un demi-million de dollars.
Dans un rapport confidentiel au collectionneur de la Côte Est, il avait écrit : « Ces copies sont des faux. »
Entre la fin de 2005 et le début de l’année 2006, Gingerich avait examiné les trois copies du Compasso, l’une d’elle ayant été acquise par Lan, et avait remarqué plusieurs bizarreries. Le texte « mordait » trop profondément dans le papier, suggérant par là une méthode d’impression anachronique, et les filigranes ne correspondaient pas à ceux des autres copies authentifiées. Il a partagé ses doutes avec Lan, mais à la demande de ce dernier, il n’a pas publié ses observations. Plus tard en 2006, Frank Mowery, le conservateur en chef de la Folger Shakespeare Library, à Washington D.C., a inspecté deux des copies suspectes du Compasso pour le compte d’un collectionneur de la Côte Est. Mowery s’était rendu à la Bibliothèque du Congrès et avait placé les livres à côté d’un original du Compasso.
Sur les copies suspectes, les caractères n’était pas « aussi mordants et incisifs », avait-il dit ; et les empreintes laissées par les mailles de la toile sur lesquelles la pulpe avait séché n’étaient « pas aussi lisses et régulières ». Mowery avait aussi remarqué une étrange erreur d’impression qui divisait horizontalement deux mots – dal mio – et faisait que la moitié supérieure des lettres reposait bizarrement sur la moitié basse, comme des plaques tectoniques en friction. « C’est impossible avec la typographie », m’a assuré Mowery. Il s’est alors demandé si quelqu’un avait pu composer les pages à l’aide de plaques de polymère – une sorte de film négatif qui durcit lorsqu’il est exposé à la lumière ultraviolette.
Dans un rapport confidentiel au collectionneur de la Côte Est, il avait écrit : « Ces copies sont des faux. » Le collectionneur, comme Lan, n’avait pas désiré rendre l’annonce publique. Wilding songeait que les similitudes entre les copies du Compasso et l’exemplaire du Sidereus Nuncius de Lan pourraient avoir des conséquences « potentiellement dévastatrices », et ses soupçons ont grandi encore davantage lorsqu’il a découvert que les livres remontaient tous jusqu’à Marino Massimo De Caro – l’un des Italiens qui avait rendu visite à Gingerich en compagnie de Lan. Wilding a appris que De Caro s’était immiscé dans le monde des livres rares de manière fortuite, s’était étroitement lié à Lan, et parvenait à obtenir des livres que personne d’autre n’arrivait à trouver. De Caro se vantait d’avoir eu accès à d’obscures collections en Afrique du Sud. Wilding a tenté de le localiser, mais il a découvert que De Caro avait quitté les affaires.
Wilding a partagé quelques-unes de ses découvertes avec Bredekamp, qui était furieux d’être remis en question. « Je me demande combien de fois vous avez eu l’occasion de voir le livre dans la boutique de Richard Lan ? » lui avait écrit Bredekamp. « Écrire sur l’authenticité d’un ouvrage sans avoir scrupuleusement étudié l’original est un suicide méthodologique. » Il affirmait que « douter de l’authenticité » de la copie de Lan était « stupide ». Si le livre était un faux, alors « l’histoire des sciences pouvait refermer ses portes ».
En mars 2012, Wilding a envoyé une critique revue et corrigée au Renaissance Quarterly. Il y écrivait que « Galileo’s O » donnait parfois l’impression d’être le « rapport médico-légal d’une scène de crime », et que l’un des contributeurs, un documentaliste de Princeton appelé Paul Needham, « nous rappelle gentiment que de nombreuses personnes étaient impliquées dans la confection d’un livre du début de l’époque moderne ». Certains d’entre eux, ajoutait Wilding, « pourraient bien être toujours en activité ».
L’homme de Vérone
Un matin de septembre, je remontais le long d’un chemin de gravier qui traversait un verger d’oliviers et de pêchers, aux abords de Vérone. Je suis arrivé à hauteur d’un portail en acier auprès duquel un interphone indiquait : « De Caro ». De Caro m’attendait. Nous avions échangé des lettres durant l’été, et il m’avait écrit que « pour la première fois » il serait « ravi de lever le voile » sur certains détails de sa vie « à une personne réellement intéressée par le fait d’étudier ma personnalité en profondeur ».
J’ai pressé la sonnette, et deux bergers allemands ont bondi hors de la villa de trois étages, aboyant et dérapant sur le gravier en s’appuyant sur la grille. De Caro est sorti et il a calmé les chiens, Paco et Ria. « Je les considère comme mes enfants », m’a-t-il confié. Il portait des pantalons kaki et une chemise bleu ciel à monogramme, ouverte sur son cou et lâche sur ses pantalons, dont il avait remonté les manches par-dessus les coudes. De Caro est un homme grand et costaud, et il paraît plus que ses quarante ans : ses cheveux sont gris, ses lobes d’oreille sont larges, et ses yeux bleus sont cerclés de grandes cernes.
Nous nous sommes serrés les mains et il m’a emmené à sa suite à l’intérieur de la villa, qu’il partage avec sa femme, Rossella, une ancienne professeure de tango qui travaille pour le gouvernement italien. Nous sommes passés par une cave à vin et à fromage, puis nous sommes montés au troisième étage, où nous avons pris place sur des chaises en toile de lin. Paco et Ria se sont couchés à nos pieds. L’espace était frais et lumineux, surmonté par un plafond voûté, des poutres nues et de grandes fenêtres ouvertes. La vue donnait sur les clochers et les toits en tuiles rouges de Vérone. Un vieux télescope reposait dans un coin de la pièce, et sur les murs se trouvait un petit portrait de Galilée et une énorme toile à la peinture à l’huile du pape Urbain VIII, qui avait supervisé le procès de Galilée pour hérésie.
« J’adore Galilée, sa façon de penser », a dit De Caro. Sa fascination pour le scientifique avait débuté durant sa jeunesse, à Orvieto. Comme la plupart des adolescents, De Caro chérissait la rébellion, et idolâtrait ainsi Galilée, une intelligence indomptable qui traitait ses critiques de « pygmées mentaux ». Avant ses 20 ans, De Caro avait lu les quatre mille deux cent lettres conservées de l’astronome. (La mère de De Caro, Lucia Motti, m’a confié que : « Massimo a toujours eu une grande admiration pour Galilée, pas seulement comme scientifique, mais aussi comme personne »). Les parents de De Caro étaient engagés à gauche, et il est entré très jeune en politique, remportant un siège à la municipalité d’Orvieto à l’âge de 22 ans.
« Si vous n’entendiez que sa voix, vous pouviez croire que c’était un maire de 60 ans », se rappelle Stefano Talamoni, le président du conseil à cette époque. De Caro avait étudié le droit à l’Université de Sienne, mais il avait abandonné avant d’avoir obtenu son diplôme. En décembre 1998, il a déménagé à Vérone, où il travaillait comme directeur des communications à l’office des pensions de la ville. Pendant son temps libre, il traînait dans les boutiques de livres anciens, comme le faisait aussi un jeune collectionneur du nom d’Antonello Privitera, qui a enseigné à De Caro certaines ficelles du métier.
De Caro, disait Privitera, avait une « grande aisance sociale » et il avait un don pour gagner la confiance d’autrui. (Il y a quelques années, il a poursuivi De Caro en justice, en plaidant qu’il lui devait de l’argent pour des livres. De Caro n’a remboursé qu’une partie de ses dettes.)
En 1999, De Caro a commencé à se rendre dans des foires du livre partout en Europe, achetant des ouvrages, de vieux télescopes et d’autres instruments d’astronomie. Lors d’une foire à Milan, il a fait la connaissance de Daniel Pastore, un marchand de livres argentin. Pastore a encouragé De Caro à venir lui rendre visite dans sa boutique, Imago Mundi, à Buenos Aires. Très vite, De Caro passait une semaine par mois en Argentine. Imago Mundi était un lieu de rencontre pour collectionneurs.
Selon De Caro, il y aurait aperçu un jour le cardinal Jorge Mejía, passant entre les étagères. Mejía, un Argentin vivant en Italie, était le responsable de la Bibliothèque du Vatican et de ses archives secrètes. De Caro s’est lié d’amitié avec lui, et les deux hommes ont commencé à avoir de longues discussions sur la foi. Et finalement, Mejía lui a donné accès au catalogue de la Bibliothèque du Vatican – un rare privilège.
Le 12 février 2003, De Caro et Mejía ont procédé à un échange inhabituel. De Caro a fourni à la bibliothèque seize incunables – des livres imprimés avant 1501 – et trois manuscrits du XVe siècle, d’une valeur approximative de cent mille dollars. En retour, De Caro a reçu six livres estimés à plus d’un million de dollars, parmi lesquels trois ouvrages de Galilée qui avaient appartenu à des proches du pape Urbain VIII. Le Vatican avait d’autres copies des textes de Galilée, et cherchait à étoffer sa collection d’incunables. (De Caro a justifié cet échange apparemment inéquitable de la manière suivante : « Si vous êtes à Vérone, quelle est la valeur de l’eau ? Un centime. Mais dans le désert, vous pourriez payer un million de dollars »). Le secrétaire du pape avait autorisé l’échange, mais certains membres de la bibliothèque trouvaient la transaction peu avisée ; l’un d’entre eux m’a confié qu’il n’y voyait aucune logique.
Au printemps 2003, les subordonnés de Mejía sont intervenus afin d’empêcher un second échange entre la bibliothèque et De Caro. En 2005, De Caro a participé à la foire aux livres de Milan avec Filippo Rotundo, le marchand italien, et Daniel Pastore, l’Argentin. Un commissaire de l’héritage culturel avait alerté les carabinieri que ces hommes exposaient une copie du Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna, une œuvre publiée en 1499 et renommée pour ses complexes gravures sur bois. La copie s’était auparavant trouvée au Trivulziana, une bibliothèque privée de la ville. La police avait prévenu les marchands du livre qu’ils comptaient enquêter sur sa provenance.
Deux jours plus tard, les carabinieri sont revenus au stand : le Poliphili avait disparu. Lors d’interrogatoires séparés avec la police, De Caro, Rotundo et Pastore, se sont accusés mutuellement. N’arrivant pas à mettre la main sur le livre, l’affaire fut abandonnée. (Un collectionneur d’Europe du Nord m’a récemment avoué qu’il avait acheté le Poliphili à Rotundo, peu après la foire).
De Caro commençait à croire que Lan lui achèterait n’importe quoi.
Malgré ces incidents, De Caro s’infiltrait sur le marché du livre ancien sans rencontrer d’obstacles, et il acquérait un livre d‘exception après l’autre. Il est possible que son client le plus important ait été Richard Lan. « Il payait cher pour les livres, m’a raconté De Caro, et il avait les clients les plus réputés du monde. » En 2004, Lan a payé deux cent quarante mille dollars pour deux des livres du Vatican – des premières éditions du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde et de L’Essayeur – ainsi que pour une copie datée de 1611 du Réfraction de Kepler.
À cette époque, Lan a aussi payé à De Caro la somme de cinq cent mille dollars pour une copie de la lettre que Christophe Colomb avait envoyée à Ferdinand et Isabelle en 1493, annonçant la découverte du Nouveau Monde. De Caro commençait à croire que Lan lui achèterait n’importe quoi.
Les Girolamini
Le 9 juin 2005, on inaugurait la foire du livre d’Olympia, à Londres. Une fois de plus, De Caro travaillait avec Rotundo et Pastore. Sur leur stand, un Compasso était exposé dans un caisson en verre. Rick Watson, de Londres, et Paolo Pampaloni, un marchand de Florence, s’étaient arrêtés pour l’examiner. « Quelque chose clochait, m’a raconté Pampaloni. J’ai tourné les pages. Normalement, elles chantent. J’ai l’oreille pour ça. Mais là, il y avait une raideur dans le papier. » Watson partageait les réserves de Pampaloni, mais ne pouvait dire ce qui ne tournait pas rond.
Alors que le spectre de la contrefaçon hante chaque transaction du monde de l’art, les faux n’étaient pas vraiment un problème pour les marchands de livres anciens. Il y avait eu un cas exceptionnel dans les années 1980, lorsqu’un habitant de Salt Lake City avait contrefait plusieurs manuscrits écrits à la main, et les avait vendus comme les écrits « perdus » des Mormons à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Mais les exemples de compositions frauduleuses étaient en général isolés et le fait d’amateurs. Personne, d’après ce qu’en savait Watson, n’avait réussi à reproduire de manière aboutie la typographie complète d’un livre.
Afin d’imiter le processus de création d’un livre du XVIIe siècle, un faussaire devait découper des « caractères » – de petites pièces en plomb – pour chaque lettre et signe de ponctuation, en plus de graver des blocs de bois pour les lettres capitales qui servaient d’ornements. Tous ces éléments devraient correspondre à ceux utilisés par l’éditeur d’origine. Ensuite, en arrangeant la typographie, le faussaire devait s’assurer que l’espace entre les lettres suivait de manière précise celle du livre original – et cela pour des dizaines, voire des centaines de pages. Qui se lancerait dans une telle entreprise compte tenu des risques de commettre des erreurs, en sachant que le produit ne rapporterait que quelques centaines de milliers de dollars ? Une seule toile contrefaite pouvait se vendre des millions.
Bien que Watson savait qu’il n’existait pas de contrefaçon d’un livre du XVIIe siècle, il ne pouvait se débarrasser de ses doutes. Il craignait que De Caro, un nouveau venu dans les affaires, ne se soit fait avoir. Il l’a pris en aparté pour lui exposer ses craintes. « Sa stupéfaction et son étonnement paraissaient sincères », se rappelle Watson. Mais le lendemain, le Compasso était vendu à un négociant de Boston. Peu après cet épisode, De Caro et Rotundo se sont rendus à New York pour y revoir Lan, dans sa boutique du centre-ville. Ils lui avaient dit qu’ils devaient l’entretenir d’une importante affaire. Rotundo, un personnage à lunettes âgé de 41 ans, pressait Lan de s’asseoir. De Caro a alors placé devant lui la copie décorée d’aquarelles du Sidereus Nuncius. Lan pouvait difficilement contenir son excitation. Il m’a confié qu’il considérait la copie comme pouvant « potentiellement changer la donne », et qu’elle pourrait répondre « à beaucoup de questions, à de nombreuses inconnues ».
Alors que Pavlovsky distrayait le prêtre, De Caro et Delsalle se sont emparés de copies de La Divine comédie de Dante et du Compasso de Galilée.
Apres la vente du Sidereus Nuncius, De Caro a commencé à prendre ses aises dans le monde du livre. En Argentine, il a rencontré un collectionneur de livres américain qui travaillait pour un milliardaire Russe, Viktor Vekselberg. Apres s’être assuré du soutien de Vekselberg, il s’est fait embaucher pour coordonner les relations gouvernementales et publiques d’Avelar, une entreprise énergétique qui appartenait à Vekselberg. L’ingéniosité de De Caro l’a considérablement aidé à réussir dans le secteur de l’énergie, jusqu’à être nommé vice-président exécutif d’Avelar. Les gouvernements jouaient des coudes pour attirer son attention : la République Démocratique du Congo lui a demandé d’être un consul honoraire, et les autorités argentines lui ont attribué un garde du corps et une voiture blindée. Il a même eu l’occasion d’assister à une réunion entre Vekselberg et Vladimir Poutine.
Son travail l’avait assez enrichi pour lui permettre de s’offrir un ranch de vingt-cinq hectares aux portes de Buenos Aires. Mais en 2009, il a été licencié après une dispute avec l’un des adjoints de Vekselberg. Marcello Dell’Utri, un sénateur italien qui collectionnait des livres anciens, a offert son aide à De Caro pour qu’il décroche un poste de fonctionnaire. En mai 2011, De Caro est entré au ministère de la Culture en qualité de conseiller. (Dell’Utri a été reconnu coupable d’entretenir des liens avec la mafia.) L’une des nouvelles missions de De Caro consistait à dresser le bilan des bibliothèques historiques à travers toute l’Italie.
Il s’est bientôt rendu en visite à Montecassino, une abbaye du VIe siècle située au sud-est de Rome, accompagné de Viktoria Pavlovsky, sa jeune assistante, et de son vieil ami Stéphane Delsalle. De Caro, qui aimait à dire qu’il était « toujours prêt à saisir une opportunité », portait une sacoche d’ordinateur portable vide à l’épaule. De Caro, Pavlovsky et Delsalle se sont présentés à un prêtre et ont demandé à visiter la propriété. Alors que Pavlovsky distrayait le prêtre, De Caro et Delsalle se sont dirigés vers les étagères, ont posé des échelles pour atteindre les niveaux supérieurs, et se sont emparés entre autres de copies de La Divine comédie de Dante et du Compasso de Galilée. De Caro glissait les livres dans son sac. Puis il a remplacé le Compasso par une contrefaçon, qu’il avait créée à l’aide de plaques en polymères – ce qui lui servirait de modèle pour d’autres projets plus sophistiqués. Peu de temps après le vol, il a vendu le Dante pour huit mille euros… mais il a conservé l’exemplaire du Compasso.
Une bibliothèque captivait toute l’attention de De Caro : celle des Girolamini, à Naples. Fondée en 1586, elle était à présent complètement désorganisée et couverte de suie. Malgré cela, on pouvait deviner sa beauté originale grâce aux fresques ornant ses plafonds, à ses lanterneaux et à ses imposantes colonnes.
Au printemps 2011, De Caro s’est entretenu avec le prêtre en charge de l’endroit – qui comprenait également une cathédrale et un monastère – à propos de la rénovation de la bibliothèque. Au mois de juin de la même année, De Caro a été nommé directeur de la bibliothèque. Au lendemain de sa prise de fonction, il a ordonné au personnel de désactiver le système d’alarme de nuit.
Le 28 mars 2012, à 9 heures du matin, le professeur Tomaso Montanari a frappé à la porte de la bibliothèque. Montanari enseignait l’histoire de l’art à l’Université de Naples Federico II, et il écrivait de temps à autre pour Il Fatto Quotidiano, un quotidien de gauche. L’un de ses étudiants de troisième cycle avait demandé l’accès aux archives des Girolamini, et Montanari l’accompagnait en partie parce qu’il avait eu vent de malfaisances ayant cours à la bibliothèque, et qu’il voulait en avoir le cœur net. Un prêtre a laissé entrer Montanari et l’étudiant. Dans le salon principal, ils ont trouvé De Caro, vêtu d’un survêtement gris, ses pieds posés sur un bureau. Il s’est excusé pour le triste état dans lequel se trouvait la bibliothèque et pour son accoutrement. Les Girolamini étaient en rénovation, a-t-il dit, et il était resté travailler tard.
Pendant que De Caro parlait, Montanari regardait autours de lui. La bibliothèque ressemblait à un dépotoir. Des livres vieux de plus de quatre siècles étaient éparpillés sur des tables et empilés sur le sol ; des canettes de soda vides jonchaient les étagères. Un berger allemand se promenait librement. « Il est rare de croiser ce genre de créature dans une bibliothèque historique », m’a dit Montanari. Apres une brève conversation, Montanari et son étudiant ont demandé à avoir accès aux archives. Ils ont croisé sur le chemin un bibliothécaire et lui ont demandé si tout allait bien. Montanari m’a dit que l’homme avait regardé par-dessus ses deux épaules avant de lui chuchoter : « C’est terrible, le directeur est un criminel. » Le bibliothécaire lui a fait la confidence qu’après la nomination de De Caro au poste de directeur, celui-ci avait fait venir des gens qu’il connaissait du temps où il travaillait pour les Russes.
La nuit, la bande de De Caro mettait les livres dans des valises et les chargeaient dans des camionnettes. Montanari a écrit un article décrivant la situation des Girolamini. Il n’y accusait pas directement De Caro de vol, mais il mentionnait des témoignages des vols et écrivait qu’engager De Caro était comme « engager un incendiaire pour surveiller une forêt ». Le jour où l’article a été publié, De Caro a appelé Montanari. « Pourquoi écrivez-vous de telles choses à mon propos ? Je suis un héros, je suis en train de sauver la bibliothèque », a-t-il dit, selon Montanari. De Caro l’a menacé de poursuites en justice, en soulignant le fait qu’il était défendu par le même cabinet d’avocats que celui de Silvio Berlusconi. Il prévenait Montanari que sa carrière était en danger. « C’était très mafieux », m’a dit Montanari. (De Caro admet avoir l’avoir appelé, mais dément toute menace.)
Eurêka
Giovanni Melillo, un procureur de Naples, a ouvert une enquête. La ligne téléphonique de De Caro a été mise sur écoute : Melillo a ainsi appris que De Caro cachait des piles de livres dans sa maison, dans un garde-meuble à Vérone, et dans la cave d’une tante complice. D’autres volumes dérobés étaient conservés chez de grands négociants italiens. Plus extraordinaire encore, De Caro planifiait de faire disparaître plus de quatre cent cinquante livres lors d’une vente aux enchères le 9 mai à Munich.
Dans sa villa près de Vérone, De Caro m’a dit que certains livres envoyés à Munich étaient issus de sa propre collection et que d’autres provenaient de la bibliothèque principale des Girolamini, ou de la bibliothèque du monastère des prêtres. Avant que les livres ne soient envoyés en Allemagne, les signes d’appartenance à la bibliothèque étaient effacés. La société de vente aux enchères Zisska & Schauer avait payé une émissaire de De Caro neuf cent mille dollars pour l’acquisition des livres. De Caro espérait recevoir un million de plus après les enchères.
« Je suis un grand lecteur de Dostoïevski. » — Massimo Marino De Caro
Début mai, les hommes de Melillo saisissaient presque deux mille livres, après des recherches coordonnées partout en Italie. (De Caro m’a dit qu’il n’envisageait de voler que les livres qui sont partis en Allemagne ; le reste avait été déplacé temporairement, le temps du nettoyage des Girolamini). Les autorités allemandes arrêtaient les ventes à Zisska & Schauer, et plus tard arrêtaient le directeur général de l’entreprise, Herbert Schauer ; il a été extradé en Italie. La société de vente aux enchères affirmait que De Caro avait présenté les livres comme ayant appartenu a un propriétaire privé en Italie. Deux semaines après les événements de Munich, trois voitures chargées de policiers italiens ont débarqué chez De Caro à 6 h 30 du matin pour lui passer les menottes. Il a été emmené à Naples, et mis en détention dans une petite cellule, avec d’autres prisonniers.
Pendant plus de deux mois, De Caro a refusé de coopérer. Selon les documents de la cour, il fournissait « de façon éhontée, des informations invraisemblables et fausses ». Mais lors de conversations avec ses parents – particulièrement son père, qui lui rendait visite régulièrement –, il commençait à avoir des remords. « Je suis un grand lecteur de Dostoïevski », m’a-t-il dit. Le 2 aout 2012, De Caro a commencé à confesser ses crimes auprès de Melillo. « C’était une manière d’expurger mon âme. »
Il expliquait comment il avait volé les Girolamini, et confessait qu’il avait volé des livres dans d’autres bibliothèques – une à Naples, deux à Florence, une à Padoue, une à Montecassino, et une à Rome. Melillo a dit au juge que les déclarations de De Caro « correspondaient parfaitement aux preuves indirectes » récoltées par les inspecteurs. De Caro a même admis avoir façonné cinq copies du Sidereus Nuncius et cinq autres du Compasso. (Juste avant d’être arrêté, m’a-t-il avoué, il avait brûlé deux faux dans sa cheminée, dans une tentative désespérée d’effacer des traces.) Mais Melillo, apparemment satisfait des confessions de De Caro, n’a pas demandé plus de détails.
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Entre-temps, Nick Wilding, le spécialiste de l’Université d’État de Géorgie, s’efforçait de prouver que la copie du Sidereus Nuncius de Lan était un faux. Chaque fois qu’il repérait une nouvelle idiosyncrasie – comme le fait d’utiliser des demi-pages au lieu de pages complètes, comme c’était le cas de toutes les autres copies connues de 1610 –, il buttait contre l’hypothèse prédominante que ce livre était une épreuve. Il était supposé être unique. Puis Wilding a obtenu un catalogue Sotheby’s de 2005 qui comprenait une autre copie du Sidereus Nuncius – celle-là aussi venait de De Caro. Le livre n’a pas été vendu. Wilding a examiné la page de couverture, dont l’image figurait dans le catalogue. « C’était mon instant “eurêka” », plaisante-t-il. Il a été instantanément convaincu que les deux livres, la copie de Lan et celle de Sotheby’s, étaient des contrefaçons modernes.
Wilding avait remarqué auparavant le mot « pepiodis » sur la page de titre de la copie de Lan. Pepiodis n’est pas un mot latin. Toutes les autres copies du Sidereus Nuncius portaient le mot periodis, qui signifie « phases ». En regardant l’image dans le catalogue, il a remarqué que la coquille « pepiodis » apparaissait aussi dans la copie de Sotheby’s. En outre, dans les deux copies, le second « p » et le premier « i » de pepiodis se touchaient : les lettres « p » et « i » ne forment normalement jamais de ligature. Il a partagé ses découvertes avec Paul Needham, le documentaliste de Princeton qui avait contribué à « Galileo’s O », incitant ce dernier à prendre un train pour Manhattan afin d’examiner la copie de Lan une fois de plus. Wilding lui a demandé de se concentrer sur un détail particulier.
En 1610, lorsqu’un imprimeur mettait de l’encre sur ses caractères en plomb, il arrivait occasionnellement que l’encre coulât dans des fissures le long des bords des caractères, ce qui provoquait, lors de l’impression, des taches et de légères lignes le long des « épaules » de la page. Ce genre de traces n’étaient pas visibles dans la profondeur des typographies. Mais si quelqu’un utilisait une image en haute-résolution de la page originale afin de réaliser des plaques en polymère, le polymère ferait apparaître les traces noires avec la même profondeur que celle du texte. Needham a emprunté le Sidereus Nuncius à la boutique de Lan et l’a emmené à l’Université de Columbia, qui détenait une copie originale avérée. Sur la copie de Lan, des traces d’encre artificielles apparaissaient immédiatement. « Une fois qu’on a tiré sur un bout, le reste a suivi », m’a dit Needham.
Sur la copie de Lan, les lettres « étaient moins saillantes et plus floues ». Les « gouttières » – ces espaces blancs qui séparent deux colonnes de texte sur des pages opposées – différaient souvent de celles de la copie de Columbia. Ce soir-là, Needham a envoyé un e-mail à Wilding, affirmant que la copie de Lan était « une contrefaçon totale ». Onze jours plus tard, le 11 juin 2012, Wilding annonçait sa découverte sur ExLibris, un forum de discussion en ligne utilisé par les marchands, collectionneurs et libraires de livres anciens. Il soulignait le fait que « tous ces textes convergeaient apparemment vers Marino Massimo De Caro, qui est en ce moment en état d’arrestation pour des vols de livres massifs de la Bibliothèque des Girolamini, à Naples ». Le jour suivant, Needham s’est rendu sur ExLibris et a tourné le dos aux conclusions émises dans « Galileo’s O », publiant simplement : « J’avais tort. »
Horst Bredekamp, a envoyé un e-mail à Wilding en lui disant se sentir « extrêmement offensé » par ses insinuations. « Lundi, j’ai parlé à Irene Brückle, de Stuttgart, une spécialiste mondiale des papiers historiques. Elle m’a affirmé que le papier était vieux et que le livre ne pouvait être un faux. »
J’ai récemment parlé à Bredekamp au téléphone, et il était plus enclin à se remettre en question. « Nous sommes allés un pont trop loin », a-t-il dit de son livre. Il comparait l’erreur commise par son équipe à celle « d’un chirurgien prenant une décision fatale ». Voir ses recherches tomber en lambeaux avait été pour lui un « cauchemar sans fin ». En octobre dernier, Bredekamp a réuni ses chercheurs à Berlin. En utilisant certaines des techniques médico-légales auxquelles ils avaient fait appel la fois précédente, ils ont examiné de près le Sidereus Nuncius de Lan, dans le but de disséquer la falsification. L’un des participants a dit avoir trouvé l’exercice stimulant. « Vous en arrivez à oublier que tout ce que vous trouvez est une preuve que ce que vous aviez dit auparavant était faux », ajoute-t-il.
Un autre chercheur a découvert des peluches de coton dans la texture du papier, ce qui aurait présupposé l’utilisation d’une égreneuse, instrument qui n’existait pas avant 1793. Bredekamp a annoncé publier les résultats des analyses de son équipe dans le courant de l’année 2014. Bredekamp a dit de De Caro : « Pour parler en termes freudiens, je pense que c’est un individu qui a dû être rejeté par le monde académique, et qui s’est mis à jouer un jeu satanique avec lui. Les bons faussaires sont des joueurs, et ils ont en eux cet étrange désir de rivaliser avec les spécialistes. » Je lui ai demandé si lui ou son groupe d’experts parviendraient à remonter le processus de conception du livre. Savaient-ils comment De Caro l’avait créé ? Non, a-t-il dit. « C’est un chef-d’œuvre. »
Les secrets du maître
En mars 2013, le cas de la Bibliothèque des Girolamini a été porté devant les tribunaux. De Caro a été reconnu coupable, et condamné à sept ans de réclusion pour détournement. Il est resté incarcéré jusqu’au début du mois d’août, avant qu’un juge n’accepte qu’il purge le reste de sa peine à domicile. Les confessions de De Caro, que les documents de la cour décrivent comme « fiables », ont apparemment permis « la vérification de délits additionnels qui auraient été très difficile a démasquer sans ses dépositions », et cette aide considérable a nettement influencé la décision du juge. Cependant, ce dernier a déclaré que De Caro pouvait être tenu responsable de dégâts faits aux Girolamini s’élevant à plusieurs millions d’euros.
En plus de subtiliser au moins deux mille livres – dont certains n’ont pas été restitués –, il avait intentionnellement laissé le livret des comptes de la bibliothèque dans un état chaotique. Le juge a ordonné la saisie des biens de De Caro : ses comptes bancaires, ses deux BMW et sa villa, achetée en 2009 pour 1,25 millions d’euros. Plus récemment, il a été amené à renoncer à certains meubles, œuvres d’art, livres anciens, que la cour a estimé valoir environ deux cent mille euros. Lorsque je me suis montré admiratif devant le portrait du pape Urbain VIII, il a soupiré. « Je ne pense pas que ces choses soient encore à moi, a-t-il dit. C’est comme louer un appartement meublé. » Cependant, De Caro vit toujours dans un cocon luxueux. Rien ne lui sera enlevé avant la fin d’un second jugement – qui se focalisera sur les accusations de conspiration et de pillage –, et après que toutes les chances d’appel aient été épuisées. Le procès pourrait durer des années.
Cependant, les conditions de sa détention sont strictes : il ne peut quitter la propriété, les visiteurs doivent être approuvés à l’avance, et il lui est interdit d’appeler par téléphone ou d’envoyer des e-mails sans une autorisation préalable – ne lui laissant ainsi aucune chance de retourner aux affaires. Ses parents ne sont pas autorisés à lui rendre visite. J’ai passé trois jours avec De Caro. Sa femme et son avocat rôdaient dans les parages le premier jour, lui conseillant la retenue. Mais ensuite, l’avocat s’en est allé à Milan, et chaque matin, Rossella partait au travail, laissant De Caro seul avec moi. La vanité est une force incroyable. À un moment de la conversation, De Caro s’est comparé aux lauréats du prix Nobel. Lorsque je lui ai demandé comment il avait contrefait le Sidereus Nuncius et réalisé les aquarelles, il m’a répondu : « Je veux vous raconter toute l’histoire, puis-je vous faire confiance ? »
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« OK », a-t-il commencé en prenant une longue respiration. « Je voulais faire une blague. » De Caro, lui qui avait abandonné ses études, a gardé une rancune impérieuse contre ceux qui avaient passé des années à étudier dans les bibliothèques. Il avait gagné ses galons académiques d’une autre manière. En septembre 2004, il a fait don de quatre livres de Galilée et d’un fragment de météorite du Sahara – qu’il avait acquis dans une exposition de minéraux – à l’Université Abierta Interamericana, une institution privée de Buenos Aires. En reconnaissance de cette « inestimable contribution », l’université lui avait décerné le titre de professeur. À partir de ce moment-là, De Caro se présentait toujours en tant que « professeur ».
En 2006, il a participé à un débat à l’Université Fordham intitulé « Galileo Galilei : intuition, science, texte ». L’année suivante, il a publié à compte d’auteur une biographie et une bibliographie de Galilée en deux volumes, qu’il avait appelés « Galileo Galilei : ses idées, son monde, la collection ». Christie’s a ajouté le livre à sa littérature de référence, mais aucun grand magazine n’en a fait la critique. William Shea, l’expert de Galilée basé à Zurich, a dit que la biographie n’était qu’un plagiat éhonté. Il comparait le livre à « un travail d’étudiant sans la moindre citation – du genre que les étudiants américains pompent à partir d’Internet ».
De Caro, dans la section bibliographique, a dressé une liste de toutes les éditions du Sidereus Nuncius, imprimées entre 1610 et 1683. Il a délibérément mentionné les trente copies de la première édition que l’imprimeur vénitien avait envoyées à Galilée sans les gravures de la Lune – celles avec une page entière et trois demi-pages laissées vierges –, et il faisait référence à une lettre que Galilée avait écrite à un agent des Médicis, en mars 1619, dans laquelle il mentionnait les copies partiellement vierges.
De Caro avait décidé d’embellir ce fait historique et de se jouer des experts mondiaux de Galilée. « Je voulais utiliser la philosophie de Galilée contre eux », m’a-t-il révélé. En 2003, a-t-il ajouté, il a eu l’idée de contrefaire le Sidereus Nuncius. Au fil des ans, il avait rendu visite à des usines de production de papier à travers toute l’Italie, apprenant des artisans comment recréer les filigranes du XVIIe siècle et d’autres éléments d’époque. Il a emporté avec lui ce savoir à Buenos Aires, dit-il, et il a sollicité l’aide de Daniel Pastore, d’Imago Mundi. Un artisan local a été engagé pour la création des feuilles de papier.
De Caro supervisait son travail, et finalement, ils sont parvenus à concevoir un papier qui paraissait authentique. Ils ont ensuite trouvé un imprimeur en ville, qui travaillait avec des plaques de polymère. De Caro lui a procuré des images numériques d’un Sidereus Nuncius qu’il prétendait avoir acheté à une veuve argentine, puis vendu à un marchand français. Avec l’aide de Nick Wilding, j’ai pu localiser une image scannée de la page de titre de la copie, qui apparaissait dans le catalogue 2005 du marchand français. Elle correspondait point d’encre par point d’encre à la page de titre de la copie de Lan.
Presser des feuilles de papier anciennes contre un scanner déforme légèrement le texte, et De Caro a dû « nettoyer » chaque page, en utilisant un logiciel de retouche d’image. Apres que l’imprimeur a fini les plaques de polymère, lui et De Caro y ont appliqué l’encre, et De Caro a laqué le papier avec un spray afin de l’empêcher de craquer, et l’encre de couler. (« C’était l’un de nos secrets », m’a-t-il confié.) Ils ont ensuite aligné une plaque contre une page, avant de presser ; après quelques secondes, ils ont enlevé la plaque. Le processus avait laissé des impressions légèrement plus profondes que celle des typographies du XVIIe siècle, mais De Caro pensait que l’effet était assez convaincant pour tromper un client peu vigilant.
Le faussaire a insisté sur le fait qu’il ne se rappelait pas du nom ou de l’adresse du papetier comme de l’imprimeur, me fournissant seulement les schémas de leur équipement respectif. Lorsque j’ai rencontré Pastore, cet été à Buenos Aires, il a nié toute implication dans la falsification et a accusé De Caro de se foutre de moi.
Après que j’ai révélé à Pastore le fait que De Caro l’avait impliqué dans l’affaire lors de sa confession auprès de Melillo, le procureur Italien, Pastore a répondu : « Mais bien sûr. J’ai aussi tué Kennedy ! JFK ? C’était moi. » Aucune charge n’a été officiellement retenue contre Pastore. De Caro avait décidé de créer plus qu’une simple contrefaçon. Il voulait ajouter quelque chose de neuf au canon de Galilée.
En pensant aux trente copies du Sidereus Nuncius que Galilée avait reçues sans gravures, De Caro a décidé de créer une œuvre « oubliée » : une copie dotée d’aquarelles uniques. « J’ai beaucoup étudié pour atteindre ce niveau », m’a-t-il expliqué. Il s’est acharné pour trouver la bonne encre : les encres du XVIIe siècle contenaient de grandes quantités d’acide. Un jour, alors qu’il flânait chez un antiquaire de Buenos Aires, il a remarqué plusieurs bouteilles d’encre de Chine. Selon De Caro, lui et Pastore, qui est titulaire d’un diplôme en pharmacologie, ont mis l’encre à l’épreuve et ont remarqué que son acidité était sensiblement plus élevée que celle des encres actuelles.
S’ils pouvaient « vieillir » l’encre de deux cents ans, ils obtiendraient ce dont ils avaient besoin. (Pastore a également nié avoir pris part à cela.) De Caro a confié la confection des aquarelles à un peintre de Buenos Aires – un « célèbre » restaurateur, m’a-t-il dit. (Il a ajouté dans un e-mail : « Je lui ai promis que je ne dirais jamais à personne ce qu’il avait fait. ») Un après-midi, il a retrouvé le peintre et Pastore à Imago Mundi, qui dispose d’une cuisine dans l’arrière-boutique, d’après lui. De Caro a expliqué qu’il voulait incorporer cinq aquarelles de la Lune, en prenant exemple sur la feuille de Florence ; il voulait aussi ajouter la signature de Galilée, en se basant sur le document d’abjuration de l’astronome, qui datait de 1633, sur lequel il avait écrit « Io Galileo Galilei Manu Propria », ou « Moi, Galileo Galilei, j’ai exécuté cela de ma propre main. »
Étant donné que le Manu Propria impliquait une calligraphie ornementale, De Caro a décidé de limiter les risques d’erreur et a choisi un « f » pour feci, ou « fit ceci ». Le peintre avait ensuite ouvert l’encre de Chine et s’était mis au travail. Puis De Caro a partagé une bouteille de vin rouge – un Masseto 1990, si ses souvenirs sont bons – et le peintre a tracé le contour des lunes en s’aidant du pied de son verre à vin. (Ce qui pourrait expliquer l’observation d’Owen Gingerich : toutes les aquarelles avaient les mêmes dimensions, 81 millimètres). L’encre mouillée paraissait noire sur la page, une fois les illustrations et la signature terminées.
Ensuite, De Caro a réglé le four de la cuisine sur 250°C. Il a disposé sur la grille inférieure un plat en Pyrex contenant de l’acide hydrochlorique, et, une par une, des demi-pages sur la grille supérieure. À cette température, a-t-il dit, « vingt minutes valent quatre siècles ». Les vapeurs de l’acide chlorhydrique imitaient les effets de l’oxydation, et donnaient à l’encre noire des tons de rouilles.
Dans chaque contrefaçon, il a inséré une ou deux petites erreurs, que « seul un véritable expert » pourrait débusquer.
Par la suite, a dit De Caro, il est retourné en Italie avec les pages, qu’il a présentées à Marcello De Stefanis, un relieur de Milan. (Récemment interrogé dans son magasin, ce dernier a refusé tout commentaire.) De Stefanis a relié le Sidereus Nuncius avec une reliure en vélin authentique datant du XVIIe siècle, et il a gaufré le bord des pages avec un motif de points. (De Caro, qui n’a plus vu la copie du Sidereus Nuncius depuis 2005, m’a récemment donné une description précise du motif.) Une semaine plus tard, une fois la glue séchée, De Caro récupérait le livre.
Enfin, De Caro m’a dit que lui et Filippo Rotundo, le marchand de livre italien, avaient ajouté un dernier détail : le sceau à motif de lynx de Cesi. Rotundo a démenti avoir collaboré avec De Caro et dit que ce dernier l’a dupé, comme il a dupé Richard Lan. Rotundo, qui coopère avec les procureurs italiens, m’a dit qu’il avait arrêté de travailler avec De Caro en 2006, après qu’il avait été clair pour lui que De Caro était impliqué dans un trafic de livres contrefaits. Rotundo a aussi insisté sur le fait qu’il n’a pas reçu d’argent pour le faux Sidereus Nuncius, bien qu’ « une lettre stipulant un accord », du magasin de Lan, indique que Rotundo et De Caro – les « vendeurs » – seraient payés cinq cent mille dollars en deux fois.
Et Rotundo a ajouté qu’il n’avait pas vendu l’Hypnerotomachia Poliphili à la foire aux livres de Milan, même si l’acheteur m’a confirmé qu’il l’avait acheté auprès de lui. Il y a deux mois, Rotundo, apparemment sorti indemne du scandale De Caro, a ouvert une galerie à Manhattan, PrPh Books, à neuf pâtés de maisons de la boutique de Lan.
Le Monstre
Lors du troisième jour que j’ai passé avec De Caro, il a disparu dans sa chambre pour en revenir avec un t-shirt blanc. « Tu veux surprendre tout le monde ? » m’a-t-il demandé. Au dos du t-shirt, il y avait le sceau de Cesi imprimé en grand. De Caro a indiqué l’endroit où le bord de l’ovale est coupé, tout près de la bouche du lynx. Il a ajouté que lorsqu’il avait contrefait le Sidereus Nuncius, il avait rejoint la ligne – et ajouté la coquille « pepiodis » sur la page de titre. « Si je n’avais pas fait cela, il aurait été impossible d’avérer que le livre était un faux », m’a-t-il dit. Dans chaque contrefaçon, il a inséré une ou deux petites erreurs, que « seul un véritable expert » pourrait débusquer. Quand j’ai dit à De Caro que Nick Wilding avait découvert les deux anomalies l’année dernière, il a paru triste, comme si cela annonçait qu’il avait perdu le contrôle de sa propre invention.
Durant toute l’année écoulée, Wilding a passé son temps à donner une conférence intitulée « Contrefaire la Lune, ou comment reconnaître un faux Galilée » dans des salles en Europe et aux États-Unis. Des collectionneurs venaient le voir avec des faux potentiels. L’an dernier, un conservateur de l’Université Brown lui a parlé d’un livret en langue espagnole sur Galilée qui se trouve à la bibliothèque de l’université. Lan avait vendu le livret à la bibliothèque après l’avoir acheté à De Caro. Il était supposé avoir été imprimé en 1650 à Lima, au Pérou. (Une copie authentifiée du texte se trouve à la bibliothèque nationale du Pérou.)
Avec l’aide de Wilding, le conservateur a réussi à confirmer que c’était une contrefaçon – Lan a depuis remboursé l’université. Wilding soupçonne De Caro d’avoir réalisé entre trois et cinq copies de chaque faux : « En faire moins n’aurait pas été viable économiquement, et en faire plus aurait envahi le marché et attiré l’attention sur son activité de faussaire. » En août, j’ai visité la bibliothèque de l’université à laquelle De Caro avait fait don des quatre livres de Galilée en échange d’un titre honorifique de professeur. Wilding m’avait dit quel type d’anomalies chercher. J’ai passé une heure à photographier, sous différents angles, deux des livres : une seconde édition du Compasso de 1640, et une seconde édition du Sidereus Nuncius imprimée à Francfort.
De retour à mon hôtel, j’ai envoyé les images à Wilding par e-mail. Il m’a répondu deux heures plus tard. Après avoir passé en revue différents clichés qui présentaient des signes clairs de décollements dus à l’encre, il m’a dit que le Sidereus Nuncius était probablement un faux. Une autre image révélait un nombre romain retouché, ajusté de telle manière que la date de publication du Compasso passait de 1649 à 1640. Les copies de troisième édition, datées de 1649, sont beaucoup moins rentables que les copies de seconde édition. Wilding avait conclu que le Compasso était « au mieux, altéré ». De Caro a refusé d’endosser la responsabilité des faux de la bibliothèque de Buenos Aires, du faux Galilée du Pérou, ou du Sidereus Nuncius qui était apparu dans le catalogue Sotheby’s en 2005. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il a montré une absolue candeur, disant : « Cela ne sert plus à rien de mentir. » Mais prendre un escroc au mot présente des risques.
Un seul homme savait quand la partie serait finie, et c’était De Caro. Assis avec lui, je me sentais comme un gardien lors d’une séance de tirs-aux-buts, essayant de deviner à chaque tir par où passerait le ballon. Certains mensonges étaient plus faciles à expliquer que d’autres. Je ne pouvais comprendre pourquoi il refusait d’admettre avoir touché de l’argent pour la copie du Sidereus Nuncius de Lan, jusqu’à ce qu’il me dise que faire une contrefaçon n’était pas illégal en soi, alors que vendre ou substituer des originaux par des articles contrefaits constituaient une violation de la loi.
Le fait qu’il affirme avoir prévu de rapporter beaucoup des livres volés aux Girolamini, cependant, m’a paru absurde. Et pourquoi avait-il reconnu la paternité de certains faux et pas d’autres ? Essayait-il de protéger sa réputation de faussaire de haut vol ? Les livres du Sotheby’s, de Buenos Aires et du Pérou étaient des faux de qualité inférieure, comparés au Sidereus Nuncius de Lan. « Écoutez, je ne suis pas stupide, a-t-il dit. Si j’avais vraiment voulu être méchant, je sais comment m’y prendre. Mais je voulais faire quelque chose de spécial. »
« J’ai fait quelque chose d’illégal, et je vais payer. Mais je veux seulement payer pour ce que j’ai fait. » — Massimo Marino De Caro
Durant les derniers six mois, les négociants m’ont successivement exprimé leur désarroi quant au commerce des livres anciens. Richard Lan m’a dit que les vols aux Girolamini et les contrefaçons de Galilée avaient « pris le marché par surprise ». Les conservateurs de la Bibliothèque du Congrès m’ont dit pour leur part qu’ils étaient particulièrement sur leurs gardes quant aux livres italiens, étant donné le fait que leur provenance pourrait être illégale. « Notre milieu fonctionne sur la base de la confiance, m’a expliqué Vincenzo Ferro, un marchand de Turin. Il y a cinq ans, il était impensable que quelqu’un puisse me demander : “D’où vient ce livre ?” Ç’aurait été considéré comme de l’impolitesse. » Maintenant, tout le monde demande.
« C’est infernal », a soupiré Ferro. Lan possède toujours le faux Sidereus Nuncius, et il dit qu’il compte poursuivre Filippo Rotundo en justice, espérant récupérer son argent. Le second procès de De Caro a débuté à Naples. S’il est condamné pour la destruction des Girolamini, il risque douze années de plus de réclusion. Pendant mon séjour dans la villa, il peaufinait sa stratégie de défense. « J’ai fait quelque chose d’illégal, et je vais payer. Mais je veux seulement payer pour ce que j’ai fait. » Il prétend que la bibliothèque de Naples était dans un état désastreux lorsqu’il a pris ses fonctions, et que la plupart des livres qu’il a essayés de vendre provenaient de la collection privée des prêtres et non de la bibliothèque publique. « Le problème, c’est que l’environnement à Naples ne m’a pas été favorable, a dit De Caro. Je suis monstrueux. »
Il a cité Oscar Wilde – « La pire besogne a toujours été accomplie avec les meilleures intentions » – et m’a dit qu’il avait volé les Girolamini afin de trouver l’agent nécessaire aux rénovations de la bibliothèque. « Je sais que c’est une manière insensée de faire les choses, mais je suis fou des livres, m’a-t-il expliqué. Lorsque je volais des livres, j’avais toujours une bonne raison. » Me sentant sceptique, il m’a décrit un épisode de 2003, lorsqu’il a pris trois volumes de la bibliothèque de Padoue, les a vendus pour trente-cinq mille euros, et a utilisé l’argent pour acheter à une boutique de livres locale une collection de manuscrits de Galileo Ferraris, un scientifique du XIXe siècle.
Ensuite – sans empocher quoi que ce soit au passage, d’après lui – il a fait don de la collection de Ferraris à ce qui est aujourd’hui connu comme le Musée Galilée, à Florence. Nous sommes allés dans son bureau, et il m’a montré une lettre du musée qui confirmait la donation. Il n’avait pas de documents pour les autres transactions. Pendant que nous étions dans son bureau, j’ai remarqué dans un cadre une copie de l’une des gravures lunaires du Sidereus Nuncius. Il y avait une phrase écrite en espagnol à la base – « Luna de Galileo, Scano 2005. » De Caro m’a dit que c’était l’écriture d’une femme, à Buenos Aires, qui avait réalisé la copie des gravures pour certains de ses faux Sidereus Nuncius.
Sur un autre mur était accrochée une photographie signée par Buzz Aldrin, qui marche sur la lune. Des dizaines de livres sur la Lune reposaient sur une étagère. « Je travaille maintenant sur une bibliographie des représentations de la lune, en commençant par Galilée, jusqu’à 1799 », m’a dit De Caro. Pour un homme risquant une longue détention, il ne manquait pas de projets. Il m’a confié que Franck Abagnale, l’escroc décrit dans le film de 2002 Arrête-moi si tu peux, était devenu une source d’inspiration pour lui. Abagnale avait fini par aider les autorités à attraper des contrefacteurs de chèques.
« Je veux faire pour les livres ce qu’il a fait pour les chèques, dit De Caro. Il pourrait être « le meilleur allié » du FBI : « Je peux trouver des livres volés. Je peux les aider à trouver les comptes anonymes, les comptes offshore de tous les négociants en livres. C’est un gros paquet d’argent. » Tout ce qu’il voulait en retour, disait-il, c’était un pourcentage sur l’argent saisi. L’après-midi de mon dernier jour passé à ses côtés, il m’a raccompagné le long du chemin de gravier. Paco et Ria couraient devant nous.
J’ai demandé à De Caro si le juge lui avait ordonné le port d’un bracelet électronique. Il a secoué la tête. « Je suis une personne qui aime respecter les règles, a-t-il dit. Même s’ils ne me surveillent pas, je ne sors pas, je ne parle pas au téléphone. Je respecte tout. » J’ai appuyé sur le bouton, la grille s’est ouverte et j’ai commencé à descendre la colline, portant sous mon bras l’étude pesante de De Caro sur Galilée, qu’il m’avait offerte en souvenir. Le livre portait une inscription : « Parce que la vérité ne peut pas mourir ! Merci d’avoir passé du temps avec moi. Le Monstre. » Il m’a fait ses adieux et il est retourné vers la villa, les chiens sur ses talons.
Traduit de l’anglais par Siavash Bakhtiar et Nicolas Prouillac d’après l’article « A Very Rare Book », paru dans le New Yorker. Couverture : Vue de Vérone et Bibliothèque des Girolamini. Création graphique par Ulyces.